Les Filles de la Lune . (Partie 2)

Les Filles de la Lune

Prologue

Lina (2015)

 

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Lorsque sa mère décida de partir vivre, dans une maison de retraite, Lina tenta de la convaincre de rester chez elle, mais elle comprit rapidement qu’elle ne gagnerait pas cette ultime bataille. Peu à peu, elle admit qu’à 85 ans on ne pouvait plus s’assumer seule, même lorsqu’on avait autant de volonté que sa mère. Sa vie personnelle était remplie d’obligations, et elle ne pouvait pas l’accueillir chez elle, faute de place et de temps pour s’occuper d’elle.

Elle courrait toute la journée, donnant des cours de dessins aux quatre coins de la ville, vivant dans un quartier trop agité, où sa mère ne serait pas tranquille. La laisser seule toute la journée était pire que de l’installer dans cet endroit impersonnel programmé pour qu’elle y finisse ses jours.

Alors, elle lâcha prise, elle accepta, non sans avoir essayé d’aller contre le courant en mettant en place une structure d’aide à domicile. Mais il ne fallut pas plus d’un mois, pour qu’elle constate que sa mère dépérissait, malgré la gentillesse des jeunes femmes qui venaient au quotidien lui faciliter les tâches. Contrairement à ce qu’elle croyait, compte tenu du caractère indépendant de sa mère, celle-ci s’adapta très rapidement à la vie en collectivité. Elle était rassurée de ne plus être seule, et occultait l’environnement proche, pour ne voir que les avantages de sa nouvelle situation.

Finalement, Lina fut soulagée de la voir de nouveau heureuse, et tentait de ne pas voir la déchéance physique et mentale des nouveaux voisins de sa mère. Tout était fait, pour que la vie les « résidents » soit agréable, et que leurs besoins physiques soient satisfaits. La compétence et l’humanité du personnel étaient remarquables, et Lina finit par comprendre que ce nouveau mode de vie était préférable pour sa mère. Elles choisirent ensemble, quelques petits meubles et objets qu’elle souhaitait garder et aménagèrent au mieux les quinze mètres carrés de sa nouvelle vie.

Il ne fallut que quelques semaines à sa mère pour s’adapter à son nouvel environnement, et elle ne tarda pas à demander à Lina de s’occuper de vider sa maison. Celle-ci savait que cette question se poserait tôt ou tard, mais elle n’avait aucune envie de s’en occuper. N’ayant aucune fratrie, elle avait toujours su que cette tâche lui incomberait, mais elle préférait ne pas y penser.

Elle avait relégué cette idée au fond de son cerveau, ne voulant pas démanteler le décor qui avait bercé son enfance. Lorsqu’elle retournait dans cette maison pour chercher quelques affaires demandées par sa mère, elle avait l’impression en entrant, qu’elle voyait encore son père assis dans ce fauteuil, en face de la double fenêtre, ou sa mère qui s’affairait dans la cuisine.

Mais ce matin-là, sa mère insista lourdement :

–         Ma fille, il faut que tu vides cette maison, et que tu donnes ou détruises tout ce qui ne peut pas te servir. Je ne me suis jamais décidée à donner les vieux vêtements de ton père, et je sais combien il te sera difficile de le faire, mais il va falloir que quelqu’un s’en charge, et ce ne peut être que toi. J’avais déjà vidé une bonne partie de mes placards avant de partir, mais il reste de nombreux objets qui te rappelleront ton enfance, la mienne ou celle de ton père, et tu es la seule à savoir ce que tu voudras conserver. Je te confie cette tâche, puisqu’il n’y a que toi qui sache ce que nous avons vécu et les souvenirs que tu veux en garder.

–         Maman, je …

–         Non, ma fille, l’interrompit sa mère. Il y a un moment où il ne sert plus à rien de reculer. De plus, il faudra probablement la louer pour couvrir les frais de cette maison de retraite, si je dois y survivre encore longtemps. Et personne ne voudra vivre dans ce décor des années 60, tu ne crois pas ? ajouta-t-elle en riant.

–         Je le ferai, sois tranquille, répondit Lina, soudain résignée. Il ne servait à rien de contrarier sa mère lorsqu’elle avait décidé quelque chose. Elle le savait depuis toujours, elle n’aurait de cesse de lui répéter la même chose, jusqu’à ce que les choses soient accomplies comme elle le souhaitait.

–         Très bien, dit sa mère, en la regardant fixement. Alors écoute bien ce que j’ai à te dire, et rappelle-t’en surtout lorsque tu seras là-bas.

Soudain, Lina sentit que ce qui allait suivre était plus grave qu’elle ne l’avait cru d’abord. Elle regarda sa mère, dont le visage devint encore plus pâle. Celle-ci lui prit les mains et poursuivit :

–         Tu videras chaque placard, en veillant à ne garder que les objets qui méritent de t’accompagner sur ton chemin, il est inutile de s’entourer d’objets sans âme, pour finir par étouffer sous le nombre. Tu verras les choses seront faciles pour toi, tu as toujours eu une grande sensibilité, et tu en as même fait ton métier. Tu n’auras qu’à soupeser chaque objet et tu sauras si tu dois le garder ou non. Surtout n’oublie pas le grenier, les objets qu’il contient n’étaient pas les miens au sens propre, mais ils font partie de notre héritage, celui de la lignée des femmes de ma famille. Ils sont ton héritage, et ils te reviennent de droit. Tu comprendras de quoi je parle en les voyant. Je n’en étais que la dépositaire, et toi tu sauras ce que tu dois en faire, puisque tu es la septième génération de femmes de cette lignée.

Elle se tut brusquement, comme si elle en avait trop dit, lâcha les mains de sa fille et se détourna vers la fenêtre.

–         Maman, de quoi parles-tu ? Je ne comprends rien.

–         Tu comprendras, ma fille, et mieux que moi qui ne suis qu’un maillon de la chaîne. Toi, tu en seras une des pièces maîtresses, comme de nombreuses femmes de cette lignée l’ont été avant toi. Je ne t’ai jamais parlé de cette histoire auparavant, mais c’était une erreur. Je voulais te protéger en te laissant ignorer le passé de ta famille, mais j’ai eu tort. Notre famille est très ancienne, et son histoire a comporté de sombres moments que j’aurais dû te raconter.

Je crois que je ne t’ai rien dit auparavant, parce que je pensais que ces vieilles histoires étaient éteintes et qu’elles n’avaient plus leur place à notre époque. Mais, nuit après nuit, je fais toujours le même rêve, où une femme vêtue d’une tunique blanche me regarde d’un air de profond reproche en me montrant du doigt un objet qui est dans la famille depuis des lustres, c’est une petite statuette qui est dans le grenier, que l’on se transmet de génération en génération et qui te reviendra à ma mort. J’aurais dû t’en parler avant, mais elle est liée à beaucoup de souffrances, et je voulais de protéger de ce passé obscur.

Elle s’arrêta, les yeux dans le vague.

–         Je voulais te protéger … poursuivit-elle, avec un sourire.

Heureusement, à notre époque, les hommes sont plus tolérants, du moins je l’espère. Enfin, je ne pourrai pas t’expliquer tous les détails, dans le temps qu’il me reste, mais tu les trouveras peu à peu par toi-même, et tu écriras la suite de cette histoire mieux que je ne pourrai jamais le faire. Je te fais confiance, ma petite fille chérie.

Lina aurait voulu poursuivre cette conversation, mais la fatigue était visible sur le visage de sa mère, et elle l’aida à s’allonger, pour qu’elle se repose avant le repas du soir. Elle se demandait si elle ne commençait pas à divaguer un peu par moment, et préféra ne pas insister. Elle lui sourit pour l’apaiser, et prit congé rapidement, en se disant qu’elles en reparleraient à un autre moment.

–         Je vais rester un peu au lit jusqu’à l’heure du repas, je crois que mes forces me lâchent doucement. Merci d’être venue aujourd’hui ma chérie et de m’avoir écoutée. Je veux que tu saches que je t’aime plus que tout même si je te demande des choses qui t’agacent un peu. N’oublie jamais ça, même si tu penses que je radote comme une vieille folle. Allez, rentre maintenant, tu as assez entendu de bêtises pour ce soir !

–         Je vais te laisser te reposer, tu es un peu pâle ce soir, et on reparlera de tout cela la semaine prochaine, tranquillement. Il faut que tu manges un peu plus, je te rapporterai les petites galettes que tu aimes. Et tu me raconteras ces vieilles histoires de famille.

–         Oui, je te raconterai ce que j’en ai compris. Il faudrait que je retrouve mes carnets. J’avais noté plusieurs anecdotes à ce sujet, mais je ne me souviens plus des détails, ce soir. Enfin, ça me reviendra peut-être…

–         Je te laisse, maman, je vois bien que je te fatigue. Dors bien, je te dis à la semaine prochaine. J’irai chez toi, pour chercher tes carnets et je te les apporterai samedi. Laisse-moi t’embrasser.

Lina serra sa mère dans ses bras, et ne put s’empêcher de remarquer qu’elle semblait de plus en plus petite, si mince qu’elle semblait fondre tout doucement. Son cœur se serra, et elle se détourna rapidement pour que sa mère ne remarque pas les larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle chercherait ses carnets, pour lui faire plaisir et lui rapporterait bientôt, même si elle n’avait aucune envie de se rendre dans cette maison, en ce moment. Elle se retourna et lui fit un signe de la main en quittant sa chambre. Sa mère la regardait en souriant, et lui envoya un baiser d’un revers de main. Lina l’imita, restant un instant suspendue entre l’envie de rester encore un peu près d’elle, et celle de retourner vers sa vie.

Enfin, elle se décida à quitter la pièce, en réfléchissant au temps qui lui faudrait pour trouver ces fameux carnets et balaya cette idée d’un revers de main, avec le petit pincement au cœur qu’elle ressentait chaque fois qu’elle partait d’ici, en se demandant combien de temps encore durerait cette situation.

 

A suivre…

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La Porte (Epilogue)

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Vignes de la côte bourguignone Automne 2013

Le retour au bureau fut difficile et laborieux.

Ma collègue ne me posa aucune question, et le fil des jours reprit sa course lente, sans qu’on n’évoque notre séjour bourguignon. A la fin de la semaine, chacun rentra chez lui, en se souhaitant un bon week-end, sans que personne ne fasse allusion au précédent. L’épisode bourguignon prendrait rapidement sa place au rang des simples souvenirs.

Je passais le dimanche à éplucher les documents que l’on m’avait donné en Bourgogne, et je complétais ma recherche en quelques clics sur le Net, m’étonnant de tout ce que l’on pouvait trouver avec quelques mots clés bien choisis. Le nombre de spécialistes du moyen-âge qui échangeaient leurs données sur la toile était incroyable, et des manifestations organisées pour reconstituer des évènements de cette époque étaient fréquemment organisées.

Au fur et à mesure de mes recherches, les morceaux de cette histoire s’imbriquèrent peu à peu, mêlant mes souvenirs aux détails historiques trouvés sur la toile, formant une trame qui me semblait tout à fait plausible. C’était un cadeau du passé et je ressentais le besoin impérieux de finir cette esquisse et de la partager. Après quelques semaines de travail, j’avais écrit une histoire d’une cinquantaine de pages, et je l’adressais au vigneron, complétée de quelques dessins au fusain des vignes de cette côte. Il me remercia par retour du courrier, en m’expliquant qu’il avait demandé à un historien de faire quelques recherches sur l’histoire de son vignoble et que mon histoire recoupait en grande partie la sienne. Il promit de m’envoyer un exemplaire de sa plaquette dès qu’elle serait prête. J’étais curieuse d’en découvrir le résultat.

Ma patience fut mise à rude épreuve, puisque je n’entendis plus parler de cette histoire pendant plusieurs mois. La seule trace que j’en gardais, était les deux tableaux que j’avais accrochés au-dessus de mon bureau, représentant mon dessin au fusain du visage de Blanche, et celui où elle se tenait aux côtés de son fils Bertrand, que m’avait donné le Vigneron. Sans ces portraits, j’aurais pu croire, à la longue, que tout ceci n’avait jamais existé.

Près d’une année plus tard, je regardais un reportage à la télévision sur la région bourguignonne, à l’occasion de la candidature « Des Climats de Bourgogne » au patrimoine mondial de l’Unesco. Le vigneron faisait partie des invités et expliqua l’histoire de sa parcelle, comme illustration du fait que ce patrimoine prenait pied dans mille ans d’histoire de la région. En quelques minutes, il expliqua l’histoire du Clos Vougeot et la raison pour laquelle sa parcelle en fut exclue, et donnée en héritage à un bâtard du premier Abbé. Il expliqua que sa mère, prénommée Blanche, fille d’un tailleur de pierre, était restée au secret dans le Clos, jusqu’à la disparition tragique de l’Abbé, à la suite d’un différend avec son successeur. Pour illustrer son propos, il avait apporté sa plaquette où l’on pouvait admirer le portrait de Blanche sur la couverture. Il ajouta que le patrimoine de sa région était étroitement lié à l’histoire des hommes qui y avaient vécu avec leurs sentiments, leurs joies, leurs chagrins et leur labeur, et que l’histoire de sa propre parcelle en était un exemple parlant. Il conclut par ces quelques mots :

« L’ironie de l’histoire est qu’aujourd’hui, le vin produit sur cette parcelle, a une valeur marchande bien plus élevée que celle du Clos lui-même, peut-être une vengeance posthume de cette femme, ou une revanche que Dieu a accordé à son fils, mille ans plus tard.

Cette note d’ésotérisme, plut beaucoup aux journalistes présents, et le reportage s’acheva sur quelques vues aériennes de la Côte Bourguignonne brillant sous le soleil.

 

Je restais silencieuse plusieurs minutes devant mon écran éteint, un sourire aux lèvres, cette dernière phrase prenant un éclat particulier dans ma mémoire. Et quand je levai les yeux vers le portrait de Blanche, je vis son sourire s’élargir doucement, jusqu’à découvrir ses jolies dents. Et quand son regard croisa le mien, je sus qu’elle avait enfin trouvé la paix.

~~ FIN ~~

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Clos de Vougeot Automne 2013 M Christine Grimard

 

La Porte (partie 12)

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Photo M. Christine Grimard

Je descendis l’escalier à vis, et retrouvai mes collègues dans le hall d’entrée de l’hôtel, encore toute imprégnée de la mélancolie de la scène que je venais de vivre. Mon amie me regarda, mais se retint de me poser des questions. Cela n’était pas dans ses habitudes et je savais qu’elle garderait ses questions pour plus tard, ce qui me promettait un bel interrogatoire une fois rentrées au bureau.

Je savais que je n’arriverai jamais à lui expliquer ce que j’avais vécu ici, et je me contentais de lui sourire bêtement. Elle me montra un groupe de personnes dans la pièce adjacente, et dit :

– Il faut que tu ailles récupérer le vin que tu as commandé. Le Vigneron est dans ce salon, il a préparé des cartons pour chacun et il m’a demandé où tu étais. Il veut absolument te parler de ton dessin, je crois. Dépêche-toi, il faut aussi rendre les clés et rentrer. La route est longue et tu seras inutile demain au bureau si tu continues à traîner. Qu’est-ce que tu faisais pendant deux heures, simplement pour récupérer une valise dans ta chambre ? Tu t’es perdue ?

– Oui, je me suis égarée dans les couloirs du temps … lui répondis-je avec un grand sourire.

– Oh, ça va ! ne fais pas la maligne en plus !!! Dit-elle, faussement fâchée. Si je ne te connaissais pas aussi bien, je pourrais croire que ce que tu dis est vrai.

Elle me regardait fixement, sans sourire, et je m’empressais de tourner la tête, pour qu’elle ne voie pas qu’elle avait raison. La laissant à ses réflexions, je me dirigeai vers le vigneron. La plupart de mes collègues avaient déjà récupéré leur commande, il ne restait plus que deux ou trois cartons avec le nom de chacun sur le dessus. Le mien était mis de côté, avec une liasse de papiers posé sur le couvercle. Il me vit arriver et vint à ma rencontre, en disant :

– Ah, enfin, je vous attendais ! Il faut que je vous parle.

– Excusez-moi, répondis-je, je me suis un peu attardée dans ma chambre, pour en admirer le décor le plus longtemps possible.

– Oui, j’ai vu combien vous aviez le sens de l’esthétique, affirma-t-il. Mais, savez-vous aussi, à quel point votre intuition est grande ?

Je le regardais, en silence, me demandant où il voulait en venir. Il poursuivit sur le même ton, enthousiaste.

– Je vous parle de votre dessin, et du prénom féminin que vous avez attribué à mon vin, hier soir. Etait-ce vraiment par hasard, ou aviez-vous entendu parler de ce vignoble auparavant ?

Le ton avec lequel il me questionnait était si passionné, que je me demandais quel crime de lèse-majesté j’avais bien pu commettre sans le vouloir. Il commençait à m’inquiéter avec ses questions. Je répondis avec toute la sincérité dont j’étais capable :

– Non, c’est la première fois que je viens dans votre région, je ne connaissais rien du vignoble bourguignon avant d’arriver hier. J’ai été très impressionnée par le travail que cet art représente, dont je n’avais aucune idée auparavant, et surtout de la transmission de cette tradition depuis mille ans. J’ai eu l’impression d’être plongée dans cette Histoire malgré moi en découvrant ce terroir, comme si les vrilles de la Vigne s’enroulaient autour de mon âme, pour que j’en comprenne toute la beauté de l’intérieur. Vous voyez, je suis sans doute un peu folle, comme le dit toujours mon amie qui est là-bas.

En lui parlant, je jetai à coup d’œil à ma collègue, qui me regardait toujours avec cet air intrigué. Il suivit mon regard et poursuivit :

– Oui, elle vous connait sûrement mieux que vous ne le pensez. Elle avait dit que vous feriez un « petit Chef-d’œuvre » en quelques traits de fusain, ce qui fut le cas. Mais je ne voulais pas parler de votre talent de dessinatrice, bien qu’il m’ait aussi impressionné, je voulais parler de votre intuition tout court !

– Je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir… commençais-je.

– Je vais vous expliquer. Lorsque j’ai acheté le vignoble avec mes amis, lorsque nous avons signé la vente chez le notaire, celui-ci nous a remis un tas de vieux documents ayant appartenu aux différents propriétaires, depuis plusieurs siècles. Je n’ai pas encore fini de tous les déchiffrer, mais j’ai commencé à établir un début de généalogie à partir des écrits les plus anciens, jusqu’à la révolution française. C’est une de mes passions, en dehors du vin, j’aime beaucoup chercher dans les vieux papiers et pour ce qui est de cette parcelle exceptionnelle, je suis encore plus impatient d’en apprendre le plus possible sur son histoire. Le nom des premières générations de propriétaires n’apparait pas clairement, mais le premier titre de propriété a été délivré de la propre main de l’Abbé Jehan de Grigny au « Porteur de ce titre », sans nomination plus précise. Cependant, plusieurs générations plus tard, l’un des membres de la famille a tenté de retranscrire l’histoire de sa famille dans une sorte de journal. Dans ces feuillets apparaît une femme répondant au prénom de Blanche qui semble être la mère du premier propriétaire.

Sur ces dernières paroles, il arrêta brusquement ses explications, les yeux rivés sur moi, surveillant ma réaction. Je me sentis rougir et baissais les yeux pour qu’il ne puisse voir mon trouble. Je tentai de minimiser ma réaction en lui disant :

– C’est une drôle de coïncidence ! Blanche est un prénom médiéval très répandu, et il m’est venu sans réfléchir, je ne saurais vous en expliquer la raison. La jeune femme que j’ai dessinée, me semblait porter ce prénom, tout simplement.

– Oui, Tout simplement, reprit-il en hochant la tête. Tout simplement !…

– J’imagine que de nombreuses femmes portaient ce nom au moyen âge, ainsi que Marie et Anne…

– Sans doute, mais lorsque le portrait que vous avez dessiné sous mes yeux hier, ressemble trait pour trait à celui que j’ai trouvé dans ce carnet, la coïncidence devient extraordinaire. Surtout lorsque ce portrait est attribué aussi à une certaine Blanche, mère du premier porteur du titre. Regardez vous-même.

A ces mots, il attrapa les feuillets qu’il avait préparés sur ma caisse de vin et me les tendit. Il en sortit une feuille, où était reproduit un portrait en pied de deux personnages. En me le tendant, il observait ma réaction, et je tentai de dissimuler ma surprise. L’une des deux personnes était la Blanche que je venais de quitter, ses beaux traits semblaient un peu plus fatigués que sur le portrait que j’avais dessiné la veille, mais c’était bien son sourire que j’aurais reconnu entre mille. Je ne pus m’empêcher de sourire aussi devant son évident bonheur. A ses côtés, un jeune homme, qui lui ressemblait beaucoup, beaucoup plus jeune qu’elle, arborant le même sourire. Je reconnaissais la forme de ses yeux comme étant celle de Blanche, ainsi que l’implantation des cheveux, mais la forme de sa mâchoire était plus virile, carrée, lui donnant un air plus sévère, où je retrouvais celui de Jehan de Grigny.

– Voulez-vous vous assoir, vous êtes toute pâle !

J’entendis la voix de mon compagnon dans un lointain brouillard, et je me rendis compte que ma main tenant le portrait, tremblait. Je m’assis sur le siège qu’il me désignait, et fermai les yeux, le temps de reprendre mon calme.

– Que vous arrive-t-il ? insista-t-il.

– Ne vous inquiétez pas, cela va déjà mieux. Le visage de cette femme m’a impressionnée malgré moi. Effectivement, sa ressemblance avec le portrait que je vous ai donné, est frappante, et cela m’a un peu effrayée. Cette image semble m’avoir été suggérée malgré moi, et c’est un peu angoissant, ne trouvez-vous pas ?

– Effectivement, j’ai trouvé aussi cela étrange, c’est pourquoi je voulais vous en parler personnellement, avant votre départ.

– Je ne peux guère vous en dire plus, malheureusement. Il semble que cette jeune femme soit aussi celle qui est représentée sur la tapisserie de la salle à manger de l’hôtel. Peut-être ai-je été influencée par son visage au moment de dessiner ce portrait.

– Ah oui ? Vous croyez que c’est la même femme ? Je n’ai jamais vu cette tapisserie.

– De cela, je suis sûre, répondis-je. Je sais aussi qu’il y a trois autres tapisseries faites de la même série, qui vous en apprendraient peut-être une peu plus sur cette femme où les premiers vignerons de la région. Je crois que l’intendante de l’hôtel a fait quelques recherches historiques de ce genre, nous en avons parlé ensemble. Elle pourrait peut-être vous aider à en savoir plus.

– Je n’ai que quelques informations en pointillés, et ne peut que faire des suppositions pour le moment. Vous lirez ces feuillets aussi, et si vous trouvez quelques explications pour m’éclairer, je serai heureux que nous en parlions de nouveau, si vous êtes d’accord.

– Bien sûr, je vous aiderai volontiers si je le peux ! Mais mon intuition, comme vous dites, n’a aucune valeur historique, vous savez, lui répondis-je en souriant.

Il semblait un peu déçu, ce qui me rendait nerveuse. Je ne pouvais pas décemment lui expliquer que je tenais une partie de mes informations de Blanche elle-même. Pour lui faire plaisir, je décidais de lui donner un détail supplémentaire. Je pris un air détaché et lui demandai :

– Savez-vous qui est ce jeune homme à ses côtés ?

– Je crois que c’est son fils, le premier propriétaire de la parcelle justement. Mais je ne connais pas son nom, il n’est noté nulle part.

– Je le verrais bien se prénommer Bertrand, ce jeune homme. N’auriez-vous pas trouvé ce prénom dans vos archives ?

– D’où sortez-vous ce prénom? De nouveau de votre intuition ?

– Je ne sais pas, de ma mémoire médiévale je suppose, répondis en souriant de nouveau. Blanche et Bertrand, je trouve que ces prénoms s’accordent bien, avec Bérangère aussi, mais enfin, pour un garçon, je trouve cela beaucoup moins seyant !

Il me regarda de nouveau, bouche bée, pendant plusieurs secondes. Puis il reprit :

– En fait, la seule chose que je sais, c’est que pour de nombreuses générations dans sa descendance, le prénom du premier né garçon était Bertrand, comme une tradition obligatoire, génération après génération. De là à conclure que le premier homme du nom se prénommait aussi Bertrand, c’est effectivement facile ! Mais, cela, vous ne le saviez pas non plus…

– Non plus ! Cette maison a vraiment un effet très bizarre sur mon esprit, je trouve ! Il est temps que je m’en aille, concluais-je en riant, un peu trop bruyamment pour être honnête.

– N’oubliez pas votre carton et contactez-moi lorsque vous aurez lu les pages que je vous ai photocopiées. J’aimerais vraiment avoir votre avis sur cette histoire. Je compte faire une petite plaquette relatant l’historique de cette parcelle, que je donnerai aux clients qui achèteront ce vin, pour qu’ils en comprennent mieux la valeur. Qu’en pensez-vous ?

– C’est une merveilleuse idée, en effet ! Je suis sûre qu’un vin aussi extraordinaire a eu tout un parcours historique qui sort de l’ordinaire également. Et faire partager cela aux personnes qui auront le plaisir de le déguster, sera un vrai plus, absolument magnifique. Quelle belle idée ! Je vous aiderai si je le peux. Je vais lire attentivement vos feuillets et compléter avec certains ouvrages sur cette époque, pour ne pas laisser mon imagination prendre le pas sur la réalité historique. J’écrirai pour vous un résumé de ce que j’aurais compris et s’il me vient d’autres dessins en l’écrivant, je les joindrai à mon envoi. J’espère que tout cela pourra vous aider, et que votre vin sera apprécié comme il le mérite !

– Je vous en remercie à l’avance, j’attendrai vos impressions avec impatience. Rentrez bien, j’espère que ce séjour vous aura laissé un bon souvenir, et que vous apprécierez mon vin au retour ! Conclut-il en me serrant les deux mains.

– Votre région me laisse un souvenir plus fort encore que vous ne pouvez le croire, et votre région m’a enchantée plus que je ne pourrais le dire ! Je vous remercie et soyez tranquille, votre vin sera dégusté selon son rang.

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Photo M. Christine Grimard

Je récupérais mon carton de bouteilles, et me rendis à la réception où ma collègue attendait toujours. L’intendante était là aux côtés de la réceptionniste, et lorsque je déposais les clés de la ma chambre, elle me demanda :

– Votre séjour vous a-t-il satisfaite ?

– Plus encore que vous ne le croyez ! Merci beaucoup pour votre accueil, et comme vous le savez, j’ai beaucoup apprécié le cadre historique de cette demeure et ce que vous en avez fait aussi.

– Je vous ai préparé quelques références d’ouvrage, et une des anciennes plaquettes de la maison, où l’on reprenait l’histoire de la construction du lieu. Il me semble que cela pouvait vous intéresser, comme nous en avions parlé.

– Oh, merci beaucoup ! Effectivement, cela me permettra de prolonger ce rêve une fois rentrée dans ma réalité moderne. Vous me faites un plaisir immense, merci encore pour tout.

Je quittais cette demeure, où j’avais vécu des heures inoubliables, les bras chargés de promesses de nouvelles découvertes. Ma collègue me précéda vers la sortie, me regardant fixement en silence, ce qui me promettait un flot de questions, de retour au bureau.

En attendant, il fallait regagner nos pénates sans encombre. Je me réjouissais de pouvoir prolonger un peu l’ambiance de ce séjour en me plongeant dans les écrits que je rapportais avec moi. Je laisserai quelques jours passer, pour arriver à prendre un peu de recul avec les émotions fortes que je venais de vivre, comme on laisse décanter une bouteille ancienne avant de la déguster.

Puis, je laisserai le passé m’envahir de nouveau, et tenterai de le retranscrire pour le Vigneron qui me l’avait demandé. Que sortirait-il de ces lignes, je n’en avais aucune idée ?

A suivre…

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Photo M. Christine Grimard

La Porte ( Partie 11)

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Photo M. Christine Grimard

Je ne bougeai plus, je ne respirai plus, je regardai cette porte pivoter avec une lenteur désespérante. Le miroir apparut, ne reflétant que mon image livide, mais je savais que ce n’était qu’un leurre.

Le calme avant la tempête.

J’attendis, scrutant le reflet, mais rien ne se produisait. Alors, je me décidai à poser la main sur la surface lisse et froide du verre. A ce signal, une autre image, en face de moi, se dessina doucement, en partant du reflet de ma main pour s’étendre peu à peu sur tout le miroir. Cette main, de l’autre côté du miroir n’était plus la mienne ; le reflet de ce bras, puis celui de ce corps n’étaient plus le mien. Enfin, un visage apparu dans le reflet du mien, différent, encadré de cheveux longs tressés, châtains clairs mêlés de gris.

Je reconnus les traits et le regard doux de Blanche, ce qui me soulagea immédiatement. Cependant, ses traits avaient changé. Son visage semblait fatigué, ses cheveux étaient moins brillants. Je lui souris, et elle me répondit d’un pâle sourire triste.

Je tentai de faire basculer le miroir pour la faire entrer dans la pièce, mais n’y parvins pas, malgré son aide. Nous étions prisonnières, chacune dans notre époque, et le seul contact entre nous était celui de nos paumes posées l’une sur l’autre, mais restant séparées par le miroir.

Elle rompit le silence, impatiente :

– Alors c’est donc vrai, il semble que je ne puisse plus entrer dans cette chambre ?

– Je ne sais pas, Blanche. Je ne comprends pas ce qui se passe ici. Que vous est-il arrivé ? Vous semblez avoir changé depuis notre dernière rencontre.

– Changé ? reprit-elle. Bien sûr ! La dernière fois que je vous ai vue, je venais d’avoir mon petit garçon…

Elle s’interrompit, semblant se plonger dans ses souvenirs, baissant la tête, submergée de mélancolie, avant de poursuivre.

– Ce soir-là fut le dernier où je vis mon enfant. Il me fut arraché le lendemain matin, et je ne l’ai jamais revu. Aujourd’hui il doit avoir trente ans…

– Trente ans se sont écoulés depuis notre rencontre, répétai-je, incrédule. Je compris soudain pourquoi son visage me semblait différent.

– Oui, trente ans, répéta-t-elle, au cours desquels je suis restée au service de l’Abbé. Je pensais qu’il me laisserait repartir dans ma famille lorsque j’aurais achevé la série de tapisseries des quatre saisons, mais il n’en fut rien. Il me confie l’intendance de l’Abbaye durant la journée et me garde prisonnière dans cette tour durant la nuit. Jusqu’à présent, je pouvais circuler librement entre ma chambre et la sienne par ce passage secret, mais depuis hier, les choses ont changé, cette porte reste close. Ce matin, lorsque j’ai pris mon service, on m’a dit que l’Abbé avait disparu, depuis l’office du soir. Personne ne sait où il s’est rendu après, et les recherches n’ont rien donné jusqu’ici. C’est sans doute pourquoi, cette porte a été fermée de l’intérieur, et que je ne puis plus accéder à sa chambre.

– Que comptez-vous faire maintenant, si l’Abbé ne réapparaît pas ?

– De nombreuses personnes n’appréciaient pas ma présence en ces lieux, le monastère reste interdit aux femmes, et j’étais tolérée dans cette maison, où l’Abbé recevait ses visiteurs, pour mon efficacité dans l’organisation des réceptions et la tenue générale de la maison. Mais si l’Abbé ne réapparaissait pas, je devrais quitter ce château. Les autres membres de la communauté ne tolèrent ma présence que parce que l’Abbé leur impose. Quand il a fait apposer mon effigie à côté de la sienne autour du porche de l’entrée du château, cela a fait scandale. Je ne sais pas où je pourrais aller, mes parents ont disparu depuis des lustres, mon père a trouvé la mort en achevant son chantier, écrasé accidentellement sous un éboulement. Ma mère est morte de chagrin quand elle a su que je resterai définitivement à l’Abbaye, et surtout que j’étais une fille perdue puisque j’avais eu un enfant sans père. J’avais trouvé une sorte d’équilibre ici, au fil des années, ayant renoncé à la vie que j’avais rêvée, mais maintenant, je ne sais plus que faire.

– J’aimerais pouvoir vous aider, mais vous avez comme moi, que c’est impossible.

– Oui, je l’ai bien compris, répondit-elle. Nos rencontres sont probablement un rêve que nous faisons toutes les deux, un cadeau que la providence nous offre, au-delà de la réalité. Je ne sais pas qui vous êtes, mais chaque fois que je suis désespérée, vous apparaissez dans ma vie et m’aidez à poursuivre mon chemin. Je n’ai pas oublié votre présence à mes côtés, la nuit où l’on m’a arraché mon fils, et votre attitude qui m’a aidée à prendre un peu d’assurance vis-à-vis de l’Abbé. Cela m’a poussée à survivre. Et ce soir encore, vous êtes là.

– Vous savez, je ne provoque pas ces rencontres, je ne comprends pas comment elles se produisent. J’avais juste envie de vous revoir avant de quitter ce château, et j’en avais peur aussi. Et puis, nous nous voyons, en restant séparées par ce miroir obstinément bloqué, et cela m’énerve encore plus, dis-je en frappant la vitre de la main.

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Photo M. Christine Grimard

Comme s’il n’attendait que cela, le miroir pivota doucement sur son axe, libérant Blanche. Elle se glissa par l’ouverture, et s’approcha de moi, puis me prit les deux mains dans les siennes. Elles étaient douces et froides, mais bien réelles. Je les serrais comme pour m’en assurer. Il fallait que je l’admette, cette femme était bien vivante, autant que moi, elle n’avait rien d’un fantôme. Elle me regardait anxieusement, semblant chercher un peu de réconfort à sa détresse. Puis elle regarda autour d’elle, ce qui augmenta encore son désarroi.

– Cette chambre n’est pas celle que je connais, en dehors des murs et du plafond, tout le reste est différent. Que m’arrive-t-il et qui êtes-vous ?

– Je ne pourrais pas vous expliquer ce qui nous arrive à toutes les deux, vous voyez cette chambre telle qu’elle m’apparaît. Je ne suis qu’une femme comme vous, personne de remarquable. Je crois que nous vivons à deux époques différentes et je ne comprends pas pourquoi nous nous rencontrons ainsi. Je sais seulement que j’aimerais vous aider encore si je le peux, mais je ne vois pas comment. Expliquez-moi plus en détails ce qui vous arrive.

– Je ne sais rien de vous et pourtant je vous fais confiance. Je ne sais plus ce que je dois faire maintenant, voilà trois jours que l’Abbé a disparu et personne ne sait où il a pu se rendre. L’ambiance a déjà changé et je vois bien que mes jours ici sont comptés. L’homme qui a pris la tête de la communauté à sa place me déteste. Il pense que je suis un suppôt de Satan, que j’ai détourné l’esprit de l’Abbé avec mes sortilèges de femme ! Je sais qu’il me fera disparaître aussi dès qu’il en aura l’opportunité. L’Abbé et lui s’affrontaient souvent ces derniers temps, à tous propos, et je les ai entendu se disputer très violemment à propos de la gestion des réserves de nourriture, il y a une semaine. L’Abbé pensait que le cellier était plein, et l’autre lui a répondu qu’il était presque vide, parce que l’on nourrissait trop de parasites dans cette Abbaye. L’Abbé est entré dans une colère folle et a dit qu’il irait visiter le cellier et la citerne en personne, et que s’il voyait que de la nourriture avait été volée, il sévirait en conséquence. Depuis, je ne l’ai pas revu. Je commence vraiment à m’inquiéter pour lui.

– Je comprends votre inquiétude, maintenant. C’est probablement le cas en effet. Il n’avait aucune raison de disparaître ainsi, au contraire, s’il voulait remettre de l’ordre dans l’intendance de l’Abbaye. Il a dû lui arriver quelque chose de grave.

– C’est ce que je crains, en effet ! dit-elle en baissant la tête.

– Pardonnez mon audace, mais il faut que je vous pose la question. Vous allez me trouver très indiscrète, mais, seriez-vous peinée s’il lui était arrivé malheur ?

– Ne soyez pas inquiète de votre audace. C’est la question que je me pose depuis trois jours. Je crois qu’il me manquerait, parce que je suis habituée à lui, depuis trente ans. Mais, c’est aussi la personne que j’ai le plus détestée au monde, celui qui m’a volé ma vie, en m’enfermant ici pour assouvir son plaisir, qui m’a volé l’amour de mon enfant, qui m’a retenue prisonnière, ne me laissant aucune autre liberté que celle de le servir nuit et jour en priant Dieu pour que cela cesse.

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Photo M. Christine Grimard

Elle serrait les poings et sa voix prenait une intonation de plus en plus sèche à mesure que sa parole se libérait. Sur sa dernière phrase, elle leva vers moi, un regard flamboyant de colère.

– Dans ce cas-là, répondis-je, votre chemin est tout tracé. C’est l’occasion de retrouver votre liberté, il faut partir tout de suite. Je crois que vous savez qu’il n’y a pas d’autre alternative à ce choix, les autres membres de la Communauté ne vous laisseront pas vivre ici désormais. Je crois que l’Abbé a disparu, comme vous le supposiez. Je crois savoir ce qui lui est arrivé. Il ne faut pas rester ici plus longtemps, mon amie. Vous devriez tenter de retrouver votre fils, il me semble qu’il serait temps d’être un peu heureuse dans votre vie.

– Vous avez raison, l’Abbé doit être mort, et je ne sais pas si je me sens soulagée ou attristée. Quant à retrouver mon fils, je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu, et s’il aurait ou non envie de me connaître. Je ne sais pas où aller si je pars d’ici.

– Un fils a toujours envie de connaître sa mère, et il n’est jamais trop tard pour cela, tant que la vie est encore là. Je ne sais que très peu de choses, mais il semble qu’il ait fait prospérer le vignoble que son père lui a laissé à sa naissance, cette parcelle dont il vous a parlé, le soir où je vous ai rencontrée pour la première fois. A mon époque, elle est devenue une des plus réputée de la région, je crois que vous devriez vous rendre là-bas et lui expliquer ce qu’a été votre vie. Il ne pourra que vous accueillir et vous aimer. Il faut trouver le courage de le faire.

– Vous avez raison, je vais suivre votre conseil. Laissez-moi quelques instants, je vais rassembler quelques affaires et je partirai. Attendez-moi, voulez-vous ?

– Oui, je vous attends. Faites vite !

Elle disparut dans le passage secret, ayant brusquement retrouvé toute sa vivacité. En la regardant descendre dans le corridor de pierres, je maintins le miroir ouvert en m’adossant au panneau vitré, craignant qu’il se referme définitivement sur son époque avant la fin de cette histoire. Quelques minutes plus tard, elle réapparut, portant un grossier sac de toile et revêtue d’un long manteau de laine. L’idée que toute sa vie était contenue dans un si petit sac, me serra le cœur, et je ne pus m’empêcher de comparer avec ce que contenait ma valise faite pour un voyage de deux jours. Quand la vie devient notre seule richesse, tout le reste n’a bien peu d’importance.

Il n’était pas l’heure de réfléchir à tout cela. Elle se tenait de nouveau devant moi, prête à partir définitivement pour l’inconnu, et je l’admirais de nouveau pour ce courage, en me demandant si je l’aurais eu à sa place.

Je lui indiquai la sortie :

– Il faudrait rejoindre la cour intérieure et vous glisser vers la sortie pendant que la communauté sera occupée à l’office du soir. Il y a un escalier…

– Ne vous inquiétez pas pour moi, je connais ce château mieux que personne, j’ai eu l’occasion de l’explorer des milliers de fois pendant que l’Abbé et tous ses frères dormaient. Je connais un passage secret qui me mènera directement à l’extérieur de la chapelle, dissimulé dans le mur Nord, je vais l’emprunter, mais avant je veux vous remercier pour m’avoir donné la force encore une fois, de faire ce que j’aurais dû faire depuis longtemps.

En disant ces derniers mots, elle me prit dans ses bras et me serra avec une force peu commune, que je ne lui aurais jamais imaginée. Je lui rendis son étreinte, et nous nous séparâmes. Je ne pouvais m’empêcher de me sentir un peu coupable de la pousser ainsi à affronter son destin sans avoir plus de détails sur son avenir. Je ne pouvais que m’inquiéter pour elle, d’autant plus que je ne saurai sans doute jamais, ce qui adviendrait d’elle par la suite…

Un dernier regard, et nous nous séparâmes. Je lui ouvris la porte extérieure, et jetais un coup d’œil rapide sur le palier. La voie étant libre, je lui laissai le passage. Elle me serra une dernière fois la main et s’engagea sur le palier. Elle se dirigea vers le mur Nord de la pièce, où se trouvait une porte noire dissimulée dans une encoignure, que je n’avais pas remarquée auparavant. Elle l’ouvrit et disparut derrière après un dernier regard dans ma direction.

Je soupirai, me sentant de nouveau seule, et sachant que je ne la reverrai jamais. Comment avais-je pu m’attacher à cette jeune femme, en ne l’ayant vu que deux fois ?

Je revins dans ma chambre, le miroir était refermé, hermétiquement, sur son mystère. J’essayai de le faire pivoter de nouveau, en vain. Alors, comme on tourne une page, je refermai sur lui, cette porte de bois cirée et fit coulisser le loquet vers la gauche. Cette fois-ci, il ne se rouvrit pas tout seul, comme s’il n’y avait plus rien à voir.

Après un dernier regard circulaire, à cette pièce où j’avais vécu beaucoup plus qu’un week-end, je rassemblai mes bagages et sortis de la chambre. Je traversai le palier et m‘approchai du mur où Blanche avait disparu quelques instants auparavant.

Incrédule, je restai pétrifiée devant le mur aveugle. Les méandres du temps s’étaient bel et bien refermés sur nous. Il n’y avait plus aucune porte dans l’encoignure où je l’avais vue disparaître.

A suivre …

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Photo M. Christine Grimard

La porte (Partie 10)

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Photo M. Christine Grimard

Je remontai jusqu’à ma chambre en empruntant l’escalier de bois dont chaque marche grinçait. Etage après étage, une fenêtre éclairait le faiblement le palier donnant sur une cour intérieure. Sur la droite, une tour barrait la perspective du bâtiment ; un fenestron à chaque étage, semblait borgne. Je m’arrêtai à l’étage inférieur au mien, et tentai de distinguer à travers les carreaux, si la pièce ronde que j’avais visitée dans mon rêve, aurait pu être située dans cette tour. Une ouverture carrée était visible sur la façade, donnant sur le pignon de l’ancien cellier devenu salle de restaurant. J’en déduisis qu’il pouvait bien être la petite fenêtre de la chambre où Blanche était recluse. Quant au passage que j’avais suivi, je n’arrivais pas à le situer. J’avais eu la sensation de m’enfoncer dans l’épaisseur des murs, mais mon sens de l’orientation avait dû être parasité par l’émotion.

Je ne saurais sans doute jamais, comment j’avais réussi à m’égarer dans le temps, en sautant d’une époque à l’autre, comme on change la tonalité d’une guitare, juste en ouvrant cette porte. Pourtant, je n’avais pas eu la sensation de rêver…

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Photo M. Christine Grimard

J’arrivai sur le palier de ma chambre, où je m’arrêtai de nouveau pour examiner la tour. Le fenestron de Blanche était sombre. L’intendante, passant derrière moi, me reconnut et d’approcha de moi en disant :

–          Vous admirez la cour intérieure, tous les bâtiments que vous voyez sont les anciens communs, écuries ou ateliers, que nous avons entièrement rénovés.

–          Oui, j’admirais le travail de restauration qui est remarquablement bien fait, sans dénaturer l’esthétique des bâtiments. La modernité des aménagements a été parfaitement bien dissimulée. Je me demandais si vous aviez aménagé aussi des chambres dans la tour qui apparaît ici, dis-je en lui montrant « la chambre de Blanche ». Une chambre ronde doit être bien difficile à meubler !

–          Non, cette tour est encore intacte. Nous n’avons restauré que l’aspect extérieur du bâtiment. A vrai dire, je ne sais même pas où se situe le passage pour y entrer. L’architecte faisait des recherches à ce sujet dernièrement, mais je ne sais pas si elles ont abouti. Si cela vous intéresse, avant de partir, je vous donnerai une plaquette que distribue une confrérie  de la région, et qui reprend quelques faits historiques liés aux bâtisses anciennes, avec quelques anecdotes à propos de ce château.

–          Oh je vous remercie, effectivement, ce court séjour, m’a donné envie d’en apprendre plus sur cette époque et sur les gens qui y vivaient. Je vais libérer ma chambre, et je retrouverai mes amis à la réception, où le vigneron qui nous a fait visiter sa cave, doit nous apporter le vin que nous lui avons commandé.

–          Très bien, je serai là, et vous aurais préparé les documents. A plus tard !

Elle s’éloigna, et disparut dans une embrasure de porte, son registre à la main. Il me restait à rassembler mes affaires avant de quitter le château. Je regardais la porte de ma chambre, en hésitant à la franchir. Maintenant que je savais que cette chambre était celle de l’Abbé, et que j’avais ressenti sa froideur dans ce corridor souterrain, la peur de le rencontrer me hantait malgré moi. Je n’avais jamais été bien courageuse et un mauvais film d’horreur suffisait à m’effrayer. Quant à communiquer avec des fantômes du moyen âge, c’était une autre histoire !

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Photo M. Christine Grimard

Je fixai le petit blason où brillait le numéro 18, me demandant si j’allais me trouver nez-à-nez avec Jehan de Grigny, en penêtrant dans la pièce. Puis, riant de ma propre folie, je poussai la porte cirée, d’une main légèrement tremblante. Un rapide coup d’œil circulaire me rassura tout à fait. On était encore dans mon siècle, le téléphone était sur la table de nuit et la porte au miroir était exceptionnellement fermée. Je décidai de faire mes valises et de descendre rapidement, quelque chose me disait de ne pas m’éterniser ici. Je passai dans la salle de bain pour rassembler mes affaires de toilette, lorsque j’entendis frapper. J’allai ouvrir la porte, quand on frappa de nouveau, et je compris que ce n’était pas à la porte d’entrée, le son provenait plutôt de la fenêtre derrière moi. Je fermai les yeux, n’osant pas me retourner, pour faire face à ce nouveau mystère. Je me sentis frissonner de la tête aux pieds, hésitant entre partir en courant et me retourner vers la fenêtre.

Après tout, que pouvait-il m’arriver ? Jusqu’ici je n’avais subi aucun dommage !

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Photo M. Christine Grimard

Reprenant courage, je me retournai et fixait la fenêtre, qui semblait tout à fait banale. Je m’approchai mais rien n’apparut, ni fantôme, ni pigeon effronté. Quelques-uns de mes collègues se promenaient dans le jardin à la française en contre-bas, ce qui me rassura. Il fallait que je me dépêche de libérer cette chambre. Je sortis ma valise et commençait à la remplir, tout en surveillant les décorations murales comme si elles allaient se mettre à bouger. Enfin, tout fut rangé, et je fis le tour de la pièce, vérifiant que je n’avais rien oublié, quand on frappa de nouveau. J’arrêtai de respirer, comprenant que les coups provenaient du miroir et non de la fenêtre.

Allais-je avoir le courage d’ouvrir la porte ?

En tremblant, j’avançai la main vers le loquet, mais je tremblai si fort que je ne parvins pas à le débloquer. J’allai renoncer quand je le vis coulisser très doucement jusqu’à se libérer complétement, et la porte commença à pivoter lentement sur son axe.

A suivre …

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Photo M. Christine Grimard

La Porte (Partie 8)

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Photo M. Christine Grimard

Je retrouvais mes collègues dans le hall d’entrée, où le guide nous expliqua qu’un vigneron allait nous ouvrir sa cave, et nous faire déguster dix de ses crus. Nous n’avions que quelques centaines de mètres à parcourir pour rejoindre cette cave, ce qui nous permis d’admirer le parc du Château illuminé de la lumière dorée de ce matin d’hiver, parsemé de mille scintillements de rosée glacée. Nous avancions en silence, chacun étant impressionné par la beauté du site.

Le vigneron nous accueillit chaleureusement. Il avait préparé la dégustation dans les règles de l’art, accompagnant ses crus de quelques spécialités régionales consistantes, qui nous permettraient d’atténuer les effets de l’alcool. Il nous fit visiter son chaix, et nous livra sa passion pour soigner les vignes, récolter la vendange, élever le vin et le faire apprécier des amateurs, en conservant le meilleur des méthodes traditionnelles de culture, en modernisant les techniques sans dénaturer le travail ancestral. Une pièce attenante était remplie de pièces, ces tonneaux bourguignons, ou fûts de chêne ventrus, empilés, telle une assemblée d’ancêtres, et dans une autre cave, des cuves en béton et d’autres en inox étaient alignées, modernes sentinelles en armures brillantes. Il nous montra une grande table entourée de bancs, et nous demanda de nous installer pour la dégustation.

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Puis la ronde des saveurs commença. Moi, qui n’avais rien appris sur le vin, je me surpris peu à peu à détailler les différentes notes, fruitées, boisées, corsées, subtiles détails qui se révélaient derrières les goûts primaires de chaque cru. Les couleurs des robes aussi, se déclinaient du brun au rouge sang, du mordoré au pourpre. En fonction des années de récolte, des caprices du temps, de l’ensoleillement ou de l’exposition de la parcelle, de l’hygrométrie, de l’exposition au vent, de la profondeur du sol, on obtenait une saveur différente, un nuancier incroyable, une partition étonnante. Jamais je n’aurais pu imaginer toutes ces nuances que la nature avait sculptées, au fil des années.

Entendre l’homme de l’Art, nous narrer sa vigne fut une expérience magnifique. Notre guide reprit en parallèle, l’histoire de ce terroir, nous situant chaque cru, selon son appellation, dans chaque parcelle correspondante, parmi celles que nous avions parcourues la veille. Ainsi, les différentes saveurs s’enracinaient dans leur terroir et prenaient corps dans notre mémoire et dans notre imaginaire en même temps.

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Photo M. Christine Grimard

Je me remémorais la beauté des ceps dénudés, et des quelques grappes qui restaient sur les sarments après la vendange, pâles reflets de la splendeur de la récolte. L’image des vignes sagement alignées dans leurs clos depuis des siècles, qui étiraient leurs vrilles au soleil bourguignon, et puisaient leur sève dans les sols rocailleux ou bruns d’humus, me revenait en mémoire. J’avais été surprise de la variété de nuances de couleurs du sol, et je comprenais maintenant ces différences en détaillant les saveurs, comme on admire la palette d’un peintre.

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Photo M. Christine Grimard

Les mots dansaient habillés de toutes les variantes du rouge, déclinés du plus prestigieux au plus simple : Romanée-Conti, Grand cru, Grand Echezeaux, Gevrey-Chambertin 1er cru Lavaux-St-Jacques, Chambolle-Musigny 1er Cru… Tout un poème à ciel ouvert.

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Photo M. Christine Grimard

Etaient-ce les vapeurs d’alcool qui commençaient à me brouiller l’esprit, bien que je prenne soin de ne pas boire chacun des crus proposés ? Très rapidement, je m’imaginais, la multitude d’hommes qui avaient travaillé cette terre depuis les premiers moines cisterciens, au début de l’exploitation de la vigne en Bourgogne. Le travail des générations successives avaient façonné ce terroir, pour en faire une mine d’or, mais en dehors de la richesse produite, c’était bien l’amour du travail bien fait et la passion de la Vigne qui les portait. Je les voyais presque, toutes ces générations de vignerons, alignées devant ces cuves, et qui attendaient la fermentation de leurs précieuses grappes. Ou peut-être étaient-ils encore dans leurs vignes, au petit matin, sous la forme des volutes de brumes qui s’élevaient au pied des sarments, pour surveiller que le gel ne s’attaque pas aux précieux plants de pinot noir.

Décidément, j’avais trop d’imagination.

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Photo M. Christine Grimard

Mais la réalité dépassant souvent la fiction, le glorieux et tortueux passé nourrissait le présent et allait bientôt sortir de l’ombre.

Notre guide nous donnait quelques précisions sur les débuts prometteurs du Clos Vougeot, lorsqu’il prononça une phrase qui attira mon attention.

–          Une autre parcelle est remarquable, même si elle ne se situe pas dans le Clos lui-même. Certains ont dit qu’elle en faisait partie autrefois, et qu’elle en a été exclue, lorsque le mur d’enceinte a été finalement construit. Elle forme une excroissance séparée, mais le vin qu’elle produit est extraordinaire, probablement en raison de son ensoleillement exceptionnel, et de sa forme en cuvette, et son exposition plein sud. Elle a un nom très particulier sans que l’on n’en connaisse l’origine : C’est le « Clos du Bâtard ». Le vin produit est capiteux, de couleur très foncée. Les grappes très sucrées naturellement, produisent un degré d’alcool élevé, et la teneur en tanin est remarquablement forte. On dit que le Pape de l’époque se réservait la première cuvée pour son usage personnel, ce qui fit la réputation de cette vigne. Récemment, notre ami vigneron a racheté cette parcelle très convoitée, en s’associant à cinq de ses collègues, en l’arrachant de main de maître à un négociant chinois qui voulait l’acquérir. Aux enchères, le prix a atteint des sommets que je ne dévoilerai pas ici, mais le vin produit sur cette parcelle sera à la hauteur de ses espérances.

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Photo M. Christine Grimard

Le vigneron se tenait un peu en retrait, écoutant notre guide nous détailler sa passion pour  le travail du vin, avec un sourire. Et quand il nous parla de cette nouvelle acquisition, son regard s’éclaira d’une passion semblable. Il prit la parole

–          Cette cuvée sera très particulière, donnant un vin plus léger que les autres parcelles, un vin qui plait plus aux dames qu’aux messieurs. Un lointain propriétaire l’avait dédié au premier Abbé du Clos, Jehan de Grigny, dont vous avez sans doute entendu parler, et intitulée « Grand cru de l’Abbé Jehan », mais je crois que c’est une erreur. Avec cette présentation et ce nom, ce cru n’a pas le succès qu’il mérite. Il me semble que ce vin est féminin, et je souhaite en changer l’appellation, ce qui est très compliqué, avec toutes les autorisations administratives que cela implique. J’ai lancé la procédure, et je ne suis pas sûr qu’elle aboutisse. Mais j’espère y arriver.

Sa voix prenait des intonations passionnées, et on voyait dans ses yeux que ce combat était important pour lui. Je mesurais là, de nouveau, la passion qu’il y a avait derrière ce travail ancestral. Il nous regarda, puis poursuivit :

–          Je sais que votre groupe appartient à une société de marketing, et j’aimerais avoir votre avis. Vous avez goûté les différentes récoltes et mesuré les différentes nuances de cette palette. Je vais vous montrer une bouteille de la précédente récolte de cette parcelle du Bâtard, avec son étiquette d’origine, et je vais vous faire goûter ce vin. J’aimerais que vous me donniez votre sentiment sur cet assemblage, objectivement.

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Photo M. Christine Grimard

Il versa quelques gouttes du précieux nectar au fond de chacun de nos verres, et observa avec curiosité l’effet produit. La couleur était inhabituelle, entre pourpre et marron, mais avec des reflets rouges comme si des gouttes de sang y flottaient en suspension. C’était déjà un plaisir de le faire tournoyer doucement dans la paume de la main en observant à contre-jour la danse de la lumière à travers sa robe foncée.

Le goût sortait de l’ordinaire effectivement, légèrement plus sucré que les crus que nous avions dégustés auparavant, laissant une empreinte fleurie sur les papilles, comme un parfum de jasmin. Une note féminine, charmeuse, dont je reconnus la fragrance. Elle m’évoqua immédiatement celle d’une jeune femme vêtue d’une robe de bure, aux lèvres rouges sang, très belle, fine et élancée, aux longs cheveux châtain clair entourant un visage triangulaire, et aux grands yeux bleus très clairs presque gris. Son image s’imposa dans mon esprit dès que ce vin coula dans ma gorge. Ce vin était le sien, son sang y coulait, que son fils avait élevé et que les générations suivantes avaient bonifié. Bien sûr, tout ceci n’était qu’une sensation floue, venue de l’ombre du passé, sans aucun support œnologique, et n’ayant aucun rapport avec cette science. Chacun donnait son avis, et je n’osais pas donner le mien, cependant, le silence étant revenu, je lançais un timide :

–          Il est évident que ce vin possède une fragrance féminine, et qu’il faut lui rendre son identité, en commençant par changer son nom. Il est beaucoup trop fin et subtil pour porter le nom de cet Abbé au regard dur. J’imaginerais plutôt une appellation plus légère, plus douce…

Le vigneron sourit, heureux du résultat produit par son cru sortant de l’ordinaire. Il acquiesça :

–          Je savais que ce vin plaisait aux dames. Mais de là à lui donner un nom féminin, j’avoue ne pas y avoir songé. Les cuvées portent le nom de leurs parcelles d’origine, ce sont plutôt des indications géographiques, ou parfois elles reprennent le nom de certains villages ou de certaines familles. Quel nom lui auriez-vous donné ?

–          Le nom qui s’impose à moi est « Grand cru Blanche de Grigny » mais je ne sais d’où me vient cette idée, répondis-je en rougissant. Ce gout est charmeur, léger et tout en finesse, élégant et velouté.

Le vigneron me regarda, un peu étonné. Il ne répondit rien, mais il me fixa pendant plusieurs secondes, en silence. Il me sembla que mes paroles avaient eu une résonance particulière pour lui. Plusieurs de mes collègues approuvèrent, d’autres donnèrent d’autres suggestions, d’autres prénoms féminins. La discussion s’animait, encouragée par les vapeurs d’alcool.

Je m’approchai de la bouteille pour examiner l’étiquette. Elle reprenait les armoiries de Jehan  de Grigny, représentant une tête de cerf stylisée avec une croix entre les bois, au-dessus du nom du cru, et d’un médaillon où le profil dur de cet homme était reproduit. Je reconnus immédiatement le dessin orangé qui ornait le plafond peint de ma chambre. Ces couleurs voyantes ne correspondaient pas du tout à la finesse de ce cru, et l’air rébarbatif de l’homme ne donnait pas envie de goûter ce vin. Je me tournai vers le vigneron et lui fis cette remarque.

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Photo M. Christine Grimard

–          Que suggéreriez-vous pour l’étiquette alors ? me dit-il amusé.

Le dessin étant un de mes loisirs favoris, j’avais toujours dans mon sac un carnet de croquis et quelques fusains. Je le sortis et lui dis :

–          Donnez-moi quelques minutes, et je vous fais une ébauche.

–          Avec plaisir, répondit-il. Il me semble que vous avez bien senti l’esprit de ce cru, et je suis curieux de voir ce qu’il vous a inspiré.

Ma collègue qui s’était approché de notre groupe, renchérit :

–          Oui, elle est très forte pour « sentir les choses », effectivement, ce qui lui vaut parfois quelques moqueries de notre part. Mais, ses dessins sont des merveilles, et elle va vous pondre un petit chef d’œuvre en moins de temps qu’il ne vous faut pour vider une bouteille. Faites-lui confiance !

Elle partit d’un grand éclat de rire, et s’empara d’une gougère qu’elle mordit à belles dents tout en sirotant la fin de son verre.

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Photo M. Christine Grimard

Ses mots me firent rougir, et je me détournai pour cacher mon trouble. Peu m’importaient les éventuelles moqueries, je sentais qu’il fallait que je fasse cette ébauche, et que le visage de cette jeune femme reprenne vie sous mes fusains. Je laissai courir mes doigts sur le vélin, et quelques minutes plus tard, le contour du beau visage de mon amie d’un soir m’apparut, dans toute sa douceur. J’eus la sensation de n’être que le transmetteur, et que le fusain glissait sur le papier sans que n’y fusse pour rien, et je laissai ma main suivre son instinct. Je finis par son regard, qui parût tellement vivant lorsque j’ajoutai une touche de craie blanche, que j’eus la sensation qu’elle allait me parler. Ses longs cheveux balayaient le contour de son visage triangulaire, et sa bouche fine souriait imperceptiblement. Ses yeux, que je savais gris clairs, même si le fusain n’en rendait pas la couleur véritable, étaient très expressifs, presque vivants, et son regard d’une douceur incroyable, répandait une aura de paix et d’amour. J’ajoutais dans chaque coin du portrait, une grappe de raisin, et une feuille de vigne, pour tenter de compléter l’illustration de l’étiquette.

Je regardais le portrait sorti de ce fusain, en me demandant quelle force avait commandé ma main, pour poser sur cette feuille de vélin blanche, l’image exacte de la jeune femme du 15° siècle qui avait traversé ma nuit. Elle me souriait, visiblement heureuse que son image ressurgisse du passé, pour illustrer le vin issu de la parcelle dont avait hérité son fils, et qui avait acquis ses lettres de noblesse avec le temps et le travail des hommes.

Encouragée par ce sourire, je tendis mon carnet au vigneron, en lui disant :

–          Voilà, ce n’est qu’une ébauche, mais voici le portrait que m’a inspiré la saveur de votre vin féminin. Cette jeune femme, s’appelle Blanche, il me semble, et je crois que votre vin a la couleur de son sourire. Ne me demandez pas pourquoi, c’est juste une impression, et je m’exprime mieux en dessin qu’en paroles. Faites-en ce que vous voudrez …

Il resta immobile une longue minute, contemplant ce visage, pâlit sous son hâle, et tendis le carnet à notre guide, qui le regarda fixement à son tour. Enfin, ils retrouvèrent l’usage de la parole, et il me dit :

–          En effet, votre collègue avait raison ! C’est bien un petit chef-d’œuvre. Cette femme est fascinante, et je crois qu’elle illustre parfaitement  l’esprit de ce grand cru, à la fois charmeur et capiteux, doux et corsé, tendre et plein de ressources. Comment faites-vous pour rendre aussi bien, l’expression d’un regard ? C’est incroyable !

–          N’en faites pas trop ! répondis-je en riant. Mais je suis contente qu’il vous plaise, peut-être allez-vous l’utiliser ?

–          Bien sûr, si mes associés sont d’accord. Je vais faire une photocopie de votre dessin et leur montrer dès demain, et si tout va bien la prochaine cuvée sortira sous cette appellation de « Cuvée Blanche » ou « Grand cru Blanche de Grigny » si elle est acceptée. J’ai l’intuition que cette nouvelle présentation devrait rendre à cette production toute l’attention qu’elle mérite et qu’elle avait perdue depuis des lustres.

Il s’éloigna pour faire cette copie, puis me rendit mon carnet, et rejoignit son comptoir pour prendre les commandes de ceux qui souhaitaient repartir avec quelques bouteilles de grands crus. Je le rangeai avec mes fusains, satisfaite du tour que prenaient les évènements. Ma collègue me glissa à l’oreille :

–          Tu vois bien que tu as un talent particulier pour sentir les choses et les faire ressortir en pleine lumière. Heureusement qu’il y a des gens comme toi, sinon la vie serait bien terne par moment ! Viens, on va se commander une bonne bouteille qu’on ouvrira pour Noël, ça égayera un peu la cérémonie de vœux au bureau !

Elle rit, en s’éloignant vers le comptoir. Je la suivis en souriant, décidément, elle avait toujours les mots qu’il fallait pour me recadrer vers la réalité. Le vigneron nota notre commande, qu’il préparerait, et nous apporterait au château avant notre départ. En me tendant ma facture, il me regarda avec reconnaissance et dit :

–          Peu de gens comprennent les particularités de notre terroir en si peu de temps, et surtout il y en a encore moins qui sentent aussi bien que vous l’avez fait, la passion qu’il y a derrière cette vitrine commerciale. Je ne sais pas comment vous avez fait pour capter aussi rapidement l’âme de ce cru, et la restituer aussi bien, mais je vous en suis très reconnaissant. Je ne sais pas s’il aura le succès qu’il mérite, mais ce que je sais, c’est que les choses sont à leur place, maintenant. Je vous en remercie de tout cœur, et un cœur de Bourguignon, c’est gros comme ça, dit-il en me posant sa grande main sur sa poitrine.

Je balbutiais quelques mots de remerciements à mon tour, puis nous reprîmes le chemin du Château pour le dernier déjeuner avant le retour vers notre vie normale, plus tard dans l’après-midi. Je sentais déjà que j’en repartirai avec les regrets de laisser ce lieu extraordinaire, pour retrouver la banalité du quotidien. En quelques heures seulement, tant d’évènements s’étaient déroulés, qu’il me faudrait sûrement plusieurs jours pour en faire le point exact, à mon retour. Dans l’immédiat, il me restait quelques heures à vivre ici, et je comptais bien en savourer chaque minute. Reverrai-je ma jeune amie avant de partir ? Je ne savais pas trop si je le souhaitais ou si je le redoutais, et je me posais cette question lorsqu’on nous demanda de rejoindre la salle à manger.

L’avenir me répondrait bientôt, probablement plus tôt que je le pensais.

A suivre…

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Photo M. Christine Grimard

La Porte (Partie 1)

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M Christine Grimard Vol d’étourneaux bourguignons Automne 2013

Ma collègue s’indignait :

– Encore des réunions à n’en plus finir, pour couper les cheveux en quatre ?

-De quoi parles-tu ?

-On est « conviés » à un séminaire, le week-end prochain, de remise à niveau. Et en plus, ça se passera dans un ancien monastère reconverti en hôtel, je ne sais où dans la campagne bourguignonne.

-Je te trouve bien dure ! C’est un endroit probablement magnifique, je connais mal cette région mais je la crois très belle. Ça sera l’occasion de découvrir ! Tu n’es jamais contente.

-Tu es toujours optimiste, et quoi qu’il t’arrive, tu trouves toujours le moyen d’y trouver un intérêt. C’est une vraie maladie ! Cette fois-ci, je te prédis que ce week-end ne te laissera pas un souvenir impérissable. Deux jours, dans la grisaille de l’hiver, dans une région où il n’y a probablement que des vignes, dépourvues de la moindre feuille à cette époque de l’année. De quoi s’ennuyer ferme, entre les conférences, et on sera ravis de revenir au bureau lundi !

-Et toi, tu n’es jamais contente, lui répliquai-je en souriant. Je parie que tu auras changé d’avis lundi, on en reparlera !

-Dans chaque pari, il y a un imbécile et un escroc, répondit-elle en me rendant mon sourire. Tu comprendras que je ne souhaite rien parier avec toi ! Enfin, si tu veux, on parie une boite de chocolats, et on la mangera ensemble ici.

-D’accord ! Pari tenu, l’escroc et l’imbécile se consoleront ensemble avec une orgie de chocolats. On se retrouve là-bas samedi matin aux aurores.

-Il faudra bien ça pour me consoler d’avoir encore perdu un week-end pour faire plaisir au boss, dit ma collègue en attrapant son manteau. Allez, bonne soirée, ma belle, on se retrouve samedi.

Elle sortit en faisant claquer ses talons, comme pour ponctuer son mécontentement. En arrivant vers l’ascenseur, elle se retourna et me fit un clin d’œil en ajoutant :

-Toi qui aime te documenter sur tout, fais quelques recherches sur la région avant. On sera à quelques kilomètres du célèbre « Clos Vougeot ». Tu pourras te régaler d’histoire pendant que moi, je dégusterai les grands crus !

Les portes de l’ascenseur se refermèrent sur son rire en cascade, et je me réjouis à l’avance de passer le week-end en sa joyeuse compagnie, même si l’on ne quitterait pas vraiment l’ambiance du travail. Cela promettait un beau dépaysement. Avant de partir, je fis quelques recherches sur le lieu de notre réunion, et les villages environnants, et je compris que ce court séjour allait probablement nous laisser des souvenirs alléchants.

Voilà qui s’annonçait beau et bon, comme j’aimais goûter la vie. Encouragée par cette perspective, je me dépêchais de finir mon travail, et de rentrer pour préparer mon sac.

 

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Côte Bourguignone M Christine Grimard Automne 2013

Le lendemain, je partis aux aurores, mais le voyage fut facile, sans aucune circulation en cette période hivernale. En arrivant dans la région, je repérais des coteaux plantés de vignes, qui dessinaient une carte à ciel ouvert où les différentes parcelles se distinguaient par la couleur de leur sol, ou de leurs ceps dénudés. Certaines étaient closes de murs, d’autres délimitées par des sentiers. Le puzzle ainsi dessiné brillait au soleil du matin, et en le voyant ainsi je me demandais pourquoi ce vignoble était célèbre dans le monde entier.

Ce week-end serait aussi l’occasion d’en savoir un peu plus sur cette terre ancestrale, et je m’en réjouissais.

 

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Château de Gilly Automne 2013 M Christine Grimard

A l’arrivée, j’étais la première, ce qui me donna l’opportunité de faire le « tour du propriétaire » avant que le reste de mes collègues n’arrive. L’Hôtel était en effet situé dans les murs d’un ancien monastère du moyen âge, reconverti en château de plaisance à la renaissance. Il avait gardé le cachet de l’authenticité, et semblait se cacher des curieux derrières ses grilles gainées de lierre. Les douves désormais vides, et engazonnées, le rendaient inaccessible en dehors d’un reliquat de pont-levis, ce qui accentuait son mystère. Les pierres d’époque scintillaient à contre-jour dans les lueurs du petit matin, évoquant l’image d’un joyau dans son écrin. Le silence qui l’entourait finissait de peindre cette atmosphère d’un autre âge, empreinte de paix et de sérénité.

Seuls, quelques sapins de Noël disposés en rang d’oignon contre le parapet du pont levis, dénotaient dans ce décor d’époque. Cette note de modernité incongrue, nous projetait brutalement dans la réalité, et je ne pus m’empêcher de regretter de ne pas avoir connu ce lieu, trois siècles auparavant.

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Château de Gilly Automne 2013 M Christine Grimard

La jeune femme de la réception était bien dans son siècle, blonde et accueillante. Elle m’indiqua le chemin de la chambre en me confiant une clé à l’ancienne, digne d’un couvent, ornée d’un porte-clés en forme de tour argentée, où se dessinait la tête d’une licorne. Je montais au second étage, puis me perdis dans un dédale de couloirs successifs, séparés de petits paliers inégaux où l’on accédait par trois ou quatre marches. Sur chaque palier, un guéridon et deux fauteuils étaient disposés pour offrir une halte à ceux qui le souhaitaient ; et dans chaque recoin s’ouvrait une porte de chambre.

Chaque chambre était unique, ainsi, on avait la sensation d’être un des membres de la famille du seigneur du lieu, et d’avoir la chance d’être invité à partager son intimité.

Rien à voir avec les hôtels modernes aseptisés et impersonnels où on a la sensation d’être un numéro, que l’on range dans son clapier pour la nuit.

Je me réjouissais de partager un peu de l’ambiance de la Renaissance pendant ce séjour, et de pouvoir imaginer la vie de ceux qui avaient vécu en ces murs. Il me semblait les voir gravir ces marches dans un froissement d’étoffe, alors que le bois craquait sous mes pas, comme il avait dû le faire sous les leurs. C’était troublant de penser que le miroir qui ornait le palier de ma chambre, avait reflété d’autres visages, qui avaient disparu dans les méandres du temps, comme le mien le ferait aussi.

Dans ces murs, où le passé et le présent se côtoyaient étroitement, ce qui semblait être un jeu de miroir ne tarderait pas à me montrer à quel point le temps n’est qu’un leurre dans l’étroitesse de notre esprit humain. J’allais bientôt en faire l’inquiétante expérience…

 

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Château de Gilly Automne 2013 M Christine Grimard

Journal interne ( Partie 1/3)

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Jour 1 :

Ce matin, l’air est plus léger. Ils m’ont dit que c’était le grand jour, mon tour est enfin arrivé.
Depuis le temps que je moisis ici, je vais pouvoir découvrir de nouveaux horizons. Ils m’ont dit de me rendre au bloc 27, une heure après le lever du soleil. Il ne faut pas que je rate le rendez-vous.

Finalement, je suis arrivé très en avance, et l’hôtesse à l’entrée, m’a indiqué où se trouvait la salle d’attente. Voilà plus d’une heure que je suis là, et rien ne se passe. Je commence à trouver le temps long.

Tiens ! Voilà une autre personne, qui s’assoit en face de moi. Elle me regarde, timidement, et ne bouge plus. Nous attendons, encore, et encore.

N’y tenant plus, je sors dans le couloir. Il est immense, tout blanc, tout en longueur et désespérément vide. Je n’ose aller plus loin de peur de me perdre, alors je retourne m’assoir. La personne me regarde, elle a d’immenses yeux gris. J’ai l’impression qu’elle voudrait me poser une question, puis elle baisse la tête et elle renonce.

Enfin, Il arrive.

Il nous regarde l’un et l’autre, nous dévisage, nous évalue. Puis il déclare :

« Matricules 20190 et 20191, je présume .. ?

Nous répondons avec un bel ensemble : « Présents »

-Très bien. Vous êtes ponctuels. Votre heure est venue, vous allez pouvoir prendre le vol du matin. On vous attend. Il faudra vous dépêcher, et avoir un peu de courage pour la descente. Mais par la suite, il n’y aura qu’à suivre le plan défini, faire confiance en votre nature, et tout ira bien.

Avez-vous des questions ?

-Non, répondîmes-nous d’une seule voix.

-Parfait, alors vous pouvez y aller. Vous suivez le couloir puis vous prenez la troisième porte à droite et vous trouverez l’ascenseur.

Il sortit, nous laissant seul de nouveau. La personne me regarda, semblant très inquiète, et dit :

« Heureusement que nous sommes ensemble. J’aurais eu peur de me perdre, seul !

-Restons ensemble, et tout ira bien ! N’ayez pas peur !

Il sembla rassuré, et m’emboita le pas. Les indications données étaient bonnes et une fois dans l’ascenseur, il n’était plus possible de se tromper.

La descente fut assez vertigineuse. J’en eus presque la nausée, et l’atterrissage encore plus sportif. J’eus la sensation de plonger brusquement dans une mer sans fond, et le choc fut si fort que je perdis connaissance. Au réveil, tout était sombre autour de moi. Je ne voyais plus l’autre personne. Peut-être avait-elle pris un autre chemin. Je m’en inquiéterai plus tard. Pour l’heure, il fallait que je trouve de quoi me nourrir.

Les évènements du jour m’avaient épuisé, et avant de trouver la moindre nourriture, je sombrais dans un sommeil sans rêve.

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Jour 31 :

Voilà déjà un mois que je suis là, la vie s’organise doucement. J’ai trouvé mes marques. La plupart du temps, la nourriture est abondante, et il ne fait pas froid. Certains jours, je m’ennuie un peu, et pour passer le temps, je dors. Mais, quand je réfléchis à ce qui s’est passé depuis que je suis là, il me semble que chaque jour a été l’occasion d’une nouvelle découverte.

La semaine dernière, par exemple, au réveil, il y avait de la musique. Je ne reconnus pas la mélodie, mais je n’ai aucune culture musicale. C’est le rythme qui m’a tout de suite accroché. Un rythme régulier lancinant, comme une cascade, qui me berçait délicieusement. Je ne comprenais pas d’où venait le son. Il semblait remplir tout l’espace. Je cherchais où était le percussionniste, en vain. A la tombée de la nuit, l’intensité diminua légèrement, et je perçus un second son, plus lointain, plus rapide, plus léger aussi, qui semblait essayer de suivre le premier, sans y parvenir.

Le lendemain, le bruit était encore là, mais je commençais à m’y habituer. Il me rassurait même. Peu à peu, la vie continua, rythmée par ces notes syncopées. Le rythme accélérait avec le jour et ralentissait la nuit, mais il était toujours là. Je compris qu’il devait nous être nécessaire. J’imaginais qu’un chef d’orchestre réglait le tempo, et qu’ainsi chacun de nous était obligé de le suivre.

Depuis lors, ma vie suivit son cours, en musique, nuit et jour.

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Jour 61 :

Je ne sais pas ce qui m’a conduit ici, et pourquoi je n’ai pas le droit de sortir de cette cellule. Mais je sens qu’il ne faut pas que je me révolte ou que je tente de fuir.

Une voix douce et amicale, me parle souvent dans la journée. Je sens qu’elle me protège et qu’elle ne me veut que du bien.

Quand je m’inquiète, elle chante pour me réconforter.

Quand je dors, elle se tait pour ne pas me déranger.

Dès que je me réveille, elle me parle, et cela m’apaise.

Je sens qu’elle m’aime, et que je pourrais l’aimer aussi, sans l’avoir jamais vue.

A suivre ….

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Elle et moi (Partie 11)

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Le lendemain matin, je me réveillais avec une impression de pesanteur pénible, qui allait m’accompagner toute la journée.

Je devais me rendre dans le service des enfants, pour leur faire une lecture, en remplacement de mon amie. Elle avait prévu de leur lire « Le petit Prince » de Saint-Exupéry, qui était un de mes livres préférés, et je savais que cela me ferai du bien de marcher sur ses traces, en compagnie des enfants. J’oubliais mes angoisses pendant quelques heures, en voyant les yeux émerveillés des plus jeunes découvrant le périple de l’enfant blond.

Ils préférèrent la rencontre avec le renard, les premiers pas de cette amitié naissante, de deux êtres dissemblables qui apprennent à s’apprivoiser puis à s’aimer. Ils me demandèrent de reprendre ce passage où le renard, explique l’importance qu’il donne à son nouvel ami. La petite fille posa son lapin sur mes genoux pour qu’il regarde les illustrations de l’auteur et ferma les yeux lorsque je relus cette phrase :

« Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’Or. Alors, ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… »

J’arrêtais la lecture, les laissant sur cette phrase. Silencieux, ils attendaient en me regardant, et je les laissais redescendre doucement sur terre. La petite serra son lapin contre son cœur et lui dit :

« Tu vois, nous on s’est apprivoisés, et comme ça on n’aurait plus jamais peur, même si on tombe dans le désert, un jour, comme lui. » Elle se tourna vers moi, et ajouta : «Toi, et Mamie-Doux, vous vous êtes apprivoisées, et comme ça vous n’aurez plus jamais peur ! »

– Tu as raison, ma chérie, quand on a un ami, il suffit de penser à lui pour ne plus sentir sa peur ! Et Mamie-Doux m’a appris à ne plus avoir peur, même dans le désert… »

Ce moment avec les enfants me rendit l’énergie que la nuit dernière m’avait dérobée. Il suffisait de quelques mots sortis de la bouche de cette enfant, pour que les émotions échevelées que je trainais depuis le réveil, se canalisent. Je sortis de cette rencontre de nouveau apaisée.

 

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En arrivant chez moi, je trouvais un message de mon cousin qui me demandait de repousser son séjour chez moi, au mois suivant. Ce nouveau contretemps me contrariait, me privant de l’usage de sa voiture. Puisque je ne pourrais pas aller lui rendre visite pendant deux semaines, je décidais de lui téléphoner le lendemain.

Dans cet établissement, avoir une réponse fut très difficile. J’appelais plusieurs jours de suite, parlant chaque fois à des interlocuteurs différents, et retrouver sa trace commençait à sembler impossible. Enfin, mon appel ayant été transféré d’étages en étages, je finis par avoir une personne qui me demanda de rappeler la semaine suivante, pour parler à la responsable du service qui était seule habilitée à donner des renseignements sur les patients. Je compris qu’il serait difficile de pouvoir obtenir de parler directement à mon amie. J’avais l’impression de la voir s’éloigner de moi, inexorablement.

Le lundi suivant, j’eus enfin la bonne personne, mais elle semblait avoir beaucoup de réticences à me répondre. Elle m’interrogea sur mes liens de parenté avec mon amie, et lorsque je lui expliquais notre relation, elle me répondit brutalement qu’elle ne donnait des nouvelles qu’aux membres de la famille proche. J’insistais longuement, et elle dû sentir mon inquiétude, et se laissa attendrir au bout d’une discussion qui me sembla interminable. Elle finit par lâcher :

« Votre amie n’est pas restée longtemps dans notre établissement, et je crois que le mieux est que vous appeliez son fils directement. Il vous renseignera mieux que moi. Je vous prie de m’excuser de ne pouvoir prolonger cette conversation, j’ai beaucoup de travail ! » Et elle raccrocha !

Je restais là, prostrée, à regarder bêtement mon téléphone, comme s’il m’avait trahi.

La tournure que prenaient les évènements, confirmait mes craintes. Il fallait que j’admette que les choses étaient différentes de ce que je voulais qu’elles soient, et que j’ouvre les yeux sur la réalité. Je regardais mon pendentif, en cherchant une aide qui ne venait pas.

J’essayais de rassembler mes idées. Je ne connaissais pas son fils, ne savait rien de lui, et j’étais sûre qu’il refuserait de me parler si je finissais par le retrouver. Peu à peu, en tournant dans ma mémoire, les évènements successifs des derniers jours, je cessais de me débattre, et j’admis que je ne reverrai sans doute pas mon amie. Curieusement, cela m’apaisa. Au bout de cette nuit de torture, je voyais enfin le but du tunnel. Il me semblait qu’elle était sereine et que sa sérénité serait la clé de la mienne.

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Je repris ma vie, d’où elle était absente, traversai la rue vide de son absence, pour passer devant sa fenêtre en espérant voir de nouveau son regard bleu derrière les vitres. Jour après jour, l’absence creusait son gouffre, et j’essayais de ne pas m‘y noyer.

Quinze jours plus tard, un camion de déménagement barrait la rue, lorsque je sortis de chez moi, juste devant son immeuble. Je m’approchais intriguée. Sa fenêtre et sa porte étaient ouvertes et plusieurs personnes s’affairaient dans son appartement. Un homme semblait régler le ballet des allées et venues. Il était plus grand que moi, et la forme de son visage me semblait familière, mais son regard dur et sombre mettait un mur entre nous. Sa bouche pincée, aux lèvres si fines qu’elles en étaient presque invisibles, trahissait son manque de générosité. J’étais mal à l’aise en sa présence, mais je sentais que je devais aller lui parler. Lorsque j’entrais dans la pièce principale, il leva le regard vers moi, me détaillant de la tête aux pieds, et je le trouvai immédiatement antipathique. J’essayais de me calmer, refusant de juger quelqu’un que je ne connaissais pas, sur une simple impression. Mais c’était plus fort que moi, je me sentais trembler et mes jambes me lâchaient. Il me toisa de toute sa hauteur et me jeta :

« Qui vous a autorisé à entrer ici ? Qui êtes-vous ? Vous vous croyez tout permis ? »

– Je … commençais-je en hésitant. Je connaissais la dame qui habite ici, et n’ayant pas de nouvelles d’elle depuis quelques semaines, je me demandais si …

– Si quoi ?

– Si elle va bien… Je le regardais au fond des yeux, redoutant la réponse, que je lisais déjà dans ses pupilles noires.

– Je ne vois pas en quoi cela vous regarde ! Aboya-t-il.

Son regard et tout son être respiraient l’hostilité. Il réfléchit quelques minutes, puis chaussa ses lunettes rondes, et me fixa, les yeux froncés. Je ne disais plus rien, ne sachant plus comment expliquer ma présence. Soudain, il se redressa et dit :

-Oui, je sais qui vous êtes ! Bien sûr ! Vous devez être cette fille dont ma mère s’était entichée ces derniers temps. Je me demandais comment j’allais vous trouver ! Mais bien sûr, il suffisait d’attendre que vous veniez de nouveau fourrer votre nez dans ses affaires !

J’étais de plus en plus gênée, mais il continua en vociférant :

« Je comprends maintenant que je vous vois, avec votre petit air d’ange aux yeux bleus, votre allure si douce, si fragile, elle n’a rien pu vous refuser. Elle avait toujours désiré avoir une fille, et vous avez dû bien en profiter ! Expliquez-moi comment vous avez fait pour qu’en quelques mois, vous ayez pris un tel ascendant sur elle, au point qu’elle vous cite sur son testament !

Il fulminait, et si la rage qui brûlait dans ses yeux, avait pu fondre sur moi, elle m’aurait consumée en un instant. Je n’osais plus bouger, la colère sourde ayant toujours été un repoussoir pour moi. Dans ce genre de situation, je faisais le dos rond, attendais que l’orage s’éloigne ou me cachais dans un trou de souris. Je le regardais sans rien dire, attendant que la tempête passe, ce qui décupla sa colère :

« Allez-vous enfin me dire ce que vous êtes venue faire ici ? Explosa-t-il.

– Je n’ai pas eu le temps de vous expliquer, vous ne me laissez pas parler, répondis-je d’une toute petite voix.

– Alors parlez !

– Je voulais prendre des nouvelles de votre maman, et j’ai appelé la maison de convalescence, mais ils n’ont rien voulu me dire. Alors, quand j’ai vu qu’il y avait quelqu’un chez elle ce matin, je suis venue …

Je réalisai d’un seul coup qu’il avait parlé de testament:

« Pourquoi parlez-vous de testament ?

Il me regarda, un peu surpris, et sa voix se radoucit :

« Parce que, le notaire me l’a lu hier, et votre nom est cité, enfin, je suppose que c’est le vôtre ! Imaginez ma surprise, que ma mère ait pu me faire ça, à moi !

Je ne voulais pas comprendre ce que ça impliquait, je ne voulais pas admettre que ma plus grande crainte était réalisée. Je sentais mes larmes couler, et mes jambes trembler. Je le voyais à travers un brouillard, et tout ce qu’il pouvait me faire maintenant, n’avait plus d’importance. Il remarqua ma pâleur, me poussa vers une chaise et dit :

« Asseyez-vous, vous êtes toute pâle ! Vous n’allez pas tomber dans les pommes, en plus !

Je le regardais, incrédule. Comment pouvait-il être aussi froid et brutal ? Mon regard dû l’énerver encore plus et il ajouta en hurlant :

« Vous voulez me faire croire que vous le ne saviez pas, avec votre petit air innocent !

Il était du genre à frapper une femme à terre. Une vraie brute ! Comment un tel homme pouvait-il être le fils de mon amie, qui était pétrie de douceur et d’humanité ? Il poursuivit :

« Je l’ai accompagnée quand on l’a transférée dans sa maison de convalescence, elle ne voulait pas y aller, sans vous dire au revoir. Elle m’a parlé de vous pendant tout le trajet. J’aurais dû me douter qu’elle m’avait préparé ce coup fourré, dit-il enfin, entre ses dents. »

Autant de noirceur dépassait l’entendement, ce qui me donna la force de me redresser. J’éprouvais un tel mépris pour cet être aussi égoïste, que je n’avais plus peur de lui, et lui dis :

« Je ne veux pas savoir de quel coup fourré vous parlez, je voudrais seulement que vous m’expliquiez ce qui lui est arrivé, en après je vous laisserai régler toutes vos affaires !

Il eut un moment de recul, et parût, enfin, un peu gêné. Il baissa les yeux et dit :

« Oh, ça aussi, elle avait dû le préparer. En arrivant là-bas, elle m’a dit qu’elle se débrouillerait pour ne pas rester trop longtemps, qu’elle était trop fatiguée pour cela. Sur le coup, je n’avais pas compris, mais la nuit suivante, elle était morte ! La nuit du 14 juillet en plus ! Je suis sûr qu’elle l’a fait exprès, on devait partir en vacances le lendemain, et on a dû annuler le voyage. »

Je n’en croyais pas mes oreilles, il ne semblait pas affecté par la disparition de sa mère, mais seulement par l’annulation de ses vacances. Il dû sentir le mépris que je ressentais pour lui, et me dit :

« Ne me regardez pas comme ça, vous ne savez rien de moi. Ma mère et moi, on n’était pas très proches, elle vivait dans un monde de chimères, racontait des histoires à dormir debout, et n’avait qu’une idée, celle de retourner dans son île perdue. Je déteste la mer, et elle ne voulait pas le savoir. Un jour, je lui ai dit qu’elle aurait dû détester aussi cet océan qui avait tué son mari. Elle a souri et m’a répondu qu’elle voulait justement le rejoindre là-bas. »

Il se tut, les yeux dans le vague, à ce souvenir. Je respectai son silence, et commençai à avoir pitié de lui. Il avait eu la chance de côtoyer une femme exceptionnelle, et ne l’avait même pas remarquée. Sans doute, est-ce plus fréquent que l’on ne croit. Ce n’est que quand les gens nous manquent qu’on s’aperçoit de la place qu’ils prenaient dans notre cœur, et de leur valeur.

Je le plaignais d’avance, pour le jour où il réaliserait cela.

Je me levais pour partir, je n’avais plus rien à faire ici, auprès de cet homme froid, qui n’avait rien en commun avec mon amie. Je voulais rentrer chez moi pour penser à elle et l’accompagner de mon souvenir. Mais il me rattrapa vers la porte :

« Ne partez pas si vite, elle a décidé de vous laisser deux choses. Je vais vous les donner, et après, je ne veux plus jamais entendre parler de vous ! »

Il me désigna un carton qui était sur la table où mon prénom était écrit au feutre bleu :

« Elle avait dû le préparer pour vous depuis longtemps, parce qu’on l’a trouvé sur cette table en entrant tout-à l’heure, vous n’avez qu’à l’emporter. En revanche, il faudra m’indiquer votre adresse, parce qu’elle vous lègue aussi son lit clos, et ça je dois dire que c’est ce qui me contrarie le plus ! »

Il s’arrêta en me regardant d’un air outré. J’étais de nouveau franchement gênée.

« Je ne veux pas vous déposséder de l’héritage breton de votre famille, commençais-je, je comprends que vous y teniez… »

Mais il m’interrompit de nouveau :

« Ne dites pas de bêtises, je ne tiens pas spécialement à ces vieilleries encombrantes. Je ne sais même pas si j’aurais pu le faire entrer chez moi. Non, ce n’est pas ça. Elle savait que je voulais le vendre à un antiquaire. Je comptais en tirer un bon prix ! Non seulement je vais perdre la vente, mais en plus elle a exigé que je paye le déménagement du lit jusqu’à votre appartement, c’est un comble !»

-Alors, je comprends pourquoi, elle a voulu me le donner, dis-je dans un souffle, en le regardant droit dans les yeux. Il me toisa un moment puis baissa les yeux.

-Donnez-moi votre adresse, on vous le portera ce soir, quand l’appartement sera vidé ; et maintenant disparaissez de ma vue ! »

Je ne demandais pas mieux. Je pris le carton marqué de mon prénom, et le regardai une dernière fois en me dirigeant vers la porte, cherchant, en vain, un trait ou une expression de son visage qui m’aurait rappelé celui de mon amie.

En traversant la rue, je me retournais vers la fenêtre, mais personne ne me regardait cette fois-ci, ni mon amie, ni la jeune femme que j’avais vue, la nuit du 14 juillet. J’avais hâte de découvrir ce qu’elle avait préparé pour moi dans ce carton. Je le portais serré contre mon cœur, comme le plus grand trésor qui m’ait été donné jusqu’ici.

A suivre.

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Photo M Ch grimard

Elle et moi (Partie 6)

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Courtesy Google

Cette nuit-là, fut longue et agitée, peuplée de chevaux galopant libres sur la lande, de bruyères battues par le vent, de monstrueuses vagues plus hautes que les falaises. Je dormais quelques heures, rêvant d’un estran brillant sous la lune, où dansaient des goélands autour d’un cavalier sans visage. Le réveil fut douloureux, alors que les premiers bruits de la rue couvraient celui du vent, je revins à la réalité comme on plonge dans un puits glacé.

Je ne voulais pas chercher sous l’écorce, ni affronter les ombres. Je voulais reprendre pied dans ma réalité, retrouver mes amis, aller en cours, ne rien voir d’autre que ces gens qui se pressaient vers le métro, que ces yeux vides et ces pavés gris.

Au moins ce matin.

Il serait bien assez tôt d’y penser lorsque la nuit reviendrait m’enrouler dans son écharpe de doutes.

En sortant dans le petit matin brumeux, je ne levais pas les yeux vers sa fenêtre, fixant mes pieds, jusqu’au coin de la rue. Je savais qu’elle était là et qu’elle me suivait des yeux. Je sentais son regard comme une caresse de velours, mais je ne lui donnais pas le mien. Je pensais qu’elle ressentait ce mépris comme une injure, et cela me faisait horreur, mais je voulais qu’elle comprenne que je désirais prendre du recul. Il fallait que je respire de nouveau dans mon siècle. Toutes ces histoires n’étaient que le fruit d’une imagination trop fertile depuis toujours, et j’allais y mettre un terme facilement. Il n’y avait qu’à le vouloir pour que tout ceci retourne dans le passé.

Mais amis me trouvèrent plus distraite que d’habitude, les cernes plus marquées. Ils me demandèrent si j’avais encore passé la nuit à chasser des images insolites sur les toits, ou si j’étais malade. Je répondis par une plaisanterie et ils n’insistèrent pas.

Par une curieuse coïncidence, mais en était-ce vraiment une, le cours d’histoire des civilisations, portait sur le peuple celte. J’appris qu’ils célébraient leur culte au contact de la nature, de préférence dans les rares clairières où l’on trouvait le gui et la verveine, leurs plantes les plus sacrées. Le gui se cueillait sur les chênes au cours de cérémonies ancestrales. Ils croyaient à la migration des âmes, vers le Gwenva, lieu de béatitude et de paix éternelle. Leur croyance à l’immortalité de l’âme et en la réincarnation, en faisait de féroces combattants. La mort n’était que le milieu d’une longue vie. L’eau fraîche et limpide, captant la lumière en jaillissant du sol, fascinait les Celtes, ainsi que la terre-mère, objet du culte principal.

« C’est moi la mère naturelle de toute chose, la maîtresse de tous les éléments, l’origine des mondes, la divinité suprême, la reine de tous ceux qui sont aux enfers, la première des habitants des cieux, la forme unique de tous les dieux et de toutes les déesses. » Apulée

J’écoutais ces mots, j’imaginais ces guerriers farouches, ces druides empreints de sagesse, et il me semblait voir leurs visages à travers les limbes du temps. Je me sentais étrangement proche de leur sensibilité, moi qui passais tellement de temps dans les bois pour chasser mes images. Je réalisais soudain, à quel point l’étais fascinée par l’eau, comme eux, puisque nombre de mes clichés s’évertuaient à capter les reflets de la lumière à la surface des rivières.

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Photo M. Chrsitine Grimard

En rentrant, je me décidais à admettre l’existence de tous ces signes sur ma route. C’était le seul moyen d’aller plus loin. Accepter cette différence, vivre avec, et ne pas la laisser prendre le pas sur ma vie, dans sa forme actuelle. Peu importe le passé, s’il me servait à construire mon présent, et à l’enrichir, je le laisserai me rendre visite de temps en temps

J’en étais à ce stade de mes réflexions, quand j’arrivais devant l’immeuble de mon amie. Je sentis qu’elle me regardait et levais les yeux vers elle, nos regards s’accrochèrent dans un éclair bleu. Elle ne bougeait pas, ne respirait pas, attendant que je donne le signal. Je lui souris, et ses yeux s’éclaircirent soudain. Elle ouvrit lentement sa fenêtre :

« Bonjour ma jeune amie, vous étiez tant absorbée dans vos pensées que vous ne m’aviez pas vue ce matin… »

Je la regardais sachant qu’elle n’en pensait pas un mot et répondis :

« Bonjour, vous savez bien, que je vous ai évitée volontairement, et vous savez aussi pourquoi. Il n’est pas possible de se mentir. Ce n’est pas digne de nous, n’est ce pas?

– Faites le tour, dit-elle, nous en discuterons au chaud. Mes vieux os supportent de moins en moins cette fraîcheur, le soir.

– J’arrive, dis-je, en pensant que je m’étais juré il y a quelques heures, de ne plus jamais lui parler.

Quelques minutes plus tard, j’étais assise près d’elle. Elle avait repris sa broderie, et on aurait pu croire que rien ne s’était passé. Je décidais d’affronter mes craintes, quitte à la contrarier.

Je commençais d’une voix douce:

« Vous savez, je ne voulais plus venir vous voir, ni vous parler…

– Savez-vous au moins pourquoi, dit-elle d’une petite voix effrontée.

– Bien sûr que je le sais !

– Je suis curieuse d’entendre ça, répondit-elle en souriant insolemment.

– Vous ne me déstabiliserez pas avec votre petit sourire, lui dis-je. Ecoutez-moi bien : Je suis une fille de ce siècle, je ne suis pas un de ces fantômes de votre passé, ou je ne sais quelle druidesse, ou sorcière, ou folle quelconque ! Je veux vivre ma vie ici et maintenant. Vous ne m’embarquerez pas dans vos légendes. Je ne sais pas ce que vous attendiez de moi, mais voilà, je ne suis pas prête pour toutes ces choses bizarres. Alors je refuse !

Elle me regarda pendant une longue minute, sans un mot, puis posa son ouvrage. Tout en gardant les yeux rivés aux miens, elle ouvrit un tiroir et en sortit un pendentif qu’elle me tendit. Je le pris machinalement sans baisser les yeux. Il s’agissait d’une pierre transparente de la couleur de l’eau claire. Dans ma main, il se réchauffa rapidement, et sa couleur sembla se modifier lentement. Quelques secondes plus tard, il était devenu bleu-gris, avec des reflets irisés. Je le trouvais très beau.

Elle me regardait, amusée.

-Quel est ce nouveau piège et à quoi sert cette pierre ? Demandais-je un peu inquiète.

-On appelle ça une pierre de lune, je l’ai en ma possession depuis toujours, et je ne sais pas d’où elle provient. Je sais seulement qu’elle vous attendait et qu’elle vous a reconnu. Regardez sa couleur, jusqu’ici elle a toujours été transparente comme l’eau de la rivière où on l’a trouvée, et d’un seul coup elle a pris la couleur exacte de vos yeux.

Ne me regardez pas avec cet air outré, poursuivit-elle. Je n’y suis pour rien ! C’est elle qui vous a reconnue. Je n’ai fait que comprendre qu’elle vous attendait, et vous la rendre. Je ne sais rien de plus.

Elle reprit son ouvrage, comme si tout cela n’avait aucune importance, et s’enferma de nouveau dans son silence.

-Vous ne m’en direz pas plus, n’est-ce pas ?

-Je ne peux pas dire ce que je ne sais pas, lâcha-t-elle.

-J’aurais préféré vous accompagner de nouveau au parc, ou lors de vos lectures pour les enfants, plutôt que sur ce chemin sans queue ni tête, lui dis-je, de nouveau agacée. Surtout si vous refusez de répondre à mes questions.

-Très bien, dit-elle, alors demain vous viendrez avec moi, à l’hôpital. Je vais faire la lecture au groupe des enfants du service d’Hématologie. Ils aiment beaucoup nos petites séances, et comme il y a plusieurs groupes, et que je n’ai plus la force de m’occuper de tous, vous prendrez un des groupes pendant que j’aurai l’autre. Vous voulez cous confronter à la réalité, ajouta-t-elle ironiquement, vous verrez, la souffrance injuste des enfants, il n’y a rien de plus concret !

Je la regardais, incrédule. Elle acceptait que j’entre un peu dans son monde, et je n’allais pas rater l’occasion qui se présentait.

-Avec grand plaisir ! Je vous accompagnerai, demain après-midi, je n’ai pas de cours. Et comme ça, j’aurai l’impression d’être un peu utile.

-Sans aucun doute.

En se levant elle ajouta :

-Il faut rentrer maintenant, vous et moi aurons besoin de toutes nos forces, pour demain. Enfin, surtout moi ! Je vous raccompagne.

Elle me poussait doucement vers la porte, et ajouta :

-N’oubliez pas votre pendentif, il vous donnera l’inspiration nécessaire, et vous aidera à vaincre votre timidité.

-Je ne suis pas timide ! Dis-je en rougissant.

-Oh si vous l’êtes, et ça fait partie de votre charme, ainsi que les efforts que vous faites pour que cela ne se voit pas. Mais ne vous inquiétez pas, dit-elle en riant de toutes ses dents, je ne le dirai à personne !

Je rentrais chez moi, de plus en plus intriguée. Décidément, elle m’étonnerait toujours, elle s’en tirait encore par une pirouette, mais demain, je la verrai à l’œuvre avec les enfants, dans son élément, et je lèverai un nouveau coin du voile.

Je me couchais en repensant aux évènements de la journée, quand soudain, le médaillon que j’avais posé sur la table, se mit à briller intensément. Je m’approchais lentement, un peu craintive, pour comprendre d’où sortait cette lumière. Il semblait vivant, les ondes lumineuses provenaient du centre de la pierre et on aurait dit qu’elles étaient émises selon un rythme régulier évoquant le battement d’un cœur. Je la pris dans ma main, et la pulsion s’intensifia. Je décidais de le mettre autour de mon cou, et quand j’eus noué le cordon de velours, la lueur du médaillon diminua comme s’il avait trouvé sa place. Je me sentis soudain étonnement sereine.

J’étais devant le miroir, et mon image devint lumineuse pendant quelques secondes, puis s’atténua. Il ne brilla bientôt dans le noir que le reflet bleuté de mon regard, et celui de la pierre exactement de la même nuance. Il me fallut quelques secondes seulement pour comprendre que la pulsation de cette lueur suivait exactement le rythme de mon cœur.

Un sentiment de sécurité m’envahit, et je dormis d’un sommeil sans rêve, ce qui ne m’était plus arrivé depuis bien longtemps.

 

–> A suivre …

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