Va-Et-Vient numéro 11 : « Invalides » par Dominique Autrou.

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 11 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : des personnes qui écrivent un texte avec ou sans illustration, sur le blog des autres. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci s’intitule « Invalides».

Pour cet échange, j’ai le très grand plaisir de recevoir de nouveau sur cette page Dominique Autrou qui publiera mon texte sur son blog  la distance au personnage.

Les autres échanges se déroulent entre :

Dominique Hasselmann qui publie son texte sur Métronomiques

Marlen Sauvage sur Les ateliers du déluge et Isabelle-Marie d’Angèle

Amélie Gressier échange avec elle-même sur Plume dans la main

Pour le Va-Et-Vient numéro 12, le thème sera « Complicités ». A vos plumes.

Voici le texte de Dominique.

Ce récit est une suite possible au billet initialement paru le 2 février dernier sur le blog de Marlen Sauvage, dans le cadre du Va-et-Vient.

 

‒ Bon, la voiture est réparée.

Divine nouvelle. La veille au soir j’avais cru devenir fou, lorsqu’en rentrant dans la maison Alice se tenait devant moi, nullement essoufflée, avec en mains une liasse de ce qui m’avait semblé être, à première vue, quelques vieilles cartes Michelin :

‒ Je pensais que tu étais en haut. J’ai entendu du bruit et je suis montée.

‒ Non mais c’est moi qui te croyais restée en bas, et puis dehors j’ai vu un truc incroyable à la fenêtre.

‒ On n’aurait pas un peu trop bu ?

‒ Peut-être. Enfin cela n’explique pas tout.

Cela aurait pu en effet durer longtemps. Je ne devinerais jamais qui était à la fenêtre cette nuit-là, ou plutôt, puisque manifestement nous n’étions que deux dans la maison, je ne saurais jamais quelle Alice, quelle facette d’elle-même, m’était apparue sous cet angle angélique, si, et comment, et pourquoi, elle s’apprêtait à « performer » dans une farce médiévale ? Après tout, autant préserver le mystère et l’oublier ; celui-ci pourrait, qui sait, revenir au gré d’une introspection ultérieure, par une sorte de contagion dans le souvenir ; par exemple ce soir alors que j’écris ces lignes.

 

Oui la voiture est réparée, mon mari vient de m’appeler, il va me l’apporter.

‒ Ton mari ? Mais je croyais que c’était ton frère… 

‒ Non, c’est le frère du taxi. Et ne joue pas sur les mots. Pas toi. Mari ou frère, pour une femme tu sais bien que c’est souvent la même chose.

‒ (sourire) Attends un peu, en certaines circonstances je ne suis pas contre la précision. Là, la nuance m’échappe.

‒ (sourire, aussi) Et bien par exemple, toi, tu es un frère. Un vrai, dans un sens presque spirituel. Et tu ne seras jamais un mari. C’est plus clair, là ?

‒ (rire, carrément) Oui, oui, mille fois oui. C’est beaucoup plus clair, clair et net.

 

Nous avons beaucoup roulé. Sur la route, dans la Volvo d’avant-guerre on était comme au cinéma, dans un sublime drive-in, au prix il est vrai d’une consommation démentielle qui nous faisait faire le plein toutes les deux ou trois heures, et pas que du pop-corn. À moins que son réservoir ne fût sous-dimensionné, je n’ai jamais été fichu de manier la règle de trois censée amener au résultat lorsqu’on a bien retenu le nombre de litres à la pompe. L’autoradio (un Blaupunkt, avec ses gros boutons blancs) était presque d’époque, autant dire minimaliste et sommaire. Pas de FM, donc. Les grandes ondes ayant disparu de l’atmosphère depuis des lustres, là non plus aucun espoir. En revanche il y avait un commutateur sur la haute fréquence, et à ma grande surprise je me suis rendu compte que des émissions pouvaient encore y être captées. En particulier une radio musicale sans paroles, d’origine inconnue, peut-être un pays de l’est, qui apparaissait ou disparaissait à chaque virage. S’ensuivaient quiproquos et devinettes à propos du programme : là, c’est l’intro de tel morceau, mais ici, on dirait un autre air, non ? Alors quoi, un arrangement, ? une variation ? une fugue ?

On chantait sous les tunnels et en traversant les forêts pour combler les absences électromagnétiques et embrasser nos harmoniques dans l’habitacle feutré.

J’avais remarqué depuis le début du périple un détail qui me titillait. C’était une carte plastifiée bleue insérée dans un support collé sous l’angle gauche du pare-brise, avec son logo bien particulier. Une carte de stationnement invalidité, ancien modèle. J’ai fini par trouver le moyen de poser la question à Alice, l’air de rien. Dis donc, au fait, c’est quoi cette carte, quelque chose à voir avec ton mari ? Et bien, me répondit-elle, comme tu vois c’est une carte personnelle. Il y a quelques années je suis tombée malade : épuisement, stress, dépression. Le corps a souffert. Sur la foi d’examens et de quelques papiers remplis par mon médecin, il a été déclaré invalide. Médicalement, administrativement et même fiscalement. J’avais aussi un papier dans mon portefeuille pour l’attester. Je m’en suis sortie relativement vite, grâce au même médecin. C’est pour me souvenir de lui, lorsque je prends le volant, que j’ai conservé le titre sur le pare-brise de la voiture. Même s’il est périmé, avec lui je roule moins vite. Une fois retapée je ne me suis jamais garée sur les places auxquelles j’avais droit, il y avait nécessairement beaucoup plus invalide que moi, qui marchais encore facilement sur mes deux jambes. Et puis s’il m’arrivait, en ville, de dépasser l’heure à laquelle expire le ticket de stationnement, qui sait, peut-être aurais-je droit à un geste de compassion de la part du policier municipal ? On peut toujours rêver…

Nous sommes allés aux confins du Limousin, en Guyenne, presque jusqu’en Languedoc. Pour dormir on recherchait en priorité les hôtels dans le centre-ville, si possible vieillots, voire ringards, sans étoilement explicite ni compte-rendu élogieux dûment stipulé en façade. La plupart du temps il suffisait de demander le prix de la chambre au taulier ou à la tenancière, souvent occupés à essuyer les verres derrière le comptoir du bar en regardant à travers, dans un beau geste oublié, presque une déformation professionnelle. Paradoxalement (de l’avis d’Alice, mon expérience en la matière étant proche du néant), ces établissements sont plus propres et calmes que ceux, boursouflés, qui se revendiquent comme tels. C’est encore un mystère qui ne souffre quasiment d’aucune exception. Il fallait le vivre, bientôt ce monde-là n’existerait plus (et ici je signe, quand ça disparaît il est bon d’y être, par égards aux vivants). Et les volets, au matin, qui ouvrent sur l’animation d’un petit pays, quel bonheur. À l’abri des pulsions du monde moderne, drôle d’ironie.

 

Je ne suis pas certain que nous n’ayons pas contrevenu une fois ou deux à la règle du « frère spirituel », par… amour du vivant.

De retour à Cieux, il pleuvait. La surface de l’étang tremblait sous la brume. Pour remédier à cette grisaille humide on s’est servi un whisky tourbé sec. Avec des petites olives noires, ridées, juteuses.

Il allait falloir y penser, même si l’envie ne s’en manifestait pas de façon éclatante, alors j’ai demandé à Alice l’accès à son portable perso pour commander mon billet de retour. J’ai ouvert le capot, attendu l’ouverture de la session, le son du démarrage. Une petite pop-up vert pistache sur fond bleu ciel s’est ouverte dans un coin de l’écran, accompagnée de son bip intrinsèque, avant de se refermer illico. J’ai eu le temps de lire :

« Tu es revenue ? Est-ce qu’il est toujours là ? »

Dominique Autrou

15 réflexions sur “Va-Et-Vient numéro 11 : « Invalides » par Dominique Autrou.

  1. et que c’est charmant ce voyage entre pas toujours en « fr!re spirituel » avec elle… (j’aime le détail du tenancier regardant à travers le verre)

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  2. Je ne sais pas où vous nous emmenez, mais on y va avec vous !

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  3. La Volvo fonctionne toujours et la carte plastifiée a participé à l’économie concernant les pleins d’essence !

    Regarder au travers des verres (ou au travers d’un texte, comme celui-ci), belle observation notée… 😉

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  4. […] mois, le premier échange a lieu entre Marie-Christine Grimard qui accueille Dominique Autrou sur Promenades en Ailleurs tandis qu’elle est publiée sur le blog de celui-ci, La distance au personnage.   Le […]

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  5. Dieu est dans les détails, mais le Diable aussi (:

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  6. […] régiment d’invalides défile en formation carrée ou tortue chez Marie-Christine Grimard (Promenades en ailleurs) qui échange avec Dominique Autrou (La distance au personnage), chez Marlen Sauvage (Les ateliers […]

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  7. Au fait, bravo pour la gravure : l’indice pluviométrique a été fort bien saisi ! °°°°°°°°°

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  8. Aline Angoustures et / ou Philippe Moron

    jolie chute, et belle linogravure (j’adore également celle, « magnétique », du Va-Et-Vient numéro 9)

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  9. […] possible au billet initialement paru le 1er mars dernier sur le blog de Marie-Christine Grimard, Promenades en Ailleurs, dans le cadre du « Va-et-Vient […]

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