
Photo Marie-Christine Grimard
Ciel noir sur la ville
La lune jette un œil blême
Sur les rues obscures
Photo Marie-Christine Grimard
Ciel noir sur la ville
La lune jette un œil blême
Sur les rues obscures
« Dans l’interminable
Ennui de la plaine,
La neige incertaine
Luit comme du sable.
Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune,
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.
Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.
Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune. »
Verlaine
*
Photo m. Christine Grimard
.
Dans l’inimitable
Beauté du couchant
Les chênes engourdis
Tendent vers un ciel rouge
Leurs désirs d’infini
.
Entre hiver et printemps
La vie attend son tour
Entre jour et nuit blanche
La mort attend son heure
.
Dans l’irrémédiable
Fuite éperdue du temps
L’esprit choisit le vent
Et dans un rire d’enfant
S’envole sous la lune
« Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune. »
Verlaine
Chaque fois qu’elle regardait cette photo, elle se projetait là-bas.
Ce jour-là. A cet instant précis. Ce soir-là.
A l’instant où le jour s’éteint, où la mer s’étale, où se tait le vent, où chacun se presse de rentrer , où se montre l’obscurité.
Comment était-elle arrivée là ? Ce n’était pas important. Elle était là, c’est tout.
Elle était là pour le voir glisser vers l’horizon.
Il passait en silence, flottant sur les vagues sanglantes. Il passait et elle savait qu’il ne reviendrait jamais.
Le ciel à la dérive.
Le cœur sur l’autre rive.
Elle devrait oublier l’absence, apprendre à aimer le silence, choisir l’insouciance.
Elle ne pourrait oublier l’enfance.
Il n’y aurait pas de renaissance.
Chaque fois, le même rêve, la même couleur de sang.
Cette nuit écarlate.
Ce soir de cuivre et de sang où elle avait vu mourir la lune.
Le procès fut court et expéditif. Tout était joué d’avance. Plusieurs témoins, dont la servante de Tristan, vinrent expliquer qu’ils avaient vu Luna pratiquer une magie inconnue, et Tristan lui-même raconta que Luna avait rendu la vie à des enfants morts avec l’aide d’une déesse inconnue. En entendant son témoignage, Luna releva la tête et le regarda fixement, jusqu’à ce qu’il baisse les yeux en rougissant. Puis résignée, elle se contenta de sourire lorsque le verdict de mort fut prononcé, ce qui conforta ses juges dans l’idée qu’elle était heureuse de rejoindre le maître des enfers, en brûlant sur le bûcher.
On lui accorda le privilège de charger le bûcher avec du bois vert pour qu’elle soit asphyxiée plutôt que brûlée vive, à la demande de Tristan qui acheta cette réduction de peine, trente sous.
Luna passa sa dernière nuit à penser à Pierre et à demander à la déesse de l’aider à ne pas souffrir. Elle n’avait pas peur de perdre sa vie, puisqu’elle avait fini son chemin, mais elle avait peur du feu. Elle avait toujours eu peur du feu, probablement parce qu’elle avait deviné qu’il serait son bourreau… elle le savait maintenant. Au petit matin, elle rêva au jour où la déesse lui avait confié le « sang de la lune » et la statuette, elle revit le grand chêne foudroyé se refermer derrière elle et se sentit apaisée sans savoir pourquoi.
Le ciel était orageux, noir, chargé et lourd. Le chemin la menant au bûcher suivait les faubourgs de la ville jusqu’à une colline. La pluie commençait à tomber, éclaircissant les rangs des badauds.
Luna marchait péniblement au milieu de la foule qui l’invectivait, mais ne baissait pas la tête. Au contraire, elle savait qu’elle n’avait jamais rien fait dont elle puisse rougir et plus elle y pensait, plus elle relevait le menton. Peu à peu, devant autant de dignité affichée, les injures se tarirent, et elle entendit des femmes soupirer sur son passage en se signant. L’un d’elles dit que Dieu punirait les bourreaux et accueillerait les innocents dans l’autre monde. Une autre lui répondit que Dieu allait tous les punir bientôt, parce qu’on disait que les Loups étaient arrivés aux portes de la ville, et qu’on avait vu une Louve blanche rôder dans les ruelles depuis quelques nuits.
L’orage s’intensifiait lorsque Luna arriva sur les lieux de son supplice. La pluie redoublait de violence mais ne parvenait pas à éteindre les flambeaux d’étoupe qui serviraient à enflammer le bûcher. Elle s’avança courageusement, cela ne servait à rien d’attendre. Le bûcher avait été disposé en fer à cheval, le bourreau enflamma la partie droite et poussa Luna vers le centre, lui indiquant d’entrer au milieu du bûcher. Il attendrait qu’elle soit parvenue au centre, puis refermerait l’enfer derrière elle.
Elle se retourna se tenant droite devant la foule qu’elle balaya du regard, et un silence de mort tomba dans les rangs des badauds. Puis elle fit volte-face et se dirigea vers le demi-cercle infernal en levant les yeux vers le ciel, comme dernière supplique. Les nuages noirs étaient légion au-dessus de la place, on entendit un craquement monstrueux, au même instant un éclair déchira le ciel et s’abattit sur le sol, aveuglant la foule. De nombreuses personnes étaient tombées, soufflées par la violence du choc. Des cris fusaient de toute part, et ceux qui pouvaient encore le faire fuyaient en tous sens. Le bourreau lança à terre son flambeau, qui lui avait brûlé les cheveux lorsqu’il l’avait approché de son visage dans un réflexe de protection involontaire. Il chercha des yeux Luna, mais à l’endroit où se trouvait son corps, il ne retrouva qu’un peu de cendres et un carré d’étoffe encore fumante. Il en avait vu d’autres dans sa vie, mais une terreur rétrospective l’envahit, et il tomba inanimé.
Le silence retomba sur la place comme une chape de plomb, chacun s’interrogeant sur ce qu’il avait vu. Le reste des badauds, sidérés par cette scène d’apocalypse, se dispersa en courant lorsqu’un long hurlement lugubre déchira le crépuscule, bientôt repris par de nombreux autres aux quatre coins de la ville.
Lina referma le Carnet et parcourut du doigt l’inscription de la couverture « Luna 1455 ». Un instant, un visage doux encadré de cheveux clairs lui apparut pour s’effacer aussitôt.
Plus rien ne l’étonnait désormais.
Cette femme extraordinaire de dévouement et de courage, était probablement son ancêtre. Elle le sentait comme une évidence. Elle se demandait si elle aurait eu autant de courage qu’elle dans le même contexte. Probablement pas.
Elle ne serait jamais à la hauteur d’une telle femme. La simple vue d’une goutte de sang la rendait malade …
Elle regarda les autres carnets, rangés dans l’ordre chronologique en se demandant quels lourds secrets ils pouvaient renfermer aussi. Elle n’avait pas la force de poursuivre sa lecture pour le moment.
Il fallait laisser décanter les mots, et surtout laisser s’envoler les images de mort et de souffrance de ces dernières pages.
Elle se sentait révoltée devant cette souffrance injuste, cet obscurantisme, la lâcheté et la bêtise humaine n’avait aucune limite. A cette époque, c’était évident. Elle aurait voulu empêcher cela, sauver ce que l’on pouvait sauver !
Voilà qu’elle montait sur ses grands chevaux, comme toujours …
Elle se leva et alla à la fenêtre pour se calmer. Dehors, la vie s’écoulait. Les gens marchaient dans la rue, se pressant sans lever les yeux vers ceux qu’ils croisaient. Le ciel commençait à s’obscurcir. Il y aurait bientôt de l’orage…
La vie continuait, la vie d’ici.
Rien que de très normal.
Elle se détourna de la fenêtre, décida de ranger les carnets pour le moment, et de poursuivre sa vie normale. Quand tout cela pèserait moins lourd, elle reprendrait la suite de sa lecture. Un jour, si elle en avait le courage.
Peut-être …
Fin du livre 1 . A suivre
Lorsque la servante vit que Luna approchait la lame chauffée à blanc du ventre du cadavre, elle eut un malaise et tomba dans la ruelle du lit. Luna ne fit pas un geste pour la secourir, le temps était compté, et il était préférable qu’elle ne se rende compte de rien. Quelques minutes plus tard, elle avait délivré les deux enfants de leur prison mortuaire, mais ils semblaient inertes. Elle recouvrit le cadavre pour cacher la plaie béante à la servante, et s’occupa des enfants. Tout en les massant tour à tour pour les réchauffer, elle leur parlait doucement, les appelant vers la vie. La servante reprit connaissance et se releva en se tenant la tête. Luna lui demanda de l’aider mais elle n’osait s’approcher et regardait tour à tour la silhouette cadavérique de la maman, et les petits corps gris et inertes des enfants, d’un air terrifié. Il fallut plusieurs minutes avant que le premier bébé ne crie, emplissant ses poumons d’air, et ce fut le signal qui décida la servante à bouger. Elle prit l’enfant que lui tendait Luna et l’emmaillota, puis le garda contre elle pour le réchauffer, pendant que Luna se battait avec la mort, pour son frère. Après de longues minutes, Luna commençait à désespérer, quand il poussa un faible cri suivit d’un énorme soupir. Luna continua de le masser pour l’aider à respirer, puis le prit contre elle en l’encourageant :
Le petit homme hurla si fort que les deux femmes se regardèrent en souriant, des larmes plein les yeux. La servante s’approcha de Luna, lui posa la main sur l’épaule et lui dit :
Luna tentant de dissuader la vieille femme, répondit :
Luna finit d’emmailloter le second bébé et le plaça dans le berceau où était déjà endormi son frère. Ils se lovèrent l’un contre l’autre, apaisés par la chaleur de leurs langes serrés.
La servante s’approcha du berceau, attendrie malgré elle.
A cet instant, Tristan entra dans la chambre suivi des deux curés de la paroisse en grande tenue mortuaire, du diacre et de ses quatre enfants de chœur, venus pour donner l’extrême onction à la jeune mère et à son enfant.
Son regard alla des deux femmes penchées vers le berceau, au corps de sa fille recouvert de son drap sanglant sur le lit. Il se raidit et pâlit encore plus, et se précipita vers le berceau où il resta figé et muet devant ses petits-enfants, les yeux écarquillés. Le prêtre le suivit et se signa en voyant les nouveau-nés.
Le diacre attrapa le bras de Luna et la força à s’agenouiller.
Tristan, prostré, ne sachant plus vers qui trouver son salut, ne protesta pas. Il se contenta de s’assoir dans le coin de la pièce, pendant que le prêtre allait bénir le corps de sa fille.
Quand la cérémonie macabre fut achevée, les hommes quittèrent la pièce, sans un mot de plus, entraînant Luna à leur suite, sans que Tristan ni la servante ne prononcent un seul mot.
A suivre …
Elle trouva Tristan prostré dans la pièce commune, la tête dans les mains. Avec toute la douceur dont elle était capable, elle lui expliqua que son enfant vivait ses derniers instants, et qu’il fallait qu’il vienne la serrer dans ses bras une dernière fois. Elle lui dit que lorsque la vie aurait quitté son corps, elle tenterait de sauver ses bébés, s’il le souhaitait toujours.
Le cri qu’il poussa fut inhumain. Elle lui laissa quelques minutes pour se reprendre, puis le prit par la main et le tira vers la chambre de sa fille. Avant d’entrer, elle le regarda au fond des yeux, à la fois pour le soutenir et pour le jauger. Il lui rendit son regard puis il se signa avant d’entrer dans la pièce.
Il y régnait une ambiance de mort, l’odeur du sang mêlée à une autre odeur plus âcre, qui ne présageait rien d’heureux. La moribonde râlait très faiblement de nouveau et la servante pleurait à ses côtés. Luna se précipita vers elle, et lui fit de nouveau absorber un peu de sa potion. La servante se recula pour faire place à Tristan. La jeune maman soulagée par ce qu’elle avait bu, ouvrit les yeux quelques secondes et reconnut son père. Elle eut le temps de lui sourire faiblement puis ses yeux se révulsèrent, et elle rendit son dernier soupir.
Le corps s’affaissa et tous ses muscles se relâchèrent. Tristan la serra contre lui en pleurant, mais Luna ne pouvait lui laisser plus de temps.
Elle mit sa main sur son épaule, et lui dit doucement à l’oreille :
Tristan regarda le visage exsangue de sa fille, puis baissa les yeux vers son ventre, l’air soudain dégoûté comme s’il venait remarquer sa monstruosité.
Il répondit d’une voix lasse :
Luna se tourna vers la servante et lui demanda un couteau, qu’elle déposa sur la bûche qui flambait dans la cheminée, des draps propres et de l’eau.
Elle fit sortir Tristan.
A suivre …
Jean et Hermine avaient bien grandi et la vie devenait difficile pour Luna. Elle perdait ses forces physiques progressivement, mais son esprit restait vif. Cependant Lisa s’inquiétait pour elle quand elle se rendait seule dans la forêt pour récolter ses baies et autres écorces. Elle ne craignait pas les animaux ou les mauvaises rencontres, mais seulement que sa mère ne fasse une mauvaise chute ou un malaise.
Ses craintes avaient redoublé depuis que Pierre avait eu son accident dans des circonstances similaires. Comme à son habitude il partait seul lorsque le bois venait à manquer, mais un soir d’octobre, il tardait à rentrer et les hommes du village qui étaient partis à sa recherche l’avaient ramené inconscient. Un tronc vermoulu avait éclaté sous sa cognée et il était resté enseveli sous les branchages pendant plusieurs heures. Malgré les soins continus de Luna, il n’avait repris conscience que quelques minutes avant sa fin. Luna n’avait eu que très peu de temps pour le serrer dans ses bras et lui redire son amour avant qu’il ne lâche prise. Il lui demanda de l’excuser de la laisser seule, et la remercia de leur vie d’amour, puis les yeux rivés à elle, il laissa tomber sa main le long du lit et s’envola vers l’autre monde.
Dans les mois qui suivirent, Luna semblait avoir perdu son énergie vitale. Elle continuait à se lever le matin, à faire son travail, à sourire à sa famille, mais ses yeux étaient éteints. Lisa se demandait combien de temps allait durer cette errance, et si sa mère allait jamais retrouver un peu de joie de vivre.
C’est à cette période que l’on vit arriver au village, une vieille connaissance. Seuls les anciens se souvenaient de son histoire, mais Luna le reconnut aussitôt. Il venait lui demander son aide pour sa fille qui portait un enfant et qui était malade. Le revoir, réveilla en elle des souvenirs à la fois heureux et douloureux, puisque son cher époux n’était plus là pour se les remémorer avec elle. Il s’agissait de Tristan. Il avait bien changé, mais son regard où la curiosité et l’angoisse se mêlaient, était toujours le même, et Luna ne l’avait jamais oublié. Il était devenu Prévost des Marchands de la ville de Lyon, en succédant à son père, son allure trahissait sa grande richesse. Mais c’était un homme blessé par la vie qui revenait demander son aide à Luna. Angoissé pour la vie de son enfant, il avait pensé à Luna en ultime recours.
Lisa s’insurgea contre cette idée, en voyait que sa mère hésiter à accepter :
Tristan, resté en arrière, baissait la tête. Il sentait que ce qu’il demandait à Luna était probablement inutile. Depuis qu’il avait vu combien elle semblait avoir vieilli, il commençait à regretter d’avoir fait tout ce chemin.
Hermine s’approcha de lui, lui prit la main et dit :
Lisa avait poussé sa mère dans la chambre, et refermé la porte derrière elles, pour tenter de la convaincre de renoncer à ce projet.
Lisa qui n’avait plus la force de se rebeller, baissait la tête et pleurait en silence.
En disant ces mots, Luna détacha la statuette de son cou, et la passa autour du cou de Lisa. La statuette s’illumina de rouge un bref instant, puis retrouva sa texture muette.
Elle prit Lisa dans ses bras et la tint serrée contre elle de longues minutes, en lui caressant les cheveux. Les sanglots de sa fille lui fendaient le cœur, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas reculer. On ne combat pas son destin.
Les deux femmes revinrent dans la salle commune, main dans la main. Tristan, Lancelin et les enfants les regardaient avancer l’une contre l’autre, les yeux baissés vers le sol, en silence. Au cou de Lisa se balançait la statuette.
Hermine comprenant qu’elle ne reverrait pas sa grand-mère avant longtemps, se jeta contre sa jupe. Pour Luna, qui avait toujours été si forte, ce fut la goutte d’eau, et les larmes la submergèrent brusquement. Elles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre, puis Luna se redressa et se tourna vers Tristan.
La dernière soirée de Luna avec sa famille fut courte et riche en émotions. Le lendemain, le convoi quitta le village avec les premières lueurs de l’aube. Lorsque le charriot qui portait Luna passa sur le chemin du bois, la Louve blanche qui s’était installée sous un chêne, pour les regarder passer, poussa un hurlement déchirant, qui fendit le silence.
Luna se retourna, leva la main vers elle en signe d’apaisement, et ne baissa le regard que lorsque l’animal eut disparu entre les arbres.
A suivre…
Au réveil, elle avait sa réponse.
Elle avait rêvé la guérison d’Hermine. Elle avait vu ses mains, guidées par d’autres mains aux longs doigts fins, accomplir les gestes guérisseurs. Elle allait reproduire ce lent massage jusqu’à ce que le ventre douloureux, dur et gonflé de l’enfant, retrouve sa souplesse et sa forme normale. Il s’agissait de rétablir les flux, de guider la vie vers sa lumière. Elle avait retrouvé confiance. Elle parviendrait à ses fins et donnerait à l’enfant sa décoction digestive, mélange de camomille, mélisse, fenouil et de chardon-marie, pour accélérer sa guérison. Elle repartit si vite vers le village qu’elle en oublia sa statuette sur le sol. Elle était arrivée à l’orée du bois quand un hurlement aigu l’arrêta.
La louve était là, assise à la regarder d’un air réprobateur, la statuette dans la gueule. Luna baissa les yeux, confuse et lui dit :
La louve émit un grondement sourd et s’approcha de Luna. Elle posa la statuette devant ses pieds et pointa son museau sur son ventre, appuyant fortement à un endroit précis. Luna n’osait plus respirer. La louve mima plusieurs fois le même geste avec son museau, massant l’abdomen de Luna de haut en bas avec son museau. Elle regarda Luna au fond des yeux pour s’assurer de son attention, puis reprit la statuette dans sa gueule et reproduisit le même mouvement. Enfin, elle glissa la statuette dans la paume de la main de Luna et tourna la tête en direction du village, en grondant.
Luna avait compris. Elle salua la louve d’un signe de tête, et la remercia en s’éloignant :
Arrivée à la porte du village, elle se retourna et salua d’un geste de la main, la louve qui la suivait du regard, à l’orée du bois. Celle-ci hurla à la lune montante, puis bondit et disparut sous les ramures.
Luna, fébrile, se précipita dans la chambre où dormait Hermine. Lisa qui était aussi pâle que sa chemise de lin, regarda entrer sa mère, et sentit son espoir renaître. Elle avait dans les yeux cette lueur qu’elle lui connaissait bien. Celle qui faisait flamber sa vie depuis toujours, la lumière de l’espoir et de la vie. Elle se leva et prit les mains de sa mère :
Elle serra Lisa contre elle, à l’instant où Hermine s’éveilla en se tortillant de douleur. Lisa prit l’enfant et la berça contre son cœur mais rien ne calmait ses cris. Luna se dirigea vers la cuisine, enduisit ses mains d’un onguent à la reine des prés, pendant que Lisa installait sa fille sur la couche. L’enfant se tordait de douleur. Luna commença à lui masser le ventre de haut en bas, en reproduisant les gestes de la louve. Au début, l’enfant cria plus fort, puis peu à peu se calma. Lorsque Luna arrêtait de masser, elle criait de nouveau, aussi elle continua inlassablement jusqu’à ce que l’enfant se rendorme.
Une heure plus tard, la même scène se reproduisit, et Luna reprit son massage, mais il fallut moins longtemps pour que le bébé se calme. La reine des prés et la douceur de la main de sa grand-mère, la rassuraient. Toute la nuit, celle-ci ne ménagea pas sa peine, et au matin, enfin, elle sentit nettement sous ses doigts, que quelque chose se dénouait, comme si elle avait libéré un obstacle. L’enfant sourit et poussa un long soupir. Lisa, qui s’était endormie, se redressa brusquement.
Luna prit l’enfant dans ses bras, et la déposa contre le sein de sa fille. Le bébé frotta sa tête contre la peau de sa mère, cherchant le sein, puis se mit à téter goulument en soupirant entre chaque gorgée. On aurait dit qu’elle essayait de rattraper le temps perdu. Lisa caressait ses cheveux, et de grosses larmes coulaient en silence sur ses joues. Luna les entoura toute les deux de ses bras, et ferma les yeux, épuisée. Lisa sentait la statuette de la déesse battre entre son dos et le cœur de sa mère, et elle releva la tête pour regarder le visage de sa mère.
Plus aucune parole n’était nécessaire, et dans le regard embué de larmes qu’elles échangèrent, tout était dit.
Luna sortait de ces mois d’angoisse et de cette nuit de bataille, totalement épuisée. Elle sentait ses forces décliner, et savait que sa flamme s’éteindrait bientôt. Mais, en regardant Lisa qui berçait Hermine, elle savait aussi que cette flamme éclairerait les autres femmes de sa lignée aussi longtemps qu’on aurait besoin d’elles.
Au loin, il lui sembla qu’un hurlement de joie s’élevait dans le petit matin.
A suivre …
Les années passèrent, la peste qui avait ravagé la province, avait miraculeusement épargné le village. Le curé en attribuait le mérite aux messes quotidiennes qu’il avait dites. Les villageois n’osaient penser que c’était les brassées de plantes que Luna leur avait fait brûler chaque semaine, dans chaque maison, qui les avait protégés. Curieusement depuis, il n’y avait plus de rat dans le village, l’odeur de la menthe sèche brûlée les avait fait fuir dans la forêt et les chasseurs avait raconté que des hordes de Loups errants s’étaient chargés d’eux.
Lisa était devenue une belle jeune femme, elle avait uni sa vie à Lancelin, fils de Thiébaud et Mathilde. Cette union souhaitée par les deux familles, était dans l’ordre naturel des choses. Luna et Mathilde étaient amies depuis l’enfance, et les particularités de Luna et de Lisa paraissaient naturelles à Mathilde. Tout le village avait participé à la noce, qui coïncida cette année-là avec la fête des moissons. Les occasions de se réjouir n’étaient pas si nombreuses, et la récolte qui s’annonçait abondante alors qu’on sortait d’une période de famine, était une autre raison de laisser éclater sa joie.
L’année suivante, l’arrivée d’un petit Jean couronna leur union, et un an plus tard, Luna eut la joie d’accueillir sa première petite fille, prénommée Hermine. Elle avait poursuivi ses activités de sage-femme, et aida sa fille pour sa délivrance tout naturellement. Mais, les premiers mois de l’enfant furent difficiles, l’hiver étant rigoureux, l’enfant frôla la mort à plusieurs reprises. Luna fit appel à toute l’énergie vitale qui lui restait pour la transmettre à Hermine. Elle se rendit plusieurs fois dans la forêt pour récolter des baies confites par le gel, en faire des emplâtres dont elle enduisait les jambes de l’enfant, pour la réchauffer et activer ses forces vitales. Elle s’épuisait en vain, l’enfant ne reprenait pas de force, elle mangeait très peu et ne grossissait pas. A chaque tétée, le bébé se tordait de douleur et s’endormait épuisée. Lisa ne savait plus quoi faire, se désespérant de n’être pas assez forte pour nourrir son enfant. Luna savait que le problème ne venait pas du lait de sa fille, mais du bébé lui-même. Les onguents dont elle massait le ventre du bébé, et les décoctions qu’elle lui faisait avaler à petites gorgées n’avaient aucune efficacité.
Les choses empirant, le curé se déplaça jusqu’à leur maison, appelé par quelques commères pour bénir l’enfant mourante. Luna se laissa entrer à contrecœur en le fustigeant du regard. Pierre qui connaissait le contentieux entre eux s’interposa avant que les choses ne s’enveniment.
Sur ces dernières paroles, elle prit sa pelisse et sortit dans le froid.
Pierre la regarda s’éloigner, en hochant tristement la tête. Il se retourna vers le prêtre, et ajouta d’un air las.
Le curé administra l’extrême-onction au bébé qui dormait tranquillement dans les bras de sa mère en larme, sans oser croiser le regard de Lisa. Il salua Pierre et Lancelin qui se tenaient près de la porte, les bras croisés, puis sortit sans prononcer un mot de plus.
Au même instant, Luna, effondrée à genoux, au creux de la forêt demandait à sa Déesse, à sa mère, à Dieu et à tous les saints du paradis d’épargner la vie de sa petite fille. Jamais encore elle n’avait ressenti une telle détresse. L’impression que sa magie et que ses forces lui échappaient, la submergeait. Elle était prête à offrir sa vie pour que la providence épargne celle de l’enfant. Elle détacha la statuette de son cou et la posa à terre, sur un lit de fougères. La nuit ne tarderait pas à tomber, mais les nuages étaient nombreux et cacheraient la lune. Elle ne savait plus si elle attendait l’aide du ciel ou de la terre. Elle ne savait plus rien, tant son chagrin était fort.
Elle posa la tête sur le sol encore gelé, et s’endormit, épuisée par ces mois d’inquiétude.
A suivre …
Lisa grandissait, prenant une part de plus en plus grande dans le travail de sa mère. Luna lui apprit toutes ses recettes et l’enfant semblait très douée pour les préparer.
La réputation de guérisseuse de Luna s’était étendue à toute la province, et les gens faisaient souvent une longue route pour venir lui demander de l’aide. Une grange avait été spécialement aménagée pour héberger les plus malades. Elle prodiguait ses soins sans relâche, même si en prenant de l’âge, peu à peu, elle s’épuisait. Lorsque Lisa eut vingt ans, elle la remplaça durant plusieurs jours, où Luna fut très affaiblie.
Pierre, qui vieillissait aussi, aurait voulu qu’elle s’arrête, mais elle lui expliqua que c’était impossible, aussi longtemps qu’on aurait besoin d’elle. Elle ne refusait jamais d’accorder son aide à tous ceux qui lui demandaient, mais surtout pour les femmes en couche, elle ne comptait pas sa peine, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Elle avait mis au monde la plupart des enfants de la vallée depuis vingt ans.
Cependant, elle eut bientôt d’autres difficultés à surmonter. Elle se heurtait à l’hostilité grandissante de ses voisins que la venue d’étrangers au village dérangeait. Quand l’épidémie de peste courut la province, une réunion fut organisée dans le village, pour discuter de la manière de s’en protéger. Luna donna des conseils de bon sens à la communauté mais elle savait qu’elle ne pouvait pas grand-chose contre ce fléau, s’il arrivait dans le village. Des voix d’élevèrent de toute part, demandant que l’on ferme les portes et que l’on refuse l’accès aux étrangers venus de la ville. Le curé surenchérit, en regardant fixement Luna, prédisant à l’assemblée une période de grand malheur, si des personnes continuaient à défier la puissance de Dieu, par des pratiques magiques et diaboliques.
Elle sentait que ses forces déclinaient, et qu’elle n’aurait pas longtemps la force de lutter contre l’obscurantisme et la superstition. Alors, elle accepta de fermer son asile, pour le temps de l’épidémie, et tenta de rassurer les villageois en affirmant qu’elle n’utilisait pas de magie. Elle ajouta que chacun ici le savait bien, ayant déjà bénéficié de ses services. Elle se tenait droite devant eux, la tête haute, et les balayait tous du regard, mais elle savait qu’elle perdrait cette bataille. Un à un, ils baissèrent la tête, n’ayant rien à lui reprocher, mais elle savait bien qu’au fond, ils avaient peur d’elle et de sa puissance qu’ils ne comprenaient pas.
Elle craignait que cette peur ne se transforme bientôt en une violente hostilité déclarée, qui forcerait sa famille à quitter le village. Elle céda, et accepta les conditions posées par la communauté. Mais elle n’oublierait pas le visage fermé du curé, qui lui jeta un regard de haine, lorsqu’elle traversa la grange, après avoir déclaré qu’elle arrêterait son office pour le bien de tous.
Cette nuit-là, elle fit un rêve prémonitoire, comme à chaque instant décisif de sa vie. Au réveil, elle n’en parla à personne, surtout pas à Pierre. Mais celui-ci sut immédiatement que quelque chose avait changé, en croisant son regard, ce matin-là.
Il eut beau la questionner, elle ne dit rien de son rêve mais se serra contre lui en disant simplement :
Luna qui avait toujours été si forte, sentit les larmes monter. Elle détourna le visage pour que Pierre ne les remarque pas, mais la statuette se mit à scintiller de rouge, comme chaque fois qu’elle avait une intense émotion.
Pierre la prit dans sa main, et insista :
Sans un mot, ils restèrent l’un contre l’autre, les yeux dans les yeux, jusqu’à ce que le cri de l’animal s’éteigne dans la nuit.
A suivre …