Léon était berger depuis qu’il avait l’âge de s’en souvenir. La garrigue, il la connaissait mieux que personne au village. Il menait ses brebis en pâture tout au long de la belle saison et vivait à leur rythme. Elles lui faisaient confiance et il les aimait. Il savait toujours quand l’une d’elles était triste ou fatiguée, il les avait presque toutes vu naître. Les collines étaient sa maison, et la bergerie de pierres blanches où il dormait les jours de pluie n’était que le prolongement de cette lande dont il n’aurait jamais pu se passer.
Son frère était parti en ville et quand il était revenu l’année suivante pour la fête de Noël, il l’avait à peine reconnu. Il était vêtu comme un « Monsieur », se tenait très droit et même ses cheveux roux, autrefois si bouclés, était au garde-à-vous sur son crâne. Léon avait des difficultés à comprendre son nouvel accent, mais après quelques chopines, il avait retrouvé les syllabes chantantes de la région et son regard mutin. Ils avaient partagé quelques soirées étoilées, heureux de se reconnaître, mais quelques jours plus tard il avait regagné la ville, et il ne l’avait plus revu. Cela faisait maintenant trois ans, et certains soirs un peu brumeux, il se repassait les images de leur jeune temps, et le manque lui serrait le cœur.
Alors, quand cet étranger était arrivé dans ses collines, il s’était d’abord caché derrière le grand cyprès pour l’examiner à son aise. Il ressemblait un peu à son frère, roux comme lui, mais avec la tignasse folle de ses vingt ans. Il était toujours vêtu d’une grande redingote, avait un grand paquet sous le bras, et parcourait les pentes à grandes enjambées, s’arrêtant en scrutant le ciel ou l’horizon, puis repartait en faisant de grands gestes. Il restait parfois plusieurs heures, certains jours s’asseyant sur un rocher blanc pour observer en silence, le lendemain parlant aux arbres et traçant des traits de couleur dans un carnet qu’il sortait de ses poches.
Au début, les brebis avaient eu peur de lui, mais en quelques semaines, elles s’étaient habituées. Un jour où il s’était endormi sous un pin, elles s’étaient approchées pour l’examiner, puis avaient repris leur paisible pâture. Au réveil, il avait eu l’air effrayé pendant quelques secondes, puis reprenant son carnet, avait commencé à les dessiner. Léon s’était approché pour voir le dessin, et à partir de ce jour, ils avaient appris à s’apprécier. Tout au long de l’été, il lui avait fait découvrir ses Alpilles, le conduisant dans ses vallons où la lumière illuminait les pierres blanches et la lavande sauvage. Un matin où le mistral chassait les nuages, il était resté muet devant une oliveraie. Le vent faisait onduler des reflets gris des feuilles au milieu des taches de soleil, donnant l’illusion qu’un océan végétal se déployait devant leurs yeux.
Le lendemain, il avait apporté avec lui une grande toile qu’il installa entre deux rochers et s’était installé jusqu’à la nuit tombante, jetant sur la toile des grandes taches de couleurs qu’on aurait dit, peignée par les bourrasques du vent.
Léon l’admirait en silence, s’émerveillant de voir le paysage prendre vie sur la toile, en grande envolées de bleu et de vert. Il n’osait rien dire et était soulagé que les bêtes soient restées en bas de la colline, pour ne pas l’interrompre. L’artiste était entièrement habité par la toile qui prenait vie sous ses doigts, ses cheveux roux ébouriffés par le mistral lui cachaient parfois son dessin et ils les chassait d’un geste. Ses yeux lançaient des flammes et sa bouche était crispée, lèvres serrées. Lorsque la dernière touche fut posée, il tomba sur le sol, comme une marionnette à qui l’on aurait coupé les ficelles. Il resta prostré plusieurs minutes, silencieux, et Léon inquiet se demanda s’il respirait encore.
Il s’approcha de lui à pas de loup et posa sa main sur son épaule, l’artiste leva vers lui un regard d’enfant perdu. Léon en fut bouleversé, et l’entoura de ses bras comme il l’aurait fait pour son frère. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, puis Léon l’obligea à partager son maigre repas de pain de de fromage, pour le réconforter. L’artiste repris des forces, puis le remercia de lui avoir ouvert la porte de son monde.
En retour, il conduisit Léon vers sa toile. Le soleil descendait sur l’horizon, sublimant les couleurs de l’artiste. Léon n’osait plus respirer tant le paysage peint lui semblait vivant. Les couleurs s’animaient pour lui, ondulant en vagues bleues et semblant vouloir sortir du châssis. Des épis dorés dansaient avec la luzerne au premier plan. Au loin, quelques mâts se cachaient sous les cyprès, et les nuages jouaient à colin-maillard avec le ciel. Léon ne comprenait pas par quelle magie, ce petit homme, était parvenu à faire vivre tout un monde devant ses yeux, en quelques traits de couleurs.
Cette toile fut la première d’une longue série, que nombre de regards admireraient encore longtemps après ce jour.
Mais ça, Léon ne le sut jamais.