![DSC_0132[1]](https://mariechristinegrimard.files.wordpress.com/2016/08/dsc_01321.jpg?w=682&h=453)
Photo M.Christine Grimard
Assis près de la fenêtre Pierre s’impatiente, encore de longues minutes avant qu’il ne retrouve son port d’attache. Ce tortillard n’en finit pas de desservir des villages fantômes aux maisons abandonnées depuis des décennies, vidées de leurs souvenirs. Chaque arrêt inutile faute de voyageurs, lui pèse. Il est seul dans le wagon comme tous les soirs. Encore quinze minutes de trajet avant qu’il ne retrouve sa ville aux ruelles tranquilles, aux volets ripolinés. Il a choisi de revenir vivre ici et ne le regrette pas.
Au début, il pensait retrouver ses copains d’enfance, suivre l’ombre de ces chers disparus sur les pavés du port. Mais peu à peu, il a pris conscience que c’était cette ville qu’il aimait. Les maisons basses serrées les unes contre les autres pour se protéger du vent du large, les murs soulignés de pierres de granit taillées de main d’hommes, les volets outremer assortis au ciel océanique, tous les détails dont cette ville portuaire était friande lui avaient manqué durant ses années d’expatriation. Le soir après le travail, il préférait rentrer à pied de la gare, arpentant les pavés inégaux, admirant la ténacité des roses trémières et les reflets orangés que le couchant donnait aux façades. Le vent iodé qui l’accueillait sur les quais le remplissait de sérénité ; les cris des mouettes perchées sur les ardoises du toit de la gare lui souhaitaient la bienvenue. Il leur souriait et elles lui répondaient d’un éclat de rire. Il habitait au fond d’une impasse, derrière le port. Au passage, il saluait de la main les marins qui rentraient avec la marée du soir ayant posé leurs casiers au large. L’étrave des navires éclaboussant d’or les eaux du bassin, le fascinait bien qu’il soit sujet au mal de mer. Loïc, son ami d’enfance, lui criait de venir embaucher avec lui quand il en aurait marre de son rond de cuir, ponctuant sa plaisanterie d’un rire tonitruant. Pierre lui répondait par le même rire et un hochement de tête, comme chaque soir. Il était bien ici. Il avait trouvé sa place.
Ce soir, il prend la rue du môle, pour changer un peu de routine. Quand il était petit, les façades étaient sombres et vermoulues, les portes de bois martelées d’embruns cachant des secrets effrayants. Il n’a jamais repris cette rue depuis ses dix ans. Elle a bien changé. Il lui semble que les maisons ont rétréci. La rue lui semble plus aérée, certaines masures délabrées dans son souvenir ayant été remplacées par des jardins. Les façades sont claires désormais, crépies couleur pastel ou patinées de blanc. Aux 40, 42 et 44, trois portes en enfilade attirent son attention. Elles sont mitoyennes, le numéro 42 semblant coincé entre les deux autres. Au 40 et au 44, les façades arborent fièrement trois fenêtres symétriques mais au 42, il n’y a qu’une porte. Il se demande comment une telle chose est possible et qui peut vivre au fond d’un couloir bloqué entre deux maisons « normalement constituées ». Une femme entre deux âges au rez-de-chaussée de la maison d’en face, le dévisage le regard pétillant. Il hoche la tête en lui montrant du doigt la porte du 42. Elle éclate de rire derrière ses carreaux avant d’ouvrir sa fenêtre, ravie d’avoir l’opportunité de bavarder un peu :
- Vous être intrigué, n’est-ce-pas ? Vous n’êtes pas le premier ! dit-elle en le fixant d’un regard gris, mélange de douceur et d’amusement.
- Il y a de quoi, répond Pierre sur le même ton, je me demande quel être singulier peut arriver à passer son existence dans un couloir.
- En effet, c’est la bonne question à se poser. Puisque vous avez deviné, je vous invite à découvrir la solution de l’énigme seul. Vous me semblez futé, alors ouvrez la porte du 42 et suivez les instructions que vous trouverez derrière. Le mystère ne se dévoile qu’à celui qui en est digne. Bonne chance !
Sur ces derniers mots d’encouragement, elle referme sa fenêtre et disparaît au fond de la pièce avant que Pierre n’ait le temps de réagir.
Après une hésitation, il traverse la rue, pose la main sur la poignée jetant un coup d’œil en arrière pour glaner une approbation, mais la voisine a disparu. Il est seul dans cette rue déserte avec ce mystère mêlé aux souvenirs glauques des rues sombres de son enfance.
A l’intérieur, un long corridor plongé dans la pénombre l’accueille. L’atmosphère est âcre, mélange d’encaustique et de vieil antimite. Le silence est pesant. Au mur, des gravures de scènes médiévales couvrent toute la surface. Elles décrivent les amours de Merlin l’enchanteur et de la fée Morgane dans le style Gustave Doré mais semblent beaucoup plus anciennes. Un tapis de jute atténue le bruit de ses pas, il avance jusqu’au fond du couloir où une porte vitrée donne sur une pièce inondée de lumière. Soudain intimidé, il n’ose frapper au carreau. Sur la dernière gravure, la fée Morgane fièrement dressée sur sa queue de serpent, le fixe d’un regard amusé aux pupilles fendues verticalement. Pour s’extraire de l’effet hypnotique de ce regard surnaturel, il reprend sa respiration, rassemble tout son courage et dit d’une voix éteinte :
- Il y a quelqu’un ?
Un long silence lui répond. Il n’est pas venu jusque-là pour renoncer, pose la main sur la poignée au moment où une voix chevrotante crie à travers la porte :
- Le panier est sur la sellette. Le porte-monnaie est au fond. Je laisserai la porte ouverte, si vous voulez le laisser sur la table. Merci à vous, Ginette, à tout à l’heure !
Pierre suspend son geste, récupère le panier sur la tablette et ressort de la maison sans bruit. Au fond, il découvre un petit carnet jauni où l’on a griffonné au fil des jours des listes de courses et des phrases de remerciements. L’écriture est belle bien que légèrement tremblée, d’un style suranné qui le touche. Il parcourt le carnet, journal de la vie quotidienne de la vieille dame dont la voix l’a ému tout à l’heure, déclinant au fil des pages ses goûts culinaires et ses habitudes intimes. Il a la sensation qu’un hasard malicieux l’a fait entrer par effraction dans la vie de la personne vivant au 42. En traversant la rue, il croise le regard de la voisine qui l’épie à travers ses carreaux. Elle hoche la tête et lui sourit, lui montrant du doigt le magasin d’alimentation situé au bout de la rue.
La jeune vendeuse reconnaissant le panier de la vieille dame, lui demande sa liste de courses. En quelques minutes, elle remplit le panier et explique à Pierre qu’elle n’a pu ajouter les macarons à la framboise, péché-mignon de la vieille dame, n’ayant pas trouvé assez d’argent dans le porte-monnaie. Il ne peut s’empêcher de l’interroger sur les habitudes de celle dont il n’a entendu que la voix, apprend qu’elle vit seule depuis la mort de son fils, marin-pêcheur noyé lors de la grande tempête qui a détruit son bateau. Elle était pâtissière autrefois et régalait tous les gamins du quartier de ses sablés à la vanille bourbon et au beurre salé. La jeune fille assure qu’elle n’en a jamais goûté de meilleurs depuis que la vieille dame n’a plus la force d’en préparer. En l’écoutant, Pierre retrouve sur sa langue la saveur sucrée-salée des sablés de sa jeunesse. Il demande à la jeune femme d’ajouter le plus gros paquet de macarons dont elle dispose, la règle et reprend le chemin du numéro 42.
Lorsqu’il pénètre dans le corridor, le silence se fait sur son passage comme si les personnages des dessins encadrés sur le mur interrompaient brusquement leur conversation pour l’observer. Il écarte doucement le rideau de la porte de la salle principale mais rien ne bouge à l’intérieur. Il frappe discrètement mais n’obtenant pas de réponse, se décide à entrer.
Le petit logement se résume à cette seule pièce ouverte à l’ouest sur une cour intérieure par une large verrière d’atelier. La cuisine où trône un antique fourneau de fonte, occupe la plus grande partie de la pièce. Pierre, en admiration devant la multitude de moules à gâteaux en cuivre pendus sur le mur, les ustensiles de pâtissier disposés dans tes pots de terre sur une plaque de granit noire polie, laisse courir ses doigts sur la surface brillante comme un miroir, imaginant les gâteaux qui y ont été confectionnés pendant des décennies. Il lui semble qu’un parfum de fleur d’oranger flotte encore au-dessus du fourneau. Il dépose le panier à ses pieds, cherchant autour de lui où il pourrait ranger tout ce qu’il avait rapporté de l’épicerie, lorsqu’une voix s’élève derrière lui.
- Laissez le panier sur la table, Ginette, je rangerai demain quand j’aurai retrouvé un peu mes forces.
Il se retourne, interloqué, cherchant la voix qui provient d’un placard de bois sculpté occupant le mur opposé à la verrière. Il connaît ce meuble mais a beau chercher dans sa mémoire, il n’en retrouve trace. La voix tout d’abord atténuée par les panneaux de bois, prend de l’ampleur tandis qu’une main fripée pousse la lourde porte coulissante. Pierre se souvient : c’est un lit clos breton comme il en a vu dans son enfance. Il avait même joué à l’intérieur de l’un d’eux, avec un de ses amis d’enfance dont les parents en possédaient un depuis plusieurs générations. Ses souvenirs resurgissent à mesure que le panneau coulisse, comme la brume se dissipe lorsque la brise d’octobre balaye la lande au petit matin.
- Je ne suis pas Ginette, murmure-t-il pour ne pas effrayer la vieille dame, mon nom est Pierre. Je suis allé à l’épicerie à sa place. Il restait de beaux macarons, ceux que vous préférez m’a dit la petite vendeuse… ajoute-t-il comme pour excuser sa présence.
La vieille dame le découvre, surprise, puis lui offre son plus beau sourire où il manque quelques dents. Elle s’assoit au bord du lit en l’examinant des pieds à la tête. Il se sent tout petit sous ce regard puissant, aux reflets gris bleus comme celui de la crête des vagues en automne.
- Pierre, oui. C’est bien toi, tu es Pierre. Je t’aurais reconnu tout de suite à cette jolie fossette si j’avais encore mes yeux d’antan…
Pierre n’ose la contredire, se demandant avec qui elle le confond.
Elle paraît sortie tout droit d’une des gravures de son corridor, faisant presque corps avec le bois du lit tant sa peau est burinée. Elle tend la main vers Pierre pour qu’il l’aide à se lever puis saute sur ses pieds, plus agile qu’il n’y parait et poursuit :
- Tu ne te souviens pas de moi ? Pourtant tu es souvent venu jouer avec mon Joël, vous restiez des heures derrière les portes de mon lit à vous raconter des histoires de pirates. Tu n’as pas oublié mon Joël quand même !
Elle le fixe sévèrement de toute la hauteur de sa petite taille, et Pierre se sent soudain plus bas que terre. Comment avait-il pu oublier cette période de sa vie ? Joël, son meilleur copain de la communale, son alter-ego, son frère. Il s’approche du lit-clos, en caresse les sculptures suivant du doigt volutes et grappes, puis se tourne vers la vieille dame, des larmes plein les yeux.
- Je n’ai pas oublié Joël, il est toujours au fond de mon cœur, ni les histoires de pirates, ni le goût de vos sablés, Corentine, je les avais seulement enfouis sous tant de sable…
- Mon petit, répondit la vieille femme, en hochant la tête, tant de marées sont passées sur le sable pour moi aussi. Tu ne pouvais pas me reconnaître derrière ce masque de vieux pruneau desséché qui me sert de visage, désormais. Je te pardonne volontiers. Mais je suis si heureuse de te revoir. Raconte-moi où tu as roulé ta bosse durant toutes ces années.
Pierre a de nouveau huit ans. Il la regarde émerveillé comme si une fée avait brusquement surgi des nuits de son enfance. Il se sent si bien près d’elle, il lui semble que s’il ferme les yeux, Joël va sortir de ce lit de chêne en riant, comme il l’a si souvent vu le faire.
Il tire près de la table le vieux tabouret sur lequel il s’asseyait pendant qu’elle confectionnait ses gâteaux, et commence à lui raconter ses années de jeunesse autour du monde. Dans un coin, l’horloge égraine les minutes puis les heures, mais le temps de compte plus pour eux.
Corentine s’approche du fourneau, attrape un tablier pendu dans un coin de la cuisine et dit :
- Il est temps de secouer la poussière de ce vieux tablier. Pendant que tu me racontes tes voyages, je vais te faire quelques sablés. Ne regarde pas ce que je mets dans la pâte. C’est mon secret, mais tu m’en diras des nouvelles !
Dehors, le soleil décline, couvrant les carreaux de la verrière de reflets dorés. Le sourire de Corentine est parsemé de petites étoiles. Un chat aux yeux verts s’étire sur le toit du lit-clos puis saute d’un bond sur ses genoux. La lumière glisse sur les mains de Corentine pétrissant la pâte sablée. Pierre se sent de nouveau vivant. La vie qu’il aime est là, palpable, au goût de vanille, aux couleurs du couchant, à la saveur du sourire d’un ami, à la fragrance du rire de Morgane.
Pierre se dit qu’il a bien fait de pousser la porte bleue du 42 ce matin-là.