La Porte ( Partie 11)

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Photo M. Christine Grimard

Je ne bougeai plus, je ne respirai plus, je regardai cette porte pivoter avec une lenteur désespérante. Le miroir apparut, ne reflétant que mon image livide, mais je savais que ce n’était qu’un leurre.

Le calme avant la tempête.

J’attendis, scrutant le reflet, mais rien ne se produisait. Alors, je me décidai à poser la main sur la surface lisse et froide du verre. A ce signal, une autre image, en face de moi, se dessina doucement, en partant du reflet de ma main pour s’étendre peu à peu sur tout le miroir. Cette main, de l’autre côté du miroir n’était plus la mienne ; le reflet de ce bras, puis celui de ce corps n’étaient plus le mien. Enfin, un visage apparu dans le reflet du mien, différent, encadré de cheveux longs tressés, châtains clairs mêlés de gris.

Je reconnus les traits et le regard doux de Blanche, ce qui me soulagea immédiatement. Cependant, ses traits avaient changé. Son visage semblait fatigué, ses cheveux étaient moins brillants. Je lui souris, et elle me répondit d’un pâle sourire triste.

Je tentai de faire basculer le miroir pour la faire entrer dans la pièce, mais n’y parvins pas, malgré son aide. Nous étions prisonnières, chacune dans notre époque, et le seul contact entre nous était celui de nos paumes posées l’une sur l’autre, mais restant séparées par le miroir.

Elle rompit le silence, impatiente :

– Alors c’est donc vrai, il semble que je ne puisse plus entrer dans cette chambre ?

– Je ne sais pas, Blanche. Je ne comprends pas ce qui se passe ici. Que vous est-il arrivé ? Vous semblez avoir changé depuis notre dernière rencontre.

– Changé ? reprit-elle. Bien sûr ! La dernière fois que je vous ai vue, je venais d’avoir mon petit garçon…

Elle s’interrompit, semblant se plonger dans ses souvenirs, baissant la tête, submergée de mélancolie, avant de poursuivre.

– Ce soir-là fut le dernier où je vis mon enfant. Il me fut arraché le lendemain matin, et je ne l’ai jamais revu. Aujourd’hui il doit avoir trente ans…

– Trente ans se sont écoulés depuis notre rencontre, répétai-je, incrédule. Je compris soudain pourquoi son visage me semblait différent.

– Oui, trente ans, répéta-t-elle, au cours desquels je suis restée au service de l’Abbé. Je pensais qu’il me laisserait repartir dans ma famille lorsque j’aurais achevé la série de tapisseries des quatre saisons, mais il n’en fut rien. Il me confie l’intendance de l’Abbaye durant la journée et me garde prisonnière dans cette tour durant la nuit. Jusqu’à présent, je pouvais circuler librement entre ma chambre et la sienne par ce passage secret, mais depuis hier, les choses ont changé, cette porte reste close. Ce matin, lorsque j’ai pris mon service, on m’a dit que l’Abbé avait disparu, depuis l’office du soir. Personne ne sait où il s’est rendu après, et les recherches n’ont rien donné jusqu’ici. C’est sans doute pourquoi, cette porte a été fermée de l’intérieur, et que je ne puis plus accéder à sa chambre.

– Que comptez-vous faire maintenant, si l’Abbé ne réapparaît pas ?

– De nombreuses personnes n’appréciaient pas ma présence en ces lieux, le monastère reste interdit aux femmes, et j’étais tolérée dans cette maison, où l’Abbé recevait ses visiteurs, pour mon efficacité dans l’organisation des réceptions et la tenue générale de la maison. Mais si l’Abbé ne réapparaissait pas, je devrais quitter ce château. Les autres membres de la communauté ne tolèrent ma présence que parce que l’Abbé leur impose. Quand il a fait apposer mon effigie à côté de la sienne autour du porche de l’entrée du château, cela a fait scandale. Je ne sais pas où je pourrais aller, mes parents ont disparu depuis des lustres, mon père a trouvé la mort en achevant son chantier, écrasé accidentellement sous un éboulement. Ma mère est morte de chagrin quand elle a su que je resterai définitivement à l’Abbaye, et surtout que j’étais une fille perdue puisque j’avais eu un enfant sans père. J’avais trouvé une sorte d’équilibre ici, au fil des années, ayant renoncé à la vie que j’avais rêvée, mais maintenant, je ne sais plus que faire.

– J’aimerais pouvoir vous aider, mais vous avez comme moi, que c’est impossible.

– Oui, je l’ai bien compris, répondit-elle. Nos rencontres sont probablement un rêve que nous faisons toutes les deux, un cadeau que la providence nous offre, au-delà de la réalité. Je ne sais pas qui vous êtes, mais chaque fois que je suis désespérée, vous apparaissez dans ma vie et m’aidez à poursuivre mon chemin. Je n’ai pas oublié votre présence à mes côtés, la nuit où l’on m’a arraché mon fils, et votre attitude qui m’a aidée à prendre un peu d’assurance vis-à-vis de l’Abbé. Cela m’a poussée à survivre. Et ce soir encore, vous êtes là.

– Vous savez, je ne provoque pas ces rencontres, je ne comprends pas comment elles se produisent. J’avais juste envie de vous revoir avant de quitter ce château, et j’en avais peur aussi. Et puis, nous nous voyons, en restant séparées par ce miroir obstinément bloqué, et cela m’énerve encore plus, dis-je en frappant la vitre de la main.

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Photo M. Christine Grimard

Comme s’il n’attendait que cela, le miroir pivota doucement sur son axe, libérant Blanche. Elle se glissa par l’ouverture, et s’approcha de moi, puis me prit les deux mains dans les siennes. Elles étaient douces et froides, mais bien réelles. Je les serrais comme pour m’en assurer. Il fallait que je l’admette, cette femme était bien vivante, autant que moi, elle n’avait rien d’un fantôme. Elle me regardait anxieusement, semblant chercher un peu de réconfort à sa détresse. Puis elle regarda autour d’elle, ce qui augmenta encore son désarroi.

– Cette chambre n’est pas celle que je connais, en dehors des murs et du plafond, tout le reste est différent. Que m’arrive-t-il et qui êtes-vous ?

– Je ne pourrais pas vous expliquer ce qui nous arrive à toutes les deux, vous voyez cette chambre telle qu’elle m’apparaît. Je ne suis qu’une femme comme vous, personne de remarquable. Je crois que nous vivons à deux époques différentes et je ne comprends pas pourquoi nous nous rencontrons ainsi. Je sais seulement que j’aimerais vous aider encore si je le peux, mais je ne vois pas comment. Expliquez-moi plus en détails ce qui vous arrive.

– Je ne sais rien de vous et pourtant je vous fais confiance. Je ne sais plus ce que je dois faire maintenant, voilà trois jours que l’Abbé a disparu et personne ne sait où il a pu se rendre. L’ambiance a déjà changé et je vois bien que mes jours ici sont comptés. L’homme qui a pris la tête de la communauté à sa place me déteste. Il pense que je suis un suppôt de Satan, que j’ai détourné l’esprit de l’Abbé avec mes sortilèges de femme ! Je sais qu’il me fera disparaître aussi dès qu’il en aura l’opportunité. L’Abbé et lui s’affrontaient souvent ces derniers temps, à tous propos, et je les ai entendu se disputer très violemment à propos de la gestion des réserves de nourriture, il y a une semaine. L’Abbé pensait que le cellier était plein, et l’autre lui a répondu qu’il était presque vide, parce que l’on nourrissait trop de parasites dans cette Abbaye. L’Abbé est entré dans une colère folle et a dit qu’il irait visiter le cellier et la citerne en personne, et que s’il voyait que de la nourriture avait été volée, il sévirait en conséquence. Depuis, je ne l’ai pas revu. Je commence vraiment à m’inquiéter pour lui.

– Je comprends votre inquiétude, maintenant. C’est probablement le cas en effet. Il n’avait aucune raison de disparaître ainsi, au contraire, s’il voulait remettre de l’ordre dans l’intendance de l’Abbaye. Il a dû lui arriver quelque chose de grave.

– C’est ce que je crains, en effet ! dit-elle en baissant la tête.

– Pardonnez mon audace, mais il faut que je vous pose la question. Vous allez me trouver très indiscrète, mais, seriez-vous peinée s’il lui était arrivé malheur ?

– Ne soyez pas inquiète de votre audace. C’est la question que je me pose depuis trois jours. Je crois qu’il me manquerait, parce que je suis habituée à lui, depuis trente ans. Mais, c’est aussi la personne que j’ai le plus détestée au monde, celui qui m’a volé ma vie, en m’enfermant ici pour assouvir son plaisir, qui m’a volé l’amour de mon enfant, qui m’a retenue prisonnière, ne me laissant aucune autre liberté que celle de le servir nuit et jour en priant Dieu pour que cela cesse.

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Photo M. Christine Grimard

Elle serrait les poings et sa voix prenait une intonation de plus en plus sèche à mesure que sa parole se libérait. Sur sa dernière phrase, elle leva vers moi, un regard flamboyant de colère.

– Dans ce cas-là, répondis-je, votre chemin est tout tracé. C’est l’occasion de retrouver votre liberté, il faut partir tout de suite. Je crois que vous savez qu’il n’y a pas d’autre alternative à ce choix, les autres membres de la Communauté ne vous laisseront pas vivre ici désormais. Je crois que l’Abbé a disparu, comme vous le supposiez. Je crois savoir ce qui lui est arrivé. Il ne faut pas rester ici plus longtemps, mon amie. Vous devriez tenter de retrouver votre fils, il me semble qu’il serait temps d’être un peu heureuse dans votre vie.

– Vous avez raison, l’Abbé doit être mort, et je ne sais pas si je me sens soulagée ou attristée. Quant à retrouver mon fils, je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu, et s’il aurait ou non envie de me connaître. Je ne sais pas où aller si je pars d’ici.

– Un fils a toujours envie de connaître sa mère, et il n’est jamais trop tard pour cela, tant que la vie est encore là. Je ne sais que très peu de choses, mais il semble qu’il ait fait prospérer le vignoble que son père lui a laissé à sa naissance, cette parcelle dont il vous a parlé, le soir où je vous ai rencontrée pour la première fois. A mon époque, elle est devenue une des plus réputée de la région, je crois que vous devriez vous rendre là-bas et lui expliquer ce qu’a été votre vie. Il ne pourra que vous accueillir et vous aimer. Il faut trouver le courage de le faire.

– Vous avez raison, je vais suivre votre conseil. Laissez-moi quelques instants, je vais rassembler quelques affaires et je partirai. Attendez-moi, voulez-vous ?

– Oui, je vous attends. Faites vite !

Elle disparut dans le passage secret, ayant brusquement retrouvé toute sa vivacité. En la regardant descendre dans le corridor de pierres, je maintins le miroir ouvert en m’adossant au panneau vitré, craignant qu’il se referme définitivement sur son époque avant la fin de cette histoire. Quelques minutes plus tard, elle réapparut, portant un grossier sac de toile et revêtue d’un long manteau de laine. L’idée que toute sa vie était contenue dans un si petit sac, me serra le cœur, et je ne pus m’empêcher de comparer avec ce que contenait ma valise faite pour un voyage de deux jours. Quand la vie devient notre seule richesse, tout le reste n’a bien peu d’importance.

Il n’était pas l’heure de réfléchir à tout cela. Elle se tenait de nouveau devant moi, prête à partir définitivement pour l’inconnu, et je l’admirais de nouveau pour ce courage, en me demandant si je l’aurais eu à sa place.

Je lui indiquai la sortie :

– Il faudrait rejoindre la cour intérieure et vous glisser vers la sortie pendant que la communauté sera occupée à l’office du soir. Il y a un escalier…

– Ne vous inquiétez pas pour moi, je connais ce château mieux que personne, j’ai eu l’occasion de l’explorer des milliers de fois pendant que l’Abbé et tous ses frères dormaient. Je connais un passage secret qui me mènera directement à l’extérieur de la chapelle, dissimulé dans le mur Nord, je vais l’emprunter, mais avant je veux vous remercier pour m’avoir donné la force encore une fois, de faire ce que j’aurais dû faire depuis longtemps.

En disant ces derniers mots, elle me prit dans ses bras et me serra avec une force peu commune, que je ne lui aurais jamais imaginée. Je lui rendis son étreinte, et nous nous séparâmes. Je ne pouvais m’empêcher de me sentir un peu coupable de la pousser ainsi à affronter son destin sans avoir plus de détails sur son avenir. Je ne pouvais que m’inquiéter pour elle, d’autant plus que je ne saurai sans doute jamais, ce qui adviendrait d’elle par la suite…

Un dernier regard, et nous nous séparâmes. Je lui ouvris la porte extérieure, et jetais un coup d’œil rapide sur le palier. La voie étant libre, je lui laissai le passage. Elle me serra une dernière fois la main et s’engagea sur le palier. Elle se dirigea vers le mur Nord de la pièce, où se trouvait une porte noire dissimulée dans une encoignure, que je n’avais pas remarquée auparavant. Elle l’ouvrit et disparut derrière après un dernier regard dans ma direction.

Je soupirai, me sentant de nouveau seule, et sachant que je ne la reverrai jamais. Comment avais-je pu m’attacher à cette jeune femme, en ne l’ayant vu que deux fois ?

Je revins dans ma chambre, le miroir était refermé, hermétiquement, sur son mystère. J’essayai de le faire pivoter de nouveau, en vain. Alors, comme on tourne une page, je refermai sur lui, cette porte de bois cirée et fit coulisser le loquet vers la gauche. Cette fois-ci, il ne se rouvrit pas tout seul, comme s’il n’y avait plus rien à voir.

Après un dernier regard circulaire, à cette pièce où j’avais vécu beaucoup plus qu’un week-end, je rassemblai mes bagages et sortis de la chambre. Je traversai le palier et m‘approchai du mur où Blanche avait disparu quelques instants auparavant.

Incrédule, je restai pétrifiée devant le mur aveugle. Les méandres du temps s’étaient bel et bien refermés sur nous. Il n’y avait plus aucune porte dans l’encoignure où je l’avais vue disparaître.

A suivre …

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Photo M. Christine Grimard

Une réflexion sur “La Porte ( Partie 11)

  1. Ces murs sont bien transparents, comme une feuille de vigne transpercée le soir par le soleil…

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