Une fois chez elle, Lina déposa son carton sur la table du salon, et se fit un chocolat chaud. Avant tout, elle avait besoin de laisser décanter les évènements de ces dernières heures. Le liquide chaud et onctueux la réconforta jusqu’à l’âme. Elle se laissa quelques minutes de répit, puis ouvrit le carton où elle avait entreposé les carnets.
Chacun d’eux comportait une date manuscrite sur la couverture de cuir, difficile à déchiffrer, tant la poussière avait obscurci les lettres. L’écriture était soignée, finement déliée, à la mode ancienne. En regardant de plus près, les carnets avaient été écrits de la même main, contrairement à ce qu’elle avait cru en les parcourant dans le grenier. L’écriture s’était affermie au fil des pages. Sur chaque couverture, à côté de la date, était dessiné un prénom féminin en caractère majuscule gothique, que Lina eut du mal à lire.
Elle en choisit un au hasard, et en lustra la couverture jusqu’à ce que l’inscription soit lisible. Il était écrit :
Moona ou Mouna (1875)
Elle l’ouvrit précautionneusement, les pages fines semblaient fragiles et craquaient lorsqu’on les touchait. Elles étaient couvertes de cette écriture soignée, penchée et ronde, certains mots étant à peine lisibles, l’encre commençant à s’effacer. Le récit débutait ainsi :
« Je consigne ici l’histoire des femmes de ma lignée, du moins, de celles dont on m’a raconté l’histoire et dont je me souviens encore.
Ces femmes sont mes ancêtres, et je les décrirai du mieux que je pourrai le faire, avec les maigres souvenirs qui me restent, et dans le temps qui me restera.
Ces carnets seront notre mémoire.
Je relate ici les faits que ma mère et ma grand-mère m’ont relaté, afin que le souvenir de ce qu’elles étaient ne s’envole pas dans l’oubli, et qu’ils éclairent les pas de mes filles.
Leur combat fut souvent incompris et parfois réprimé avec violence, mais je sais qu’il ne sera pas vain, puisque d’autres femmes se lèveront pour le poursuivre.
A travers moi, qui ai tenté d’être digne de leur courage, je souhaite que leur lumière éclaire notre postérité, comme elle a illuminé mon présent. »
Sur la page suivante, un dessin à la plume représentait un paysage forestier au clair de lune. Un chêne monumental s’élevait au milieu d’une clairière, le sommet de ses branches fièrement dressées, était illuminé par une lune pleine et éclatante. Lina admira le talent de l’artiste qui avait rendu le relief et la lumière de cette scène, en quelques traits d’encre noire. Elle se demandait comment ce chêne stylisé pouvait sembler aussi vivant, comme s’il allait jaillir du carnet.
Elle resta de longues minutes à contempler cet arbre fascinant, avec la sensation de l’avoir déjà vu, sans doute sur une gravure ancienne. Elle avait l’impression d’être debout dans cette clairière, de sentir le vent soulever les branches et lui caresser ses cheveux, d’entendre le souffle de la nuit la bercer de sa mélopée. Elle croyait en voir les feuilles frémir sous la brise.
Elle reposa le carnet devant elle.
Il fallait qu’elle redescende sur terre. Ce dessin avait un effet hypnotique sur elle, c’était sûrement la fatigue qui lui jouait des tours. Elle passa le doigt sur les branchages pour s’assurer qu’ils étaient immobiles, et la sensation de flottement qui l’envahissait, disparut dans l’instant.
Décidément, il fallait qu’elle aille se reposer. Après une bonne nuit de sommeil, elle continuerait sa lecture demain et n’aurait plus d’hallucination.
Mais, dans un dernier sursaut de curiosité, Lina jeta un coup d’œil à la page suivante, où un poème était reproduit.
Fille de la Lune et du vent
Oublie ta peur
Suis la lumière de ta mère
Dans sa force, puise ta sève de vie
Poursuis ta route au-delà de la mort et du temps
De sa magie, de sa beauté, sois fière
Au-delà les tourments, vaincra la vie.
Lina récita le poème à voix haute, écoutant chanter les syllabes, avec un sourire, et quand elle se tut, un courant d’air parcourut la pièce, faisant claquer la porte, tournant la page du carnet posé sur la table.
Elle resta figée devant l’image qui suivait. C’était une reproduction de la statuette qui se balançait entre ses seins. Machinalement elle baissa les yeux vers elle, effectivement, la ressemblance était frappante. Cependant, un détail supplémentaire apparaissait dans le dessin. L’artiste avait ajouté un cœur à la statuette.
Elle détacha la statuette de sa chainette, et la posa sur la table devant elle. Aucune trace de cœur sur le bois, aucune aspérité visible, la forme était lisse et ronde, comme si des centaines de mains l’avaient effleurée avant les siennes. S’il elle avait eu un visage autrefois, il n’y en avait plus trace. Quelques ombres dans les veines du bois suggéraient l’emplacement d’une bouche mais aucun regard ni expression humaine n’était plus visible. Elle la détaillerait mieux à la lumière du jour. La gravure montrait une femme vêtue d’une tunique retenue par une simple ceinture, aux bras alignés le long du corps, mains ouvertes vers l’extérieur, au visage serein et souriant respirant la bonté. Mais rien de tout cela n’apparaissait sur la statuette, qui ressemblait plus à un morceau de bois qu’à une œuvre d’art, dans la pénombre de la pièce.
Elle abandonna la statuette, et poursuivit sa lecture. L’auteur indiquait que les trois premiers carnets seraient dédiés à ses ancêtres, et que dans le dernier, elle relaterait sa propre histoire.
Lina avait des difficultés à déchiffrer son écriture serrée à la lueur de la lampe, et commençait à trouver que tout ce charabia était bien fatigant. Elle parlait des «Filles de la Déesse », de femmes devant accomplir leur destin, marquées d’un croissant, apparaissant toutes les sept générations de cette lignée féminine. Suivait tout un passage ésotérique, où certains mots semblaient effacés, parlant de solstices, phases lunaires, cycles solaires, ce qui finit de décourager Lina.
Elle décida de ne pas poursuivre son exploration plus avant et d’aller se coucher. Demain, elle se plongerait dans ces cinq carnets en suivant l’ordre chronologique. Elle les étala sur la table mais ne parvint pas à déchiffrer les dates et les prénoms sur les couvertures. Elle en lustra le cuir craquelé, avec patience, un à un, jusqu’à ce que l’inscription soit lisible, puis les rangea par date. Quatre prénoms étaient apparus :
Luna (1455)
Diane (1595)
Selena (1735)
Mouna (1875)
Le cinquième carnet était un peu différent, il semblait presque neuf, les pages étaient blanches. Elle ne parvint pas à voir ce qui était manuscrit sur la couverture. Elle le tourna et le retourna, l’examinant à jour frisant, sans parvenir à ses fins.
Épuisée par sa journée trop riche en émotions, elle sentit le découragement la gagner. Elle alla se coucher, en se disant qu’elle verrait mieux l’inscription au grand jour. Elle sombra dans un sommeil pénible, peuplé de toiles d’araignées, de bibliothécaires centenaires, de livres poussiéreux, et de ciels tourmentés où la lune se battait avec des nuages de tempête.
Lina se réveille brutalement et se redresse, en sueur, le cœur battant.
La pièce est d’un noir d’encre.
Soudain, la Lune sort de derrière les nuages, et inonde sa chambre d’une lueur argentée.
Un des rayons se pose sur le plateau où elle est posée la statuette, l’illuminant à contre-jour.
Lina distingue distinctement la forme d’un cœur aux reflets de rubis qui semble illuminer la statuette, de l’intérieur.
Elle retint son souffle, terrorisée.
Pourquoi a-t-elle récupéré tous ces objets qui lui font peur ?
Elle n’a plus qu’une idée, celle de les enfermer de nouveau dans cette armoire et de ne plus en entendre parler.
Mais en un instant, les nuages passent de nouveau devant la lune et la statuette redevient sombre et muette.
Lina soupire, crispée. Elle a mal à la tête, et la nausée. C’est probablement dû à ce réveil brutal. Elle se sent contractée, son corps tout entier lui semble lourd. Des milliers d’aiguilles lui labourent le front, et son avant-bras gauche la brûle. Machinalement, elle éclaire et remonte sa manche pour frotter l’endroit douloureux. Il n’y a que sa tache de naissance, même si elle semble plus rouge que d’habitude. Ce n’est rien. Elle masse doucement, la peau devient écarlate, et la brûlure insupportable. Lina se lève et va mettre son avant-bras sous l’eau froide, la douleur s’apaise, mais la tâche est presque violette. Stupéfaite, elle la regarde comme si elle la voyait pour la première fois, elle se détache nettement de la blancheur de son bras et dessine un croissant de lune.
Lina reste pétrifiée devant cette image évidente, qu’elle porte depuis toujours, sans l’avoir jamais remarquée.
Elle se retourne vers la statuette, qui semble de nouveau inerte. Que lui réserve-t-elle encore comme mauvaise surprise ?
A côté de la statuette, le dernier carnet attire son attention. Que lui cache-t-il aussi entre ses pages vierges ? Lina sait qu’elle ne pourra pas échapper à la vérité, autant l’affronter tout de suite !
Elle a soudain une intuition et se met à chercher fébrilement de quoi la suivre. Elle trouve un citron, qu’elle presse, et dont elle imbibe un chiffon de coton. Elle s’approche du carnet, et hésite un instant, puis se décide.
Elle frotte doucement la couverture, en petits mouvements circulaires. Le jus de citron éclaircit progressivement la couleur du cuir qui passe du noir au bordeaux. Lina voit se dessiner peu à peu quelques lettres penchées. La première est un L aux volutes aériennes. Elle poursuit sa tâche patiemment. Quelques secondes suffisent pour découvrir un cinquième prénom et une date.
Lina tremble de tous ses membres et ne peut détacher son regard de cette inscription :
Lina (2015)
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