Va-et-vient numéro 3 : le bus raté

Pour ceux qui souhaitent relire mon texte, le voici.

Le bus raté

Encore une journée difficile, mais tout a été réglé finalement. Elle a bien mérité un peu de repos. Chaque cas a été traité et tout est en place. Le souvenir des sourires récoltés est sa plus grande récompense. Surtout ceux des enfants. Elle passe en revue les détails de sa journée en avançant les yeux dans le vague et ne remarque pas que son bus habituel démarre sans elle. Lorsqu’elle le réalise, il est trop tard. Il tourne déjà au coin de la rue.

Découragée, elle s’assoit sur le strapontin de l’arrêt de bus désert. A cette heure-là, les rotations sont plus rares. Il va falloir attendre plus d’une heure dans le froid.

Plusieurs minutes passent, elle sent ses pieds s’engourdir. Un homme s’approche, un large chapeau enfoncé sur le front. Impossible de voir son visage. Elle n’est pas rassurée, peu importe après tout, elle est trop fatiguée pour partir en courant. Advienne que pourra. Il s’installe sur le strapontin voisin et la regarde de côté et dit:

⁃ Bonjour belle demoiselle. On se connaît, non ?

Elle sourit malgré elle, ce genre d’entrée en matière n’est pas très originale. A son âge, voilà bien longtemps qu’on ne l’a pas qualifiée de « demoiselle ».

⁃ La dernière fois que l’on m’a dit cela, j’avais dix-huit ans. Vous arrivez un demi-siècle trop tard, cher monsieur ! Répond-t-elle en cherchant son regard.

⁃ Je sais, dit-il laconiquement. Je n’ai pas vu le temps passer moi non plus…

⁃ Mais, je connais votre voix. Qui êtes-vous ? Regardez-moi, demande-t-elle !

Il tourne la tête et soulève son chapeau.

Elle cherche dans sa mémoire. Ce regard vert et ces sourcils froncés séparés par une double fossette. Mais oui, bien sûr :

⁃ Patrick ? C’est bien toi ?

⁃ Oui ! Jusqu’à preuve du contraire. Tu as bonne mémoire. Répond-t-il en souriant.

Ce sourire !

Il la faisait déjà fondre autrefois. Aujourd’hui, c’est encore plus fort. Le cœur n’oublie jamais ses premiers émois. Et celui-ci était si fort. Elle ne sent plus ses jambes. Ses mains tremblent. Elle baisse les yeux.

⁃ Moi non plus, je n’ai rien ne oublié tu sais… Sa voix se brise.

⁃ Mais, j’ai cru que tu avais eu un accident en rentrant ce soir-là et qu’ils n’avaient pu te sauver. Du moins, c’est ce que mon père avait dit..

⁃ Il ne m’aimait pas beaucoup, ton père. Il a dû être bien content que je disparaisse de ton paysage…

⁃ En effet. J’ai mis des années pour m’en remettre. Et puis la vie a repris son cours. Mais pourquoi m’avoir laissée sans nouvelles aussi longtemps ? Raconte-moi ce qui t’est arrivé !

⁃ Je vais tout te raconter, mais viens, marchons un peu. Il fait tellement froid à cet arrêt de bus en plein vent. Tu vas attraper la mort.

Elle se lève, prend son bras. Elle se sent si légère auprès de lui. Elle a de nouveau dix-huit ans. Son regard si doux lui a tellement manqué.

⁃ Oui, monsieur l’agent, j’ai arrêté mon bus et je suis descendu quand j’ai vu qu’elle ne se levait pas. Elle dormait sur son siège et quand j’ai essayé de la réveiller, elle est tombée. Alors j’ai appelé les pompiers. Je la connais bien, elle prend le bus tous les soirs. Elle habite à trois arrêts d’ici.

⁃ Pauvre femme. Ils avaient l’air de dire qu’elle était bien frêle pour se sortir de là. Ils n’avaient pas grand espoir quand ils l’ont emmenée.

⁃ Oui, elle m’a toujours semblée si fragile. J’avais toujours peur qu’elle tombe en descendant de mon bus. Je ne suis pas prêt d’oublier cette terrible pâleur sur son visage quand je l’ai trouvée ce soir, et ce si beau sourire sur ses lèvres…

Texte et dessin Marie-Christine Grimard

Va-et-vient, numéro 3 : « Le bus raté » par Dominique Autrou

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 3 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog de l’autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci est « Le bus raté ».

Pour cet échange j’ai le grand plaisir de recevoir Dominique Autrou (la distance au personnage) et vous trouverez mon texte sur le blog de Dominique Hasselmann Métronomiques.

L’autre échange a lieu entre Amélie Gressier qui est publiée sur le blog de Nicolas Bleusher, L’Atelier., tandis que lui-même voit sa contribution paraître sur le blog de celle-ci, Plume dans la main ainsi qu’entre Dominique Autrou (La distance au personnage) et Dominique Hasselmann Métronomiques.

Enfin, Marlen Sauvage, sur son blog Les ateliers du déluge, a inscrit sa contribution au tout dernier moment.

Le prochain Va-et-vient numéro 4, est prévu le vendredi 2 juin avec pour thème « Le foulard oublié ».

Je l’ai toujours connue entre deux portes, entre deux mers. Elle ne cessait d’être en mouvement.

Depuis son enfance entre un père collectionneur d’aiguilles de montre à gousset, une lubie contractée, rapportait-on, après une fréquentation trop assidue de l’œuvre d’André Dhôtel, on se demande bien pourquoi, et une mère éleveuse de whippets, ces chiens maigres et craintifs que des maniaques dépressifs font courir après une réplique de lapin nain lancé à toute vitesse à la corde d’un stade, elle donnait l’impression de contourner n’importe quelle circonstance qui l’aurait approchée d’un mouvement de groupe. Logiquement, nos rencontres s’espacèrent et devinrent le jouet du hasard.

J’ai su qu’elle aimait pagayer en mer, ramer sur les lacs, pédaler sur la cendrée, courir dans les champs, accélérer entre les bretelles d’autoroutes. Elle avait passé tous les examens de conduite, navigation et pilotage, moto auto camion bateau avion, jusqu’au vol aux instruments. On m’a raconté qu’elle ouvrait les bras à tout va, on m’a chuchoté qu’elle faisait l’amour bruyamment avant de prendre ses jambes à son cou, j’ai entendu dire qu’elle avait trouvé le temps d’écrire deux ou trois choses coquines que de rares éditeurs conquis avaient dû laisser de côté après qu’elle n’eut jamais répondu aux demandes pressantes de relecture. Elle devait sans doute être déjà ailleurs, elle aimait paraît-il intensément et l’alcool et le soleil, et la mer et le vent. Elle allait vieillir vite et bien, en beauté.

Quoi qu’il en fût c’est au moment même où je l’aperçus — même de loin, avec son incomparable chevelure gris-roux d’une longueur surannée flottant dans la vitesse, impossible de me tromper — sur la place du Parvis à Coutances, elle remontait à grandes enjambées la rue Geoffroy-de-Montbray en direction de la mairie, Bon Dieu mais qu’est-ce qu’elle foutait là, je l’ai appelée : Cécile ! Mes paroles se sont envolées, elle ne m’a pas entendu, et j’ai vu le bus qui partait sans elle. Là encore, acte manqué ou bus raté, elle a filé en courant dans le sens opposé, sans se retourner. Décidément, c’était tout elle.

Texte et photos Dominique Autrou