J’avais parcouru la première page rapidement, et j’avais accepté immédiatement d’inscrire mes mots dans ce carnet, aux côtés de tous les mots qui y figuraient déjà.
Ce carnet était bien un trésor. Un recueil de sentiments humains. Un coffre remplis de joyaux.
Moi qui étais à la recherche d’authenticité, j’avais trouvé !
Les rencontres importantes seraient programmées avant qu’elles ne se fassent, semble-t-il. Et voilà que j’en avais la preuve. Pourquoi avais-je croisé le chemin de cet homme ce matin ? Pourquoi m’avait-il choisie pour écrire une partie de son œuvre.
Je m’installais confortablement sur la terrasse de ma chambre d’hôtel, donnant sur le port, où une magnifique goélette mouillait pour la nuit. La soirée était plus fraîche lorsque je commençai à lire, et j’achevais cette lecture aux premières lueurs de l’aube. Ce fut une nuit de magie pure, de réconciliation avec l’humanité, j’avais retrouvé un peu de sincérité. Il me resterait à y apposer ma vérité avant de rendre ce carnet à son inventeur.
Mais avant, j’en garderai les grandes lignes ici pour le cas où ma mémoire me fasse défaut.
La première page, écrite par l’homme qui m’avait confié ce carnet donnait le ton, et tout ce qui suivait, allait me plonger dans un ravissement que je n’avais jamais osé espérer.
Juan, c’était le nom qu’il se donnait ici, demandait à toute personne qui trouverait ce carnet de le rapporter au même endroit, une semaine plus tard, après avoir écrit un peu de son histoire sur ses pages. Il souhaitait que chaque personne qui accepterait le défi, n’écrive ici que la stricte vérité. Les écrits pouvaient être anonymes ou non, selon les souhaits de l’auteur, mais la seule condition était que chacun soit profondément sincère. Il souhaitait que les auteurs ajoutent une photo ou un dessin, illustrant leur propos, pour rendre ce carnet plus vivant, et remerciait d’avance tous les participants, et inaugurait le carnet en écrivant sa propre page.
Juan, Juillet 2010
Mon prénom est Juan, du moins c’est ainsi que l’on m’a toujours appelé même si mon vrai prénom est Ernest, comme Hemingway. Ma mère adorait Hemingway.
J’ai roulé ma bosse sur tous les continents et aujourd’hui j’ai échoué ici, où je finirai probablement mes jours, dans ce pays écrasé de soleil où l’on rêve de neige. Les hommes ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont.
Moi, non plus, je n’étais jamais satisfait de ce que j’avais, c’est sans doute pour cela que j’ai cherché ce que je n’avais pas dans tous les pays du monde. Moi aussi, j’aurais pu raconter tous mes voyages et devenir un grand écrivain. Ma mère m’aurait admiré autant qu’elle admirait Hemingway. J’aurais dû boire un peu plus sans doute, pour avoir autant de succès. Pourtant, avec le temps, j’ai fini par lui ressembler avec ce visage buriné et cette barbe. Mais il en faut un peu plus pour avoir du talent.
Mon talent à moi, c’était les relations publiques. J’étais un parleur-né et un boute-en-train. J’exerçais mes talents partout où il fallait entretenir l’ambiance. Ainsi j’ai été employé dans des bars et des salles de spectacles d’un bout à l’autre de la planète. Partout où je passais, le public affluait et avec le bouche-à-oreille, les patrons qui m’employaient avaient rapidement un bon retour sur investissement. Mais cette vie de clown errant finit par me peser si fort, que j’ai tenté de devenir sédentaire. Deux fois.
La première fois, c’était au fin fond du Mexique, où j’ai hérité d’un bar quand le propriétaire est mort sans héritier et que le Maire du village m’a demandé de prendre sa succession pour que le seul lieu de rencontre de toute la région ne ferme pas. Le bar devint rapidement le plus fréquenté de tout le comté. Je suis rapidement devenu le meilleur inventeur de cocktails à base de Téquila et de fruits exotiques. Il faut dire que j’étais le seul à cinquante kilomètres à la ronde…
La seconde fois, c’était au Chili, où j’avais posé mon sac, fatigué de courir après des chimères. J’avais embarqué trois mois auparavant, souhaitant voir du pays et sortir de l’ambiance des bars qui est la même dans tous les pays du monde. Travailler sur un cargo, ça vous forge un caractère, et quand on fit escale à Valparaiso, je décidais de débarquer et d’y tenter ma chance. Dans un port, il y a toujours du travail, si on n’est pas trop regardant sur les salaires ou les horaires. Peu importait, j’allais pouvoir poser mon sac pendant quelques mois, et les rencontres étaient nombreuses ici autant que variées. J’ai bien dû croiser toutes les nationalités du monde dans ce port. Ne me demandez pas comment je me suis retrouvé dans ce cabaret louche, à compléter mes journées, en assurant le spectacle. C’était sans doute le destin qui m’y avait conduit, un soir où je m’effondrais dans cette ruelle, roué de coups pour une partie de cartes avec des mauvais joueurs. Une Drague-Queens, propriétaire du troquet, répondant au joli prénom de Lydia, m’avait ramassé, inconscient, et soigné dans son petit deux-pièces pendant quinze jours, sans rien me demander. Il était tout naturel que je la remercie en faisant prospérer son petit commerce pendant quelques temps. Je me suis donc transformé en hidalgo, spécialiste du tango argentin, dans un port du Chili. J’avais toujours aimé les paradoxes. Après le spectacle, j’entrainais les jolies touristes en mal d’exotisme dans la danse, et cela rapportait bien. Lydia n’avait jamais regretté de m’avoir sauvé la vie.
Et puis, un soir, je l’ai vue entrer dans la boîte, avec son regard d’ange et son sourire de démon. A partir de ce jour, j’ai su que j’étais arrivé en enfer et que j’y brûlerai pour l’éternité. Comme il était écrit, notre rencontre fut explosive et définitive. Nous nous aimions autant que nous nous déchirions, la vie n’était faite que de moments de passions et d’instants de combats. Je savais que cette relation m’emporterait vers le néant, mais je ne pouvais pas me passer de sa présence. Le matin où elle m’a annoncé son départ, j’ai su que ma vie ne serait plus qu’une longue attente, celle de son retour.
Mais elle n’est jamais réapparue. Elle était française, méditerranéenne, et j’ai quitté l’Amérique du Sud pour suivre sa trace. Bien sûr, je ne l’ai jamais retrouvée. Je sais maintenant que je finirai cette vie sans elle, et que le plus tôt serait le mieux.
J’ai beau faire le fanfaron, et dire que je me sens très bien dans ma vie telle qu’elle est, ici je peux bien l’écrire, puisque je décide de jouer le jeu de la sincérité.
Alors, je l’avoue : j’aurais bien donné les dix ans qui me restent à vivre pour la revoir ne serait-ce qu’une minute.