
Lucia d’abord pétrifiée, se ravisa et se précipita dans l’escalier. Il fallait qu’elle sache ce qui se tramait dans cette maison, elle ne laisserait personne lui jouer ce genre de tour sans se défendre. Tremblante, elle reprit son souffle sur le palier du premier, puis ouvrit la porte de la chambre d’un seul coup pour ne pas laisser le temps à l’intrus de s’échapper. La seule chose qu’elle vit en entrant fut le couvercle du clavier qui se refermait avec un bruit sec. Personne ne jouait. Il n’y avait personne dans la pièce. Elle s’arrêta sur le seuil, tremblante et sursauta quand le jeune homme arriva derrière elle.
Il la contourna, et s’avança vers le piano, tenta de soulever le couvercle sans y parvenir. Ils se regardèrent, incrédules. Lucia fit le tour de la pièce, regardant dans tous les coins sans savoir ce qu’elle cherchait. Puis elle s’approcha de la fenêtre qu’elle ouvrit, se penchant au-dessus du garde-corps, mais il n’y avait que le lierre qui frémissait sous le vent du matin. Elle se retourna vers son compagnon et dit:
« Personne n’a grimpé sur ce lierre depuis longtemps, il n’y a aucune trace humaine.. »
« Je m’en doutais bien, répondit le jeune homme, la fenêtre était close et vous venez d’en débloquer la poignée avec beaucoup de difficultés ! Il est évident qu’il n’y a aucun humain ici, ni dans cette pièce, ni à l’extérieur. Où alors dans ce placard hermétiquement clos, peut-être ? »
Il désignait le placard du doigt. Lucia suivit son regard, hésitante, puis se décidant brusquement elle traversa la pièce et posa la main sur la poignée qui refusa obstinément de tourner. Elle interrogea du regard le jeune homme, qui lui fit un geste d’impuissance. Tout deux gardèrent le silence, ne sachant plus que faire. Lucia se désola:
« Nous sommes dans une impasse, quelque chose ici ne veut pas de notre présence et refuse de nous dire pourquoi. Pourtant, j’avais envie de comprendre et d’aider cette maison, si je pouvais, à retrouver une peu de sérénité et de vie… »
Elle avait dit cela d’une voix douce en regardant autour d’elle, balayant la pièce du sol au plafond. Son compagnon la dévisageant d’un air dubitatif, répondit:
« Certains souvenirs sont probablement trop douloureux, et cette maison refuse de les oublier. Elle semble ne pas supporter que des gens heureux puissent vivre entre ses murs ! »
A peine eut-il prononcé ces paroles, que la fenêtre se referma brutalement, ébranlant les carreaux violemment. Lucia sursauta, cachant son visage dans ses mains, au même moment la porte du placard se débloqua et s’ouvrit sans qu’elle ne la touche. Quelques notes s’échappèrent du piano, couvercle obstinément fermé, puis un lourd silence retomba dans la pièce.
Lucia s’approcha du placard avec la sensation que la solution était là. Elle en détailla tous les rayons, ne voyant rien au premier regard, puis elle s’accroupit, examinant les lattes du parquet sans rien remarquer. Elle passa la main sur le sol, cherchant une aspérité, lorsqu’elle sentit un léger dénivelé entre deux lattes. Elle appuya sur l’une d’elle sans résultat, puis sur l’autre, ce qui eut pour effet d’élargir l’espace entre elles. En tâtonnant, elle finit par libérer les morceaux de bois l’un de l’autre, ce qui découvrit une cavité sombre sous le plancher. Elle reprit son souffle, n’osant pas glisser sa main dans ce trou, elle avait toujours eut peur des rats et dieu sait ce qu’il y avait là-dessous…
Le jeune homme s’accroupit à ses côtés lui demanda de se pousser. Il plongea la main dans le trou et en ressortit un carnet sombre recouvert de cuir. Il le tendit à Lucia tenant de contenir les tremblements de sa main. Il était couvert d’une écriture féminine, ronde, bien affirmée et élégante dans les premières phrases, puis de plus en plus tourmentée au fil des pages. Lucia commença à lire à voix haute pour son compagnon, d’une voix étranglée. Elle égrainait les mots, et peu à peu sa voix changea, s’affermissant, prenant un timbre plus grave que le sien. Elle désigna à son jeune compagnon le siège du piano, où ils s’installèrent côte à côte. Il tenta d’ouvrir le couvercle du clavier qui ne lui opposa plus aucune résistance, mais l’instrument resta silencieux. L’histoire de la jeune femme qui avait écrit ces lignes, des décennies plus tôt se déroulait devant leurs yeux, jusqu’à la tragédie qui avait brisé sa vie. La dernière page tournée, Lucia referma le carnet en laissant libre court à ses larmes, les yeux fermés sur l’horreur. Son compagnon entoura ses épaules de son bras et ils restèrent ainsi prostrés de longues minutes, jusqu’à ce que l’instrument interrompe leur chagrin en jouant une fois encore la même Gnossienne, pianissimo. Le son était à peine audible comme si la musique provenait d’ailleurs, et les touches du clavier demeuraient immobiles.
Lorsque la musique se tut, Lucia se sentit brusquement libérée de son angoisse, elle se leva et alla fermer la porte du placard qui ne résista pas. Son compagnon ressentit le même soulagement, et referma doucement le clavier, qui demeura silencieux. Ils quittèrent la chambre et descendirent dans l’entrée où ils échangèrent un long regard, en silence.
Avant de sortir, le jeune homme dit à Lucia:
« Je crois que vous devriez écrire l’histoire de cette jeune femme, pour rendre hommage à sa souffrance et en témoigner devant les générations actuelles, qui n’ont aucune idée, de ce que pouvaient vivre ces jeunes filles soumises à l’autorité aveugle de leur famille. »
« Vous avez raison, répondit Lucia. Je crois que je lui dois bien cela. Je vais le faire, et je vous ferai lire mon texte lorsque je l’aurais achevé. Je vous remercie de votre aide, ce matin, sans vous je n’aurais jamais oser affronter cette succession d’évènements. »
Le jeune facteur prit congé, avec un geste de la main, et sortit. Lucia le regarda s’éloigner dans l’allée, puis s’installa à son bureau pour écrire les grandes lignes de son histoire avant que les détails qu’elle venait de vivre ne lui échappent.
Le premiers mots coulèrent de sa plume comme s’ils attendaient ce moment depuis un siècle :
« S’il n’avait pas plu ce jour-là, si je n’avais pas glissé sur ce lierre, si je n’avais pas crié, mon père n’aurait jamais su que je sortais par là pour rejoindre Pierre. S’il avait fait beau, si les étoiles avaient brillé, si le chien n’avait pas aboyé, il n’aurait jamais rien su. Au lieu de cela, je me retrouve enfermée dans cette chambre, à jouer interminablement les mêmes morceaux, pour qu’il sache que je suis bien là, que je n’ai pas tenté de m’évader de cette prison. Il n’y a que sa musique qui compte, que sa musique ! Je ne peux plus supporter cette musique, je ne peux plus supporter ce piano. Tout à l’heure quand il en aura assez de m’entendre, il montera. Il me brûlera de son regard sauvage, refermera le couvercle sur mes doigts, et m’enfermera dans ce placard pour être bien sûr que je ne m’enfuirais pas dans la nuit. Jour après jour, je jouerai. Mais une nuit, je le promets, je m’envolerai par cette fenêtre, jusqu’aux nuages, et même le lierre ne me pourra me retenir… »
Lucia, les yeux baignés de larmes, posa son stylo sur le papier, et sortit dans le jardin. Elle leva les yeux vers la fenêtre du premier, le lierre frissonnait sous la brise. Le soleil sortit des nuages, éclairant le feuillage d’un halo doré. Une colombe blanche se posa sur le rebord de la fenêtre, gonflant son jabot dans la lumière. Elle baissa la tête et regarda fixement Lucia. Puis poussant un long cri aigu, s’envola à la verticale, dans un bruissement d’ailes dans le bleu du ciel.
–> FIN <–
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