
Photo MCh grimard
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Encore un Noël, un de plus. Il ne compte plus ceux dont il se souvient, ni ceux qu’il a oubliés.
Il préférait les Noëls d’antan, quand la neige était de la partie. Tout était différent, les sons plus atténués, l’ambiance plus ouatée. Les chalets de bois semblaient dans leur élément avec leurs toits enneigés, alors que là, ils paraissaient inachevés, désespérément nus. Lorsque la température descendait en dessous de moins dix, il offrait le second verre de vin chaud à la cannelle, les conversations se faisaient alors plus enjouées, les sourires plus francs, les rires plus éclatants. Il adorait regarder les joues de enfants rougir de plaisir en dégustant ses glaçons de sirop d’érable. Les pommes d’amour, écarlates de sucre, ne leur faisaient pas concurrence.
Alors chaque année, neige ou pas, il ouvre son chalet début décembre et le referme fin janvier. Il enfile son costume de lutin de Noël, sa grosse écharpe, et installe ses bocaux de sablés de toutes les saveurs et de toutes les couleurs, de midi à minuit, sur le marché de Noël au coin de la rue du presbytère à deux pas de la cathédrale. Le froid ne l’atteint pas, tant les sourires des passants le réchauffent. Il adore que les gens aiment ses gâteaux et reviennent lui dire, année après année. Sa mère avait ouvert cet étal quand il avait dix ans en complément de sa pâtisserie au cœur de la ville. Il avait naturellement pris sa suite quand elle avait rejoint son père dans le petit cimetière derrière le clos de l’évêché. Elle lui avait patiemment appris l’amour de la pâtisserie et lui avait transmis tous ses secrets. Après sa disparition, il avait ajouté de nombreuses spécialités à sa carte et sa réputation s’était copieusement étoffée. Les gens venaient de toute la région pour trouver ses sablés uniques et en orner leur table de fête.
Cette année, les passants se font plus rares devant son étal. La mode est au soleil, les touristes délaissent la région pour s’envoler vers les îles tropicales pendant les vacances de Noël. Le marché de Noël autour de la cathédrale qui attire des curieux depuis le Moyen-âge, n’est plus une destination privilégiée. Peu lui importe, il ne le manquerait pour rien au monde. Même s’il était le dernier, il continuerait à vendre ses sablés de Noël et son vin chaud. La tradition c’est son gagne-pain, l’hiver, sa plus belle saison. Année après année, il a étoffé son offre de pâtisserie, et depuis quelques années, ce sont les croquants aux noix et aux pépites de chocolat qui ont le plus de succès.
Un enfant blond s’approche de son chalet de bois. Il lorgne sur les caramels à dix centimes, et compte laborieusement les pièces qu’il sort de sa poche. A ses côtés un chien presque aussi haut que lui, le regarde, pousse un soupir résigné puis s’assied sur son derrière. L’enfant regarde les prix affichés sur les bocaux de gâteaux, puis celui des caramels, puis celui des sucres d’orge, compte à nouveau ses pièces, et enfin lève deux immenses yeux bleus vers Franz. Rassemblant tout son courage, il lui tend ses pièces et demande :
- Excusez-moi de vous déranger, Monsieur le lutin. J’aimerais savoir combien je peux avoir de gâteaux aux amandes pour ma maman et de caramels pour moi et aussi un gâteau pour Arthur, avec toutes mes pièces.
- Fais-moi voir ce que tu as, répond Franz.
L’enfant tend sa petite main vers celle l’homme, qui paraît immense. Le chien suit la transaction du regard, et renifle la grosse main qui se tend, puis remue la queue en signe d’amitié. Il fixe le regard de Franz qui se sent soudain intimidé et baisse les yeux.
Il compte les pièces que lui tend le petit, hoche la tête en souriant et lui dit :
- Avec une telle fortune, tu peux avoir un grand sachet de gâteaux aux amandes et un autre de caramels mous, mais pas les durs qui sont plus chers ajoute-t-il en éclatant de rire.
- Tant que ça, répond l’enfant ? Oh c’est super, je croyais que je n’avais pas assez ! De toute façon, je n’aime que les caramels mous, je ne peux pas manger les durs parce que j’ai perdu toutes mes dents ajoute-t-il en ouvrant tout grand sa bouche pour Franz.
Celui-ci éclate de rire, en voyant sa bouche où il manque toutes les incisives.
- Tout dépend comment on me le demande, répond Franz, et toi tu as été très poli, alors ils sont moins chers. Et puis quand on a perdu ses dents, on a un prix d’ami !
- OUAFF, conclue Arthur en battant l’air avec sa queue.
Franz hoche la tête en souriant, fait glisser les pièces du petit garçon dans sa poche et empaquette deux grands sachets de sablés et de caramels qu’il tend à l’enfant. Celui-ci s’en saisit et le remercie avec un grand sourire.
- Merci Monsieur le Lutin, ma maman sera très contente, elle adore les gâteaux aux amandes. Je lui donnerai le soir de Noël. Il ajoute en se tournant vers son chien : allez viens, on rentre. Oh Arthur, j’ai oublié ton gâteau !
Le chien le regarde puis tourne ostensiblement la tête d’un air vexé, puis se couche le museau sur les pattes antérieures en lui tournant le dos.
- Excuse-moi, Arthur, insiste l’enfant. Je te donnerai un de mes caramels. Allez, ne fais pas la tête, viens on rentre.
Le chien se lève alors en grognant, et suit l’enfant, la queue basse, en jetant un coup d’œil résigné à Franz au passage.
- Quels sont les gâteaux préférés d’Arthur, demande Franz à l’enfant qui s’éloigne ? Pour le moment, je n’ai encore jamais cuisiné de gâteau pour chien…
- Il aime les mendiants, répond l’enfant, mais je n’ai plus de sous. Je reviendrai quand j’en aurai.
- Attends, dit Franz, il doit m’en rester deux. Tu me les payeras plus tard, il ne faut pas qu’Arthur rate son Noël.
- Oh merci pour Arthur, dit l’enfant en jetant à Franz un regard émerveillé, je n’oublierai pas !
L’enfant s’éloigne avec son chien sur les talons, serrant sur son cœur ses paquets de sucreries. Franz les suit des yeux, une larme au bord des paupières. C’est un grand sentimental sous ses dehors de déménageur bourru. Il hoche la tête en se disant que le plaisir qu’il a lu dans le regard de l’enfant valait bien plus cher que tout son stock…
Une vieille femme emmitouflée jusqu’aux yeux passe devant son étal et l’apostrophe :
- Voilà pourquoi tu ne seras jamais riche, Franz ! Ta mère était ma meilleure amie, elle disait toujours que tu n’avais pas le sens des affaires. Elle avait raison, mais là je suis sûre qu’elle est très fière de toi. Enfin, ça n’est pas le tout, je vais être en retard à la messe si je continue à te parler. Mets-moi quelques sablés de côté pour tout à l’heure, puisque je n’ai plus du tout de dents sous mes dentiers, j’espère qu’ils seront gratuits !
- Jeanne, arrêtez vos bêtises, allez plutôt prier pour moi dans votre église. J’en aurais bien besoin puisque je vais faire faillite si je dois distribuer mes gâteaux gratuitement à tous les édentés de la ville. Je vous garde un bon verre de vin chaud, bien meilleur que le vin de messe. Mes sablés sont trop durs pour vos dentiers, et votre médecin vous les interdit avec votre diabète !
- Je me fiche de mon médecin, c’est un jeunot qui n’y connaît rien. Il n’a jamais dû goûter à ton vin chaud, celui-là. La vie est courte, il faut en profiter, et des gâteaux aussi bons que les tiens, ça ne peut pas faire de mal. Arrête de me tenter, mécréant, je vais être en retard à la messe !
Et elle s’éloigne en direction du parvis de la cathédrale, en clopinant et en continuant à maugréer.
Franz, sourit dans sa barbe et se retourne pour baisser le feu sous le vin chaud. Un parfum de cannelle envahit la place quand il soulève le couvercle de la grosse marmite de fonte. Quelques passants se retournent sur l’odeur suave et chaude qu’il soulève à chaque tour de louche.
Une voix de jeune femme s’élève derrière lui :
- Elle a raison, mais tu as bien fait de donner ces gâteaux au petit blondinet. Je suis d’accord avec toi. Même si on fait faillite, les gâteaux sont cuits pour faire plaisir aux gens le soir de Noël, et d’ici que le petit sache compter pour venir te rendre ce qu’il te doit, on aura bouffé notre stock …
- Au lieu de dire des bêtises, ouvre ton chalet, ça vaudra mieux il est déjà l’heure de la messe, répond Franz sans se retourner.
- Oh ça va, inutile de rouspéter, tu es jaloux parce que mes santons ont plus de succès que tes sucreries !
- Oui, alors ça, ça n’est pas demain la veille, ici ça n’est pas une terre de santons… répond Franz en la regardant du coin de l’œil.
–> A suivre <–
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