Va-Et-Vient numéro 12 : « Complicités » par Marlen Sauvage

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 12 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : des personnes qui écrivent un texte avec ou sans illustration, sur le blog des autres. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci s’intitule « Invalides».

Pour cet échange, j’ai le très grand plaisir de recevoir de nouveau sur cette page Marlen Sauvage qui publiera mon texte sur Les ateliers du déluge

Les autres échanges se déroulent entre :

Dominique Autrou sur  la distance au personnage reçoit Dominique Hasselmann qui publie son texte sur Métronomiques

Jérome Decoux sur carnet paresseux qui échange avec Isabelle-Marie d’Angèle

Le dernier échange réuni Nicolas Bleuscher sur Ateliers et Amélie Gressier qui le reçoit sur Plume dans la main

Pour le Va-Et-Vient numéro 13, le thème sera «l’invention d’un hasard». A vos plumes.

Voici le texte de Marlen

Complicités

Vous venez de prendre le sentier à droite dans la petite combe. Instinctivement, vous rentrez la tête dans les épaules, jetant vers le ciel un regard interrogateur : pleuvra-t-il finalement ou non ? Non, vous l’espérez, car vous n’en êtes qu’au début de votre marche. Ciel gris, nuageux. Le temps aujourd’hui ne sera pas votre allié. Vous allongez le pas le long du chemin qui borde le champ avant de remonter le long de la clôture. Vous vous questionnez sur ce rendez-vous, sur le lieu de ce rendez-vous. Le message annonçait quinze kilomètres, trois heures, et vous n’avez rien osé demander de plus.
Dans la descente, vous reconnaissez le Maupas, de triste mémoire. C’est un mauvais pas qui vous a entraîné ici, de mauvaises rencontres au mauvais moment. Vous poursuivez votre descente vers les maisons de Jouanes, en granite, rudes et austères sur ces terres pauvres en eau. La végétation a plus qu’ici souffert de la sécheresse, vous craignez les serpents, votre vigilance s’aiguise au fur et à mesure que vos pieds heurtent les cailloux et soulèvent la poussière. Votre marche vous conduit jusqu’au hameau de Nissoulogres, où les bâtisses paraissent enchevêtrées, vous narguant de leurs ouvertures étroites, ne laissant rien entrevoir de leur vie intérieure, vous tenant à distance vous, l’étranger, que leurs murs complices observent à votre insu. À droite, un petit sentier bordé de murets et de buis ouvre sur une piste plus large. Vous la poursuivez, haletant, dans la crainte inspirée par l’austérité du hameau que vous venez de dépasser, par le vol des vautours qui ne cessent d’accompagner vos pas depuis votre marche, et par ces rochers ruiniformes qui se dressent maintenant dans le paysage. Autant de comparses qui ne sont là que pour vous impressionner, pensez-vous alors.

Vous ressaisissant, vous reprenez les rênes de votre mental, votre raison vous rassure, vous marchez seul, mais vous décidez que rien ne vous paraît hostile à bien y regarder. L’hostilité réside dans la peur que l’on éprouve d’une situation, vous rassurez-vous. Vous arrachez le sac à dos de vos épaules, le posez à terre et sortez une gourde d’eau avec laquelle vous vous aspergez avant de boire quelques gorgées. Vous êtes en sueur, votre sac a collé votre T-shirt dans votre dos, le long de la colonne vertébrale s’insinue un filet de transpiration. Vous vous grattez, vous inspirez, vous regardez le ciel, le temps reste lourd.
Vous reconnaîtrez l’endroit, vous a-t-on dit : « un écrin de nature, un écrin de verdure, un écrin de végétation… ». Pour l’instant, vous n’avez fait que grimper, glissant sur des cailloux, traversant des pierriers, de part et d’autre où votre regard porte, c’est la minéralité du lieu qui s’impose. « C’est un pays de légendes où les fées et les elfes sautillent sur les pas de Gargantua », racontait le guide. Et tout à vos pensées, vous n’avez pas vu venir le décor face à vous : celui d’un point d’eau dans un paysage perdu, une oasis entourée de grands arbres, une clairière de lumière et d’ombre, des branchages au sol foulés par les animaux venus s’abreuver à la tombée du jour. Le tapis dérangé de l’automne, quelques égratignures sur l’écorce d’un bouleau – les bois d’un cerf peut-être – la brume naissante au ras du sol. Une retraite. Et vous vous arrêtez soudainement conquis par le silence du lieu. Par sa sérénité. Vous vous adossez à un tronc massif dont la rugosité efface les douleurs de votre dos. Enfin, une douce complicité s’installe entre vous et la nature sauvage, certes, mais rassurante. Vous savez que la route se poursuit au-delà de la clairière, qu’elle mène au « Hameau du lac » où personne ne vit plus. Vous savez que la rencontre aura lieu bientôt, sous cette voûte plus claire que vous apercevez. Vous vous laissez glisser dans la fatigue enveloppante, vous goûtez le compagnonnage de ce lieu inattendu, vous sombrez dans une somnolence peuplée d’étranges êtres. À votre réveil, un serpent rampe parmi les herbes, se glisse entre deux roches. Au moment où vous ressentez une brûlure insupportable, vous percevez le ballet des moucherons au-dessus d’une mue déposée sur le sol ; la terreur vous saisit, votre raison vous intime de rester immobile ; les heures se succèdent et vous engluent dans votre souffrance ; vous ne cherchez même plus à bouger ; la forêt bruit de murmures incompréhensibles ; la surface de l’eau n’offre qu’un miroir sombre à la nuit survenue, l’atmosphère se charge d’épouvante entraînant le retrait de tous les animaux venus se désaltérer sans crainte, mais ils reculent maintenant : biche, hérisson, chevreuil, grand cerf, blaireau, écureuil… Nul n’est plus bienvenu dans ce royaume au charme évaporé. Votre brûlure s’aggrave. Vous ne bougerez plus. Etait-ce cela la rencontre promise, attendue ? Cet écrin de verdure, vous auriez voulu lui échapper, tomber dans son envers, bondir hors du cadre, agripper un nuage et survoler l’endroit, glisser au-dessus de cet enfer. Toute complicité anéantie.

Texte et photo Marlen Sauvage

14 réflexions sur “Va-Et-Vient numéro 12 : « Complicités » par Marlen Sauvage

  1. « Nul n’est plus bienvenu dans ce royaume au charme évaporé » oh zut Marlen c’était si ben

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  2. Une promenade serpentine et vénéneuse… La nature parfois se venge de ceux qui lui marchent dessus. Belle randonnée littéraire. 🙂

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  3. […] réciproques le premier vendredi du mois), Marie-Christine Grimard invite Marlen Sauvage sur Promenades en ailleurs, tandis que Marlen la reçoit dans les Ateliers du deluge ; les deux Dominique (Autrou &  […]

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  4. Il a deux trous rouges au mollet droit…

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  5. Tout est bien qui finit mal…
    La balade est forte et inattendue !

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  6. Un grand merci Marlen pour cet échange à la fois poétique et dramatique. Un texte et un paysage magnifique comme je les aime.

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  7. C’est très beau. Décidément, les serpents, quelle réputation 😉 À troubler le paysage…

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  8. […] Guimard (Promenades en ailleurs) et Marlen Sauvage (Les ateliers du déluge) ; Isabelle-Marie d’Angèle et Jérôme Decoux […]

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