Va-et-Vient numéro 4 : Le foulard oublié par Marlen Sauvage

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 4 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : des personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog des autres. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci s’intitule « Le foulard oublié ».

Pour cet échange j’ai le grand plaisir de recevoir sur Promenades en Ailleurs, Marlen Sauvage qui reçoit ma contribution sur Les Ateliers du Déluge.

Les autres échanges se déroulent entre Brigitte Célérier qui est publiée sur le blog de Dominique Autrou : La distance au personnage, tandis que lui-même voit sa contribution paraître sur le blog de celle-ci, Paumée. Un troisième échange se fera entre Dominique Hasselmann dont le texte paraîtra sur le blog Jérôme D. Sur Carnets paresseux, Lui-même écrivant sur Métronomiques. Enfin, Amélie Gressier reçoit Jean-Yves Beaujean sur son blog Plume dans la main, et sa contribution est publiée sur le site de celui-ci : Désert occidental.

Le prochain Va-et-vient (numéro 5) est prévu le vendredi 1er septembre (vacances d’été obligent): le thème n’a pas encore été choisi.

Voici le texte de Marlen.

Le foulard oublié 

Photo Marlen Sauvage

Elle était partie très tôt sur les hauteurs de la ville. Un coup de tête. Réveillée par une voix alors que tout sommeillait encore dans l’appartement, aucun son venu du dehors, elle en avait conclu que cette injonction intime à se lever était venue de la voix – et non des mots, qu’elle n’avait pas retenus. Leila vivait seule dans ce petit immeuble de trois étages, avec pour uniques voisins un homme âgé et une jeune femme de son âge, la trentaine. Ils se retrouvaient de temps en temps sur la place en bas de chez eux, et partageaient un  verre au troquet du coin.

Ses chaussures de marche à la main, elle avait descendu les escaliers en silence, refermé la porte d’entrée de l’immeuble derrière elle, se chaussant à l’extérieur, et avait humé à fond l’air du matin. Le ciel de mai ne ment pas, son bleu franc tranchait déjà sur les toits. A bonne allure elle franchit les ruelles qui menaient au pont roman, quelques volets s’ouvraient au fur et à mesure de son avancée, un salut à la vieille dame à l’angle du Petit Cladan. Elle ne s’attarda pas au-dessus de la rivière qui chantait à peine de son eau turquoise transparente. Quelque chose la poussait en avant, elle devinait quoi maintenant.

Au sortir du pont, quelques escaliers menant à un parc minuscule où se retrouvaient les jeunes à la tombée de la nuit, un autre escalier donnant sur la départementale qu’elle traversa en courant pour atteindre une série de marches bétonnées cachées par la végétation. Là démarrait un petit sentier de randonnée, étroit comme le lit d’une cascade, pentu et caillouteux. L’air déjà chaud laissait présager une belle journée. Un coup d’œil derrière elle, plusieurs mètres en grimpette ardue, et elle surplombait le piton rocheux qui se dresse au bord de la route. De part et d’autre du sentier, les sangliers avaient retourné la terre. Parvenue près d’une table d’orientation, elle admira le col du Pontias et la montagne du Devès, celle de Vaux, le village en contrebas et ses toits orangés, le campanile… La douceur d’un paysage toscan s’il n’y avait eu ces bâtiments administratifs et ce lycée rouge brique détonant dans le décor. Il n’y avait évidemment pas un chat dans le coin, pourtant on devait bien y venir puisqu’une table de camping trônait sur une terrasse sauvage face au panorama. Elle se réjouit des senteurs du sous-bois, fraîches et suaves à la fois.

Au croisement du chemin et de la route, tournant à droite vers les oliviers, son pas s’accélère, comme le rythme de son cœur. Elle respire les genêts d’un jaune vivifiant,  jusqu’à un arbre superbe qui lui tend toutes ses branches et dont elle serre le tronc rugueux contre elle. Une profonde inspiration, le front posé sur l’écorce, elle écoute les bruits de la ville au loin, les moteurs de voiture, une moto mal réglée, et puis tout près, les pépiements des oiseaux et leur envol à travers les branches. Levant les yeux, elle le reconnaît. Enroulé à une branche, son foulard blanc taché par le tanin, les pluies, les chiures de mouches. Oublié durant tant de mois. Son foulard de soie, attaché là comme la promesse de se revoir, avec un souhait murmuré dans le creux des branches. Comment avait-elle pu passer tout ce temps sans revenir ici ?

A leur première rencontre, l’arbre qui connaissait les chagrins des humains, lui avait murmuré « sois sage et patiente ». A son éclat de rire, leur amitié avait été scellée. Les jours s’étaient écoulés sans que rien n’intervienne dans son quotidien : ni désir, ni rencontre, ni opportunité. Une vie simple et sans à-coup. Le plat, le neutre, le pauvre, pensait-elle parfois maintenant. Leila se tenait dans un espace où rien de toutes façons ne pouvait advenir, elle marchait seule dans la vie. Durant la longue période de confinement imposé par la pandémie de covid, elle avait éprouvé la solitude autrement. Avec souffrance, avec effroi. Un énorme accroc dans son quotidien que ne pouvait plus refermer aucune séance de cinéma, aucun regard sympathique, aucun bonjour, aucun sourire. Aussitôt la vie revenue, elle s’était jetée dans le monde associatif avec enthousiasme, vivant au rythme des autres parfois, sans effort. Elle en avait rencontré des femmes et des hommes ! Elle en avait partagé des fous rires, de grandes discussions dans des réunions qui n’en finissaient pas, elle avait respiré la vie autrement. Enfin, elle attendait quelque chose ! Quoi ? Peu importait, elle allait poser sa question à l’arbre ! C’était cela, la voix du matin.

Le dos à l’écorce, elle lui parla : « je te reconnais, mais je ne te connais pas. Qui es-tu ? » « Regarde simplement mes feuilles et tu le sauras. » Dans l’herbe fraîche, elle s’agenouilla jusqu’à toucher une feuille en forme de cœur, finement dentée, vert tendre. Mais c’est à ses fleurs qu’elle reconnut le tilleul. Symbole de l’amitié, de l’amour, de la fidélité, de la liberté ! Elle remercia l’arbre, décrocha le foulard, redescendit à grande vitesse par la route, sachant bien que le meilleur était à venir, que son souhait le plus cher du moment, confié à l’arbre, serait exaucé bientôt.

Texte et Photo Marlen Sauvage

Va-et-vient numéro 3 : le bus raté

Pour ceux qui souhaitent relire mon texte, le voici.

Le bus raté

Encore une journée difficile, mais tout a été réglé finalement. Elle a bien mérité un peu de repos. Chaque cas a été traité et tout est en place. Le souvenir des sourires récoltés est sa plus grande récompense. Surtout ceux des enfants. Elle passe en revue les détails de sa journée en avançant les yeux dans le vague et ne remarque pas que son bus habituel démarre sans elle. Lorsqu’elle le réalise, il est trop tard. Il tourne déjà au coin de la rue.

Découragée, elle s’assoit sur le strapontin de l’arrêt de bus désert. A cette heure-là, les rotations sont plus rares. Il va falloir attendre plus d’une heure dans le froid.

Plusieurs minutes passent, elle sent ses pieds s’engourdir. Un homme s’approche, un large chapeau enfoncé sur le front. Impossible de voir son visage. Elle n’est pas rassurée, peu importe après tout, elle est trop fatiguée pour partir en courant. Advienne que pourra. Il s’installe sur le strapontin voisin et la regarde de côté et dit:

⁃ Bonjour belle demoiselle. On se connaît, non ?

Elle sourit malgré elle, ce genre d’entrée en matière n’est pas très originale. A son âge, voilà bien longtemps qu’on ne l’a pas qualifiée de « demoiselle ».

⁃ La dernière fois que l’on m’a dit cela, j’avais dix-huit ans. Vous arrivez un demi-siècle trop tard, cher monsieur ! Répond-t-elle en cherchant son regard.

⁃ Je sais, dit-il laconiquement. Je n’ai pas vu le temps passer moi non plus…

⁃ Mais, je connais votre voix. Qui êtes-vous ? Regardez-moi, demande-t-elle !

Il tourne la tête et soulève son chapeau.

Elle cherche dans sa mémoire. Ce regard vert et ces sourcils froncés séparés par une double fossette. Mais oui, bien sûr :

⁃ Patrick ? C’est bien toi ?

⁃ Oui ! Jusqu’à preuve du contraire. Tu as bonne mémoire. Répond-t-il en souriant.

Ce sourire !

Il la faisait déjà fondre autrefois. Aujourd’hui, c’est encore plus fort. Le cœur n’oublie jamais ses premiers émois. Et celui-ci était si fort. Elle ne sent plus ses jambes. Ses mains tremblent. Elle baisse les yeux.

⁃ Moi non plus, je n’ai rien ne oublié tu sais… Sa voix se brise.

⁃ Mais, j’ai cru que tu avais eu un accident en rentrant ce soir-là et qu’ils n’avaient pu te sauver. Du moins, c’est ce que mon père avait dit..

⁃ Il ne m’aimait pas beaucoup, ton père. Il a dû être bien content que je disparaisse de ton paysage…

⁃ En effet. J’ai mis des années pour m’en remettre. Et puis la vie a repris son cours. Mais pourquoi m’avoir laissée sans nouvelles aussi longtemps ? Raconte-moi ce qui t’est arrivé !

⁃ Je vais tout te raconter, mais viens, marchons un peu. Il fait tellement froid à cet arrêt de bus en plein vent. Tu vas attraper la mort.

Elle se lève, prend son bras. Elle se sent si légère auprès de lui. Elle a de nouveau dix-huit ans. Son regard si doux lui a tellement manqué.

⁃ Oui, monsieur l’agent, j’ai arrêté mon bus et je suis descendu quand j’ai vu qu’elle ne se levait pas. Elle dormait sur son siège et quand j’ai essayé de la réveiller, elle est tombée. Alors j’ai appelé les pompiers. Je la connais bien, elle prend le bus tous les soirs. Elle habite à trois arrêts d’ici.

⁃ Pauvre femme. Ils avaient l’air de dire qu’elle était bien frêle pour se sortir de là. Ils n’avaient pas grand espoir quand ils l’ont emmenée.

⁃ Oui, elle m’a toujours semblée si fragile. J’avais toujours peur qu’elle tombe en descendant de mon bus. Je ne suis pas prêt d’oublier cette terrible pâleur sur son visage quand je l’ai trouvée ce soir, et ce si beau sourire sur ses lèvres…

Texte et dessin Marie-Christine Grimard

Va-et-vient, numéro 3 : « Le bus raté » par Dominique Autrou

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 3 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog de l’autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci est « Le bus raté ».

Pour cet échange j’ai le grand plaisir de recevoir Dominique Autrou (la distance au personnage) et vous trouverez mon texte sur le blog de Dominique Hasselmann Métronomiques.

L’autre échange a lieu entre Amélie Gressier qui est publiée sur le blog de Nicolas Bleusher, L’Atelier., tandis que lui-même voit sa contribution paraître sur le blog de celle-ci, Plume dans la main ainsi qu’entre Dominique Autrou (La distance au personnage) et Dominique Hasselmann Métronomiques.

Enfin, Marlen Sauvage, sur son blog Les ateliers du déluge, a inscrit sa contribution au tout dernier moment.

Le prochain Va-et-vient numéro 4, est prévu le vendredi 2 juin avec pour thème « Le foulard oublié ».

Je l’ai toujours connue entre deux portes, entre deux mers. Elle ne cessait d’être en mouvement.

Depuis son enfance entre un père collectionneur d’aiguilles de montre à gousset, une lubie contractée, rapportait-on, après une fréquentation trop assidue de l’œuvre d’André Dhôtel, on se demande bien pourquoi, et une mère éleveuse de whippets, ces chiens maigres et craintifs que des maniaques dépressifs font courir après une réplique de lapin nain lancé à toute vitesse à la corde d’un stade, elle donnait l’impression de contourner n’importe quelle circonstance qui l’aurait approchée d’un mouvement de groupe. Logiquement, nos rencontres s’espacèrent et devinrent le jouet du hasard.

J’ai su qu’elle aimait pagayer en mer, ramer sur les lacs, pédaler sur la cendrée, courir dans les champs, accélérer entre les bretelles d’autoroutes. Elle avait passé tous les examens de conduite, navigation et pilotage, moto auto camion bateau avion, jusqu’au vol aux instruments. On m’a raconté qu’elle ouvrait les bras à tout va, on m’a chuchoté qu’elle faisait l’amour bruyamment avant de prendre ses jambes à son cou, j’ai entendu dire qu’elle avait trouvé le temps d’écrire deux ou trois choses coquines que de rares éditeurs conquis avaient dû laisser de côté après qu’elle n’eut jamais répondu aux demandes pressantes de relecture. Elle devait sans doute être déjà ailleurs, elle aimait paraît-il intensément et l’alcool et le soleil, et la mer et le vent. Elle allait vieillir vite et bien, en beauté.

Quoi qu’il en fût c’est au moment même où je l’aperçus — même de loin, avec son incomparable chevelure gris-roux d’une longueur surannée flottant dans la vitesse, impossible de me tromper — sur la place du Parvis à Coutances, elle remontait à grandes enjambées la rue Geoffroy-de-Montbray en direction de la mairie, Bon Dieu mais qu’est-ce qu’elle foutait là, je l’ai appelée : Cécile ! Mes paroles se sont envolées, elle ne m’a pas entendu, et j’ai vu le bus qui partait sans elle. Là encore, acte manqué ou bus raté, elle a filé en courant dans le sens opposé, sans se retourner. Décidément, c’était tout elle.

Texte et photos Dominique Autrou

Va et vient numéro 2: « Ce drôle d’effet »

Pour ceux qui souhaiteraient relire mon texte provenant de l’échange « va et vient » du mois d’avril, le voici.

Merci d’avance à tous.

Ce drôle d’effet

Elle adore cet endroit.

Chaque fois qu’elle revient ici, il faut qu’elle suive le même parcours, qu’elle marche sur le chemin des douaniers, épouse les méandres du rivage se laissant griser par le vent, décoiffer par les embruns. Elle se sent vivante et belle ici. C’est une sensation unique, aucun autre endroit ne lui fait cet effet-là.

Elle connaît bien ce village où sa grand-mère a vécu toute sa vie. Elle garde dans son cœur le souvenir des vacances avec elle comme autant de trésors ramassés sur l’estran.

Les légendes qu’elle lui racontait avant qu’elle ne s’endorme ont bercé son imagination. Des histoires de marins perdus en mer, des histoires de sirènes et d’Ankou qui lui faisaient froid dans le dos. Mais il y avait toujours une fée pour l’aider à s’endormir. En ce temps-là, elle imaginait que sa grand-mère était l’une d’elles, et qu’elle la protègerait toujours des trolls et des mauvais génies.

Et puis la vie a chassé les fées. La réalité l’a submergée, l’emportant loin de ces falaises. Elle n’était jamais revenue depuis la mort de sa grand-mère.

Lorsque ses oncles ont décidé de vendre la maison, elle n’a pas hésité. Elle la rachèterait. Elle n’allait pas laisser n’importe qui piétiner ses souvenirs. Et qu’aurait dit Mamé !

Arriver par le chemin des douaniers, c’est replonger dans son enfance. La lande ondule sous la brise marine, encore quelques pas et elle apercevra la cheminée. Un goéland la survole, lançant un cri perçant. Elle le suit des yeux enviant sa légèreté. Nager sur les ailes du vent était un des souhaits qu’elle avait faits, un jour où elle était assise avec son grand-père sur le petit banc de bois adossé au pignon de la maison. De là on pouvait voir l’Amérique par temps clair. Du moins c’est ce qu’il lui disait, avec un clin d’œil. Son regard clair souriant derrière ses rides lui manque tellement.

Elle s’approche de la maison, levant les yeux vers la mansarde, elle croit voir Mamé lui faisant un signe de la main. Cela lui fait un drôle d’effet. Les larmes coulent. La vue brouillée, elle se dirige vers le banc de son grand-père. Ça lui fera du bien de s’assoir un peu avant d’entrer.

Elle tourne au coin de la maison, éblouie par la vue de l’océan.

Ça lui fait toujours le même effet, elle pourrait rester des heures ici à écouter le vent chanter dans la girouette. Ses lèvres tremblent. Une voix derrière elle la fait sursauter :

– C’est incroyable, n’est-ce pas, cette vue ? Ça me fait toujours ce drôle d’effet à moi aussi. Vous devriez venir vous asseoir ici. C’est encore plus beau.

– Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? dit-elle en se retournant.

– Moi, c’est Yannick. J’attends Marinette, mais elle n’est pas encore rentrée. Elle doit encore cueillir des bigorneaux. Elle avait dit trois heures, répond-t-il en regardant sa montre.

C’est un bel objet, une montre à gousset ancienne au cadran décoré d’un trois-mâts. Marie est fascinée par sa beauté, elle n’en n’a jamais vu de pareille auparavant. Instinctivement elle regarde la sienne :

Il est déjà cinq heures, voilà deux heures que vous attendez votre amie ?

– Oh c’est vrai, cette vieille breloque a dû encore s’arrêter, dit-il en secouant sa montre. C’est l’eau de mer, ces mécaniques n’apprécient pas le sel.

– Faites attention, elle semble fragile. Elle est si belle.

– Oui, c’est un cadeau de mon parrain, pour ma première traversée. Il avait bon goût ! Bon, je vais vous laisser, s’il est déjà cinq heures je dois rentrer. Je reviendrai demain.

Il tourne les talons et s’éloigne d’un pas rapide en direction du village. Ce jeune homme blond l’intrigue, elle a l’impression de le connaître mais elle ne se rappelle pas où elle l’a vu auparavant.

Dubitative, Marie s’assoit sur le banc en se cognant sur une latte de bois. Elle se relève pour la remettre en place et aperçoit la montre du jeune homme restée sur l’assise. Elle l’appelle, brandissant l’objet à bout de bras, mais ses cris se perdent dans le vent et elle voit sa chevelure disparaître derrière les genêts qui bordent le chemin.

Elle court derrière lui mais il a disparu après le tournant. Il a dû rentrer chez Fernand, le bar-crêperie où se pressent les touristes après leur promenade sur les falaises. Elle entre, à cette heure-ci, il n’y a pas grand monde. Deux marins retraités jouent aux dés près de la fenêtre, un couple et leur enfant dégustent leurs crêpes. Derrière le bar, Fernand l’accueille d’un sourire amical. Une vague de nostalgie l’envahit, ici le temps s’est arrêté. Il n’a pas vieilli.

– Marie ! Heureux de te voir. Tu es arrivée quand ? On m’a dit que tu avais repris la maison. Tu prendras bien une bolée, viens, je te l’offre.

– Salut Fernand, tu es toujours le même, gentil et généreux. Si tu fais marcher ton commerce comme ça…

– C’est toujours comme ça pour les amis, et on est voisins en plus maintenant. Alors c’est vrai ? Tu vas rester ?

– Oui, c’est vrai. J’ai compris que je ne pouvais pas me passer de l’air d’ici.

– Parfait ! Alors tu viendras goûter mes crêpes, j’ai plein de nouvelles recettes. La demande a explosé depuis quelques années. Il a fallu que je m’adapte.

– Avec plaisir. Plus le temps passe plus je suis gourmande. Il faudra que tu me mettes dehors, bientôt. Mais là, je suis à la recherche d’un jeune homme blond avec une chemise blanche, qui a perdu sa montre à gousset en s’asseyant sur le banc de Papé. Est-il rentré ici ?

– Quel genre de montre ? demande Fernand en fronçant les sourcils.

– Ce genre-là, répond Marie en lui tendant l’objet sur sa paume ouverte.

– Oh ! On dirait celle de mon grand-oncle. Attends une minute.

Il file dans l’arrière-boutique, elle l’entend ouvrir une armoire puis fouiller à l’intérieur. Quelques secondes plus tard il revient avec une boîte en marqueterie ancienne, délavée et gondolée par l’humidité.

– Voilà, ce sont tous les souvenirs que j’ai gardés de lui. C’était le frère de ma grand-mère. Il a disparu en mer lors de sa première campagne. Il avait vingt-deux ans. Une tempête a renversé le navire et dix marins ont été portés disparus. On a retrouvé quelques objets sur le rivage des semaines après, dont ce coffre avec sa montre à l’intérieur, quelques habits moisis et un médaillon avec la photo de sa promise.

– Comme c’est triste. Une jeune vie fauchée ainsi. Fais-moi voir la montre. C’est la même ?

Fernand ouvre le coffret libérant une odeur de moisi. Il contient un bonnet de marin rouge, quelques photos cartonnées et une petite boîte qu’il ouvre avec précaution.

– Oh, la montre a disparu, il n’y a plus que le médaillon. Regarde comme ils étaient beaux tous les deux sur leurs photos en vis-à-vis.

Marie saisit le médaillon, et reste muette.

Elle comprend pourquoi ce jeune homme lui a fait ce drôle d’effet tout à l’heure sur la lande. Elle avait déjà vu cette photo dans les vieux albums de Mamé. Et la jeune femme à ses côtés lui est si familière qu’elle a l’impression de se voir à travers un miroir sans tain.

Déstabilisée, elle murmure :

– Un jour, elle regardait un vieil album et elle m’a dit : « Le temps a beau s’étirer, il n’efface jamais rien » ; je n’avais pas compris ce qu’elle voulait dire mais je voyais bien que ça l’attristait. Alors je n’ai rien demandé.

– Oui, dit-il en baissant le ton. On n’en parlait jamais dans la famille non plus. Ce grand malheur devait rester caché de peur de faire revenir l’Ankou. Ils étaient fiancés, Marinette, ta Mamé, et mon grand-oncle Yannick. Le jour du naufrage, elle est restée sur la falaise jusqu’au matin. Et puis elle n’en n’a plus jamais parlé.

– Un jour, elle regardait la mer et elle m’a dit : « Regarde, ma petite, comme elle est belle. Elle est éternelle et garde des trésors qui deviennent éternels, comme elle ». J’aimais bien quand elle me parlait avec cette lueur au fond des yeux.

– Je n’avais jamais remarqué à quel point tu lui ressemblais avant de revoir cette photo dans le médaillon. Pas étonnant qu’il t’ait laissé sa montre !

– Tu crois, vraiment ?…

– Et toi ?

– Oui, sa présence m’a fait un drôle d’effet, comme si je l’avais toujours connue sans savoir comment. C’est étrange, cette sensation.

– Je crois que parfois les fils du temps s’emmêlent autour de nous. Il y a pas mal de légendes de ce pays qui en parlent mais peu de gens les comprennent.

– Tu crois qu’il reviendra ?

– Je ne sais pas. Mais garde cette montre, qui sait s’il veut la récupérer…

– Merci, Fernand. J’irai m’asseoir chaque soir sur ce banc et je te raconterai. Je savais bien que je devais revenir vivre ici. Chaque fois qu’on parlait de la maison avec la famille, ça me faisait ce drôle d’effet. Maintenant, je comprends pourquoi.

Marie-Christine Grimard

Photo crédit inconnu

Va-et-vient, numéro 2 : « Ce drôle d’effet » par Dominique Hasselmann

Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 2 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog de l’autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci est « Ce drôle d’effet ».

Pour cet échange j’ai le grand plaisir de recevoir Dominique Hasselmann que je remercie pour son invitation et vous trouverez mon texte sur son blog Métronomiques.

Les autres interactions se déroulent entre Marlen Sauvage (Les ateliers du déluge) et Amélie Gressier (Plume dans la main) ainsi qu’entre Dominique Autrou (La distance au personnage) et Caroline Diaz (Les heures creuses).

( Paris, canal Saint-Martin, 18.10.2022)

Ce drôle d’effet

Une fois encore, l’automne avait repris le pouvoir. À Paris, telles des oiseaux morts et aplatis, les feuilles de couleur jaune ou marron gisaient par terre, abattues par des chasseurs invisibles.

Je marchais sur le trottoir de la rue Montmartre presque déserte, et la végétation agonisante crissait sous mes pas (j’aime les expressions banales). Singulièrement, personne ne semblait s’apercevoir que l’on était entré dans un nouveau cycle météo : seuls Vivaldi et Miles Davis rythmaient cette balade que j’avais commencé à siffloter intérieurement.

La femme mystérieuse, que j’avais prise comme objectif et dans mon collimateur – c’était mon « job » pour une filature de classe – portait des bas couture et cela suffisait à me faire rêver. Mais la fête n’existait plus, les mœurs du jour avaient eu raison à la longue de cet érotisme trop visible et, là aussi, il était interdit de franchir la ligne continue.

Elle entra dans le café Saint-Eustache, à l’heure où tous les chats sont noirs, j’attendis qu’elle s’asseye pour pousser la porte et me rencoignais dans un coin de la salle avec un livre d’Ambrose Bierce. De loin j’observais son visage, à la fois triste et mélancolique. Elle commençait à boire un thé fumant, tandis que je commandais un jus de tomate ; j’aimais le mélanger moi-même avec le tabasco, le citron, le basilic, le cumin, le poivre, le sel, le persil et quelques glaçons, une somme d’ingrédients qui prolonge le plaisir donné par cette boisson complexe.

Les fenêtres de l’agence de détectives pour laquelle je travaillais, rue du Louvre, étaient déjà allumées quand je l’avais quittée avec, en guise de vade-mecum, les recommandations habituelles du responsable en chef : ne pas délaisser « la cible » des yeux, noter toutes les rencontres qu’elle pourrait faire dans la journée, rester totalement « transparent » et bien sûr – même si, hélas, elle sautait dans un taxi sans que je puisse la suivre immédiatement – agir en toute discrétion. Je devais être attaché à ses basques, à ses frasques, à son masque virtuel ou réel, sans qu’elle puisse s’en apercevoir ; je devenais ainsi une sorte de drone la surveillant de très près.

Je repensais tout à coup au « trou des Halles » (le Forum n’était pas loin avec sa canopée de bois blond). Au hasard Baltard, pensai-je, par une sorte de réflexe de cinéphile.

Soudain, elle se leva et se dirigea vers la porte du café et son lourd rideau coupe-froid. Je la suivis, la fragrance qu’elle laissait derrière elle me fit penser au livre de Maurice Leblanc, Le Parfum de la dame en noir.

Elle marchait maintenant devant moi, elle se balançait ou chaloupait comme une goélette sur une mer rassérénée. Je gardais la distance au personnage. La nuit s’était étalée. Une succession de lampadaires nous accompagnait comme ces plots de bois où sont accrochées les gondoles à Venise : leur couleur mordorée était douce et caressante.

Tout à coup, elle s’arrêta et se retourna vers moi. Son regard violet se posa tranquillement sur moi : à l’instant, ce drôle d’effet me transperça littéralement, j’étais comme découvert, démasqué, mon subterfuge éventé, ma filature complètement cisaillée.

– Tu viens, chéri ? me dit-elle d’un ton suave.

Texte et photo : Dominique Hasselmann

Agenda ironique de janvier

Le texte publié aujourd’hui a été écrit pour L’Agenda ironique de janvier, exercice littéraire et néanmoins ludique orchestré par Carnets Paresseux, dont les différents textes sont regroupés ce mois-ci sur le blog de Lyssamara, et dont les consignes sont résumées sur leurs blogs respectifs. Les contraintes sont écrites en italique dans mon texte. Bonne lecture à tous ceux qui me feront le plaisir de se déplacer jusqu’ici.

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Photo Marie-Christine Grimard

Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs. Il avait été soulagé d’apprendre son décès. Cette vieille chouette ne lui ferait plus de mal désormais.

Elle avait fini sa vie seule, enfermée dans son égoïsme, au milieu de ses bibelots. Son appartement était tel qu’il l’avait vu en claquant la porte il y a vingt ans. Le sol et les tables étaient toujours jonchés de livres poussiéreux, les murs couverts de gravures de la belle époque et de croûtes à la mode. L’accumulation d’objets hétéroclites soigneusement accumulés chez les antiquaires en vogue entretenaient une ambiance étouffante. Pas une once de l’appartement n’était délaissée, chaque recoin étant occupé : par ici, des galets qui n’avaient pas vu l’océan depuis un demi-siècle, par là, une collection d’anges aux visages grimaçants qui l’effrayaient depuis l’enfance. Leurs regards cruels de sicaires semblant vous suivre dans toute la pièce, les auréolaient d’ une dimension diabolique. Cette ambiance figée dans la naphtaline lui serre le cœur comme s’il avait toujours cinq ans.

Puisqu’elle avait stipulé dans son testament qu’il pouvait récupérer « un meuble et un seul », le notaire l’avait convoqué avec tous les autres héritiers. C’était pour elle le moyen de se revancher de l’amour que lui portait son père, mais ça, elle n’avait jamais pu le lui voler. Quelques vieux parasites qui gravitaient autour de son compte en banque sont là, d’autres visages inconnus tentent de déchiffrer les signatures des tableaux défraîchis. Le soleil est de la partie, jouant avec les branches du tilleul planté avec son père, le jour de ses sept ans. Ce clin d’œil lumineux l’oblige à fermer les paupières, un flot de souvenirs remonte à la surface.

Kaléidoscope de sensations.

Frissons…

Le notaire le salue, lui demandant s’il a choisi un meuble en particulier. Il lui désigne le secrétaire de son père qui trône dans un coin de la chambre qu’elle a transformé en coiffeuse en ajoutant un miroir triptyque. On dirait une verrue monstrueuse ce miroir, dit-il. Qu’en penserait son père qui tenait à ce meuble fabriqué par son propre père comme à la prunelle de ses yeux? L’homme de loi en prend note et lui explique que la maison sera vidée en fin de semaine et que le meuble lui serait livré par la suite. Il lui recommande d’examiner de plus près ce secrétaire-coiffeuse et d’en prendre des photos pour avoir un recours en cas de litige.

L’assemblée commence à se disperser, un homme très âgé s’approche de lui, le fixant d’un regard lavande. Il connaît ce regard, sans pouvoir mettre un nom sur ce visage.

– Bonjour, jeune homme. Vous avez bien grandi. Je suis heureux de vous voir, la dernière image que j’avais gardée de vous, était celle d’un enfant en pleurs. Votre père serait fier de voir le bel homme qui se tient devant moi. Oh oui, très fier !

– Jérôme. C’est bien vous ? Le secrétaire particulier de mon père. Vous étiez son homme de confiance , je suis heureux de vous revoir.

– Et moi encore plus , mon jeune ami. Lorsqu’elle a décidé de vous envoyer en pension à l’étranger pour parfaire votre éducation, comme elle l’avait dit à votre père pour le convaincre d’accepter, j’ai été bien triste. Vous étiez le seul soleil de cette maison pour lui depuis la mort de votre mère. Il ne s’est jamais remis de votre départ. la vie ici est devenue trop lourde et il l’a laissée s’enfuir. Vous savez, je m’attache très facilement, mais elle je ne l’ai jamais appréciée. J’étais très proche de vos parents mais lorsque cette femme est arrivée dans la maison après le décès de votre maman, j’ai tout de suite compris qu’elle ne ferait pas son bonheur. Je ne l’ai jamais aimée. Le revif que souhaitait votre père s’est transformé en mort lente.

– Ce que vous me dites me touche beaucoup. Je savais qu’elle me détestait mais je croyais que mon père était heureux de ne plus être seul. Je comprends mieux pourquoi il m’écrivait en de termes si tristes. Il disait qu’avant de s’endormir il pensait à moi en regardant l’étoile polaire, cette Cépheide qu’il m’avait appris à reconnaître. Il voulait que je la regarde aussi tous les soirs avant de m’étendre dans le noir, pour qu’ainsi nous soyons ensemble. Je le fais encore aujourd’hui et j’ai l’impression qu’il est encore avec moi.

– je crois qu’il l’est encore. Il m’avait confié le soin de vous dire qu’il avait laissé un petit souvenir pour vous dans son secrétaire. Vous sauriez le trouver ?

– Elle a essayé de le transformer à son image mais je n’aurai pas de difficulté à lui rendre son aspect primitif. Je pense qu’elle n’a pas dû découvrir son petit secret …

– Je le crois aussi, répond le vieil homme en souriant. J’ai vérifié en arrivant.

Le jeune homme étend la main sous le meuble, caressant du bout des doigts les noeuds du bois jusqu’à trouver celui qui libère le mécanisme. Il appuie deux fois comme son père lui a appris, faisant apparaître un tiroir secret derrière le pied de gauche. En tremblant, il en sort un petit paquet entouré d’un ruban de soie appartenant à sa mère. Il l’ouvre précautionneusement. Trois mèches de cheveux entremêlés forment une tresse retenue par deux alliances. Il reconnaît une boucle blonde de sa mère et le crin d’ébène de son père. Entre les deux, une mèche presque blanche de ses propres cheveux de bébé éclaire la natte. Le parfum de jasmin de sa mère s’échappe de ce trésor.

Il ferme les yeux, laissant couler ses larmes.

La vie aurait pu être du différente si …

– Vos parents seraient si fiers de vous aujourd’hui. L’amour qu’ils vous ont donné ne sera jamais effacé à l’image de ces cheveux entrelacés. Je suis content d’avoir pu vous les rendre. Votre maman disait toujours : « L’amour, c’est bien la seule chose qui reste de nous. ». Elle avait bien raison. Ne croyez-vous pas ?

Une image…une histoire : histoire de masque (3)

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Deux tuiles s’écrasent juste devant leurs pieds, suivies de débris de la gouttière. La jeune femme pousse un cri et part en courant dans l’allée. Elle remonte dans sa voiture en criant qu’elle refuse de rester une minute de plus pour visiter cette dangereuse ruine. Son époux lui emboîte le pas et démarre en trombe, disparaissant au bout de la rue avant que l’agent immobilier ne les rattrape.

Dépité, il jette son plan à terre d’un geste rageur et explose :
« Encore une fois ! Chaque fois, c’est pareil. J’en ai vraiment marre de cette maison de fous ! »
Il a totalement oublié Pierre. Furibond, il remonte dans sa grosse berline sans même retirer la clé de la porte ni cadenasser le portail, à la poursuite de ses clients.

Pierre reste seul dans l’allée, le sourire aux lèvres. Il peut visiter un peu le jardin. Il a tout son temps désormais. Il se sent si bien dans ce parfum de lilas.


Au moment où il se retourne vers la maison, il entend le même petit ricanement. En fait, il semble provenir de la porte d’entrée. Les plantes sauvages qui ont envahi la facade, dessinent une ombre sur le chambranle. Il sent qu’un regard ironique le toise.

Il s’approche. L’image disparaît lorsqu’un nuage passe devant le soleil. Il a dû rêver. Il se dirige vers la porte, prudent, en jetant un coup d’œil vers le toit. De ce côté-là plus rien ne bouge.
Il remarque alors que les moulures de bois qui encadrent le heurtoir dessinent un visage grimaçant, moustachu, lèvres serrées, yeux clos. Il suit du doigt les contours de ce masque fabuleux, le bois est encore chaud du soleil de l’après-midi. Il pense à l’artiste qui a sculpté ce visage. Quel talent il avait pour donner une expression pareille à quelques planches de bois

Lorsqu’il caresse le contour de la bouche, il lui semble la voir sourire.

Il retire sa main, un peu effrayé, redescend le perron en marche arrière sans quitter des yeux le masque de bois. Plus rien ne bouge, mais il entend distinctement un soupir. Cette fois, ce n’est pas une illusion. Le soupir vient de l’intérieur de la maison. Sans réfléchir, Pierre saute sur le perron et pose la main sur la poignée ouvragée. Il ne rencontre aucune résistance. Elle tourne presque seule sans grincer, libérant le loquet.


La porte pivote doucement sur son axe, dans un bruit de bois sec, le masque semble s’effacer devant Pierre pour lui laisser le passage, comme un serviteur zélé l’aurait fait pour un visiteur de marque.
Pierre l’interroge du regard comme s’il pouvait lui expliquer ce qu’il attend de lui.

Après tout, il a toujours été curieux et il n’a rien à perdre. Il prend une grande inspiration, en souriant il s’incline pour le remercier et entre dans la maison.

FIN

Une image…une histoire : Histoire de masque (2)

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Malgré le printemps naissant, l’atmosphère est pesante. Quelques fleurs parties à l’assaut de l’herbe, tentent de survivre dans cette jachère. Un parfum de lilas flotte autour de la maison provenant des rejets ayant poussé contre la façade sud. Il aime cette fragrance, la préférée de sa mère. Il reste en arrière les yeux fermés. Son enfance défile derrière ses paupières closes. Au loin, il entend résonner le rire de sa mère. Il est dans le jardin de sa grand-mère, elle le suit en courant dans l’allée. C’est la première fois qu’il fait du vélo. Il est si fier. Il se redresse en passant devant maman. Elle rit, elle rit si fort. Il la regarde, oublie de freiner et va finir sa course dans le buisson de lilas.

C’est fou ce qu’un parfum peut être suggestif quand on le laisse vous envahir l’esprit…

Lorsqu’il ouvre les yeux il s’aperçoit que la jeune femme le dévisage. Elle semble inquiète. Tant pis si elle le prend pour un fou. Il baisse la tête et d’avance dans l’allée. L’agent immobilier se débat avec la serrure de la porte d’entrée en vain. Il tempête sur les vieilleries rouillées, malmenant le loquet, mais la porte refuse de s’ouvrir. Il finit par donner un coup de pied dans le panneau de bois qui craque sinistrement sans bouger pour autant. Pierre entend un ricanement derrière lui mais quand il se retourne, il n’y a personne.

Un second coup semble provenir du toit. Pierre lève les yeux au moment où un craquement lugubre déchire le silence. Il tire en arrière le jeune homme en hurlant :

– Reculez-vous ! Attention !

—>. A suivre

Une image…une histoire : Histoire de masque (1)

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Chaque matin, Pierre passe près de ce jardin admirant les fleurs en liberté. Pourtant il n’a jamais aperçu le jardinier. Le jardin semble abandonné, il est évident que depuis bien longtemps, personne n’est venu canaliser l’exubérance de la végétation. A l’automne, les herbes folles prennent le pas sur les vivaces d’été bientôt couvertes de feuilles mortes que l’hiver vint recouvrir d’une gangue de glace. Depuis un an, il n’a vu âme qui vive par ici.

Voilà un an qu’il a emménagé au bout de cette rue. Selon ses voisins, personne ne connaît le propriétaire de la maison. Il ne comprend pas pourquoi elle le fascine, mais chaque fois qu’il passe devant le portail, il doit s’arrêter pour l’observer. La grille est tellement rouillée qu’il pourrait facilement briser la serrure pour entrer visiter le jardin. Il ne le fera pas, bien sûr, mais il aimerait beaucoup découvrir les secrets de cette propriété.

Ce matin-là,  une grosse berline est arrêtée devant le portail. Un homme a déployé un plan sur le capot pour le jeune couple qui l’accompagne. Pierre, partagé entre curiosité et déception, s’approche. C’est probablement sa seule chance de pouvoir visiter le jardin. Si la maison est vendue, l’occasion ne se présentera plus. Il décide de tenter le tout pour le tout, prend un air intéressé et s’avance vers l’homme. D’un ton plein d’autorité, il lui demande si la maison était à vendre. Celui-ci surpris, acquiesce, le regardant par dessus ses lunettes, et lance:

« En effet, vous seriez intéressé ? »

« Oui, cette maison m’a toujours plu, mais je ne savais pas à qui m’adresser pour poser la question. Elle est fermée depuis plusieurs années … »

L’homme hoche la tête et lui explique que les anciens propriétaires sont partis vivre à l’étranger et que leurs héritiers souhaitent vendre la maison, ne désirant plus revenir en France. Il lui propose d’entrer avec eux pour visiter, sans plus de ménagement pour ses clients, ce qui semble choquer profondément la jeune femme. Il replie son plan et sort une clé de son porte-document pour libérer le portail de sa chaîne cadenassée. Dès qu’elle est libérée, la grille rouillée s’ouvre seule dans un grincement plaintif qui déchire le silence. L’homme et son épouse échangent un regard dubitatif, mais emboîtent le pas du vendeur qui avance dans l’allée couverte d’herbes folles. Pierre se dépêche de les suivre avant que l’agent immobilier ne change d’avis.

—> A suivre

Une image…une histoire: Duo de marbre (2)

Pietro retient son souffle.

Tout ce qu’ils ont traversé ensemble nul n’en a idée. La mémoire des hommes est si courte. Cette jeune femme qui a appris sa litanie par cœur ne peut pas comprendre ce qu’elle ressent. Elle ne lui en veut pas, elle passera comme les autres devant son éternité.

Enfin, ce qui l’agace un peu quand même, c’est que Pietro la fixe du coin de l’œil. Malgré leurs mille anniversaires, elle sait bien qu’il aurait volontiers échangé quelques centaines d’années contre une seconde de caresses sur sa peau tiède et satinée. La chaleur humaine, elle sait bien que c’est hors de sa portée. A cette idée elle sent de nouveau sa colère bouillonner. Un grincement sort du marbre lorsqu’elle serre les dents, effrayant un oisillon perché sur son front. Il s’envole brusquement, frôlant les cheveux de la jeune guide en poussant un cri strident. Elle lève la tête, surprise, à l’instant précis où l’oiseau lâche un petit souvenir nauséabond au milieu de son front. Il s’en suit un moment de confusion et de cris divers. Petra éclate de rire, pince l’épaule de Pietro en le toisant du coin de l’œil. Comme s’il ne connaissait pas chacune de ses pensées !

Pietro hausse les épaules.

Il ne le montre pas mais il est très flatté que Petra tienne encore autant à lui après tant de siècles. Il n’a jamais trouvé le temps long près d’elle, elle est si vivante malgré les apparences. Ensemble, ils traversent les tempêtes et les révolutions sans une égratignure. Leur marbre est à l’épreuve du temps. Ils sont unis pour l’éternité par le talent de leur créateur. Et il ne l’a jamais regretté. Mais il était trop tôt pour le lui avouer. Il attendra encore un peu, sinon elle se croira tout permis pendant le prochain millénaire.

Ils ont bien le temps.

Toute l’éternité.

FIN