Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 4 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : des personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog des autres. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci s’intitule « Le foulard oublié ».
Pour cet échange j’ai le grand plaisir de recevoir sur Promenades en Ailleurs, Marlen Sauvage qui reçoit ma contribution sur Les Ateliers du Déluge.
Les autres échanges se déroulent entre Brigitte Célérier qui est publiée sur le blog de Dominique Autrou : La distance au personnage, tandis que lui-même voit sa contribution paraître sur le blog de celle-ci, Paumée. Un troisième échange se fera entre Dominique Hasselmann dont le texte paraîtra sur le blog Jérôme D. Sur Carnets paresseux, Lui-même écrivant sur Métronomiques. Enfin, Amélie Gressier reçoit Jean-Yves Beaujean sur son blog Plume dans la main, et sa contribution est publiée sur le site de celui-ci : Désert occidental.
Le prochain Va-et-vient (numéro 5) est prévu le vendredi 1er septembre (vacances d’été obligent): le thème n’a pas encore été choisi.
Voici le texte de Marlen.
Le foulard oublié

Elle était partie très tôt sur les hauteurs de la ville. Un coup de tête. Réveillée par une voix alors que tout sommeillait encore dans l’appartement, aucun son venu du dehors, elle en avait conclu que cette injonction intime à se lever était venue de la voix – et non des mots, qu’elle n’avait pas retenus. Leila vivait seule dans ce petit immeuble de trois étages, avec pour uniques voisins un homme âgé et une jeune femme de son âge, la trentaine. Ils se retrouvaient de temps en temps sur la place en bas de chez eux, et partageaient un verre au troquet du coin.
Ses chaussures de marche à la main, elle avait descendu les escaliers en silence, refermé la porte d’entrée de l’immeuble derrière elle, se chaussant à l’extérieur, et avait humé à fond l’air du matin. Le ciel de mai ne ment pas, son bleu franc tranchait déjà sur les toits. A bonne allure elle franchit les ruelles qui menaient au pont roman, quelques volets s’ouvraient au fur et à mesure de son avancée, un salut à la vieille dame à l’angle du Petit Cladan. Elle ne s’attarda pas au-dessus de la rivière qui chantait à peine de son eau turquoise transparente. Quelque chose la poussait en avant, elle devinait quoi maintenant.
Au sortir du pont, quelques escaliers menant à un parc minuscule où se retrouvaient les jeunes à la tombée de la nuit, un autre escalier donnant sur la départementale qu’elle traversa en courant pour atteindre une série de marches bétonnées cachées par la végétation. Là démarrait un petit sentier de randonnée, étroit comme le lit d’une cascade, pentu et caillouteux. L’air déjà chaud laissait présager une belle journée. Un coup d’œil derrière elle, plusieurs mètres en grimpette ardue, et elle surplombait le piton rocheux qui se dresse au bord de la route. De part et d’autre du sentier, les sangliers avaient retourné la terre. Parvenue près d’une table d’orientation, elle admira le col du Pontias et la montagne du Devès, celle de Vaux, le village en contrebas et ses toits orangés, le campanile… La douceur d’un paysage toscan s’il n’y avait eu ces bâtiments administratifs et ce lycée rouge brique détonant dans le décor. Il n’y avait évidemment pas un chat dans le coin, pourtant on devait bien y venir puisqu’une table de camping trônait sur une terrasse sauvage face au panorama. Elle se réjouit des senteurs du sous-bois, fraîches et suaves à la fois.
Au croisement du chemin et de la route, tournant à droite vers les oliviers, son pas s’accélère, comme le rythme de son cœur. Elle respire les genêts d’un jaune vivifiant, jusqu’à un arbre superbe qui lui tend toutes ses branches et dont elle serre le tronc rugueux contre elle. Une profonde inspiration, le front posé sur l’écorce, elle écoute les bruits de la ville au loin, les moteurs de voiture, une moto mal réglée, et puis tout près, les pépiements des oiseaux et leur envol à travers les branches. Levant les yeux, elle le reconnaît. Enroulé à une branche, son foulard blanc taché par le tanin, les pluies, les chiures de mouches. Oublié durant tant de mois. Son foulard de soie, attaché là comme la promesse de se revoir, avec un souhait murmuré dans le creux des branches. Comment avait-elle pu passer tout ce temps sans revenir ici ?
A leur première rencontre, l’arbre qui connaissait les chagrins des humains, lui avait murmuré « sois sage et patiente ». A son éclat de rire, leur amitié avait été scellée. Les jours s’étaient écoulés sans que rien n’intervienne dans son quotidien : ni désir, ni rencontre, ni opportunité. Une vie simple et sans à-coup. Le plat, le neutre, le pauvre, pensait-elle parfois maintenant. Leila se tenait dans un espace où rien de toutes façons ne pouvait advenir, elle marchait seule dans la vie. Durant la longue période de confinement imposé par la pandémie de covid, elle avait éprouvé la solitude autrement. Avec souffrance, avec effroi. Un énorme accroc dans son quotidien que ne pouvait plus refermer aucune séance de cinéma, aucun regard sympathique, aucun bonjour, aucun sourire. Aussitôt la vie revenue, elle s’était jetée dans le monde associatif avec enthousiasme, vivant au rythme des autres parfois, sans effort. Elle en avait rencontré des femmes et des hommes ! Elle en avait partagé des fous rires, de grandes discussions dans des réunions qui n’en finissaient pas, elle avait respiré la vie autrement. Enfin, elle attendait quelque chose ! Quoi ? Peu importait, elle allait poser sa question à l’arbre ! C’était cela, la voix du matin.
Le dos à l’écorce, elle lui parla : « je te reconnais, mais je ne te connais pas. Qui es-tu ? » « Regarde simplement mes feuilles et tu le sauras. » Dans l’herbe fraîche, elle s’agenouilla jusqu’à toucher une feuille en forme de cœur, finement dentée, vert tendre. Mais c’est à ses fleurs qu’elle reconnut le tilleul. Symbole de l’amitié, de l’amour, de la fidélité, de la liberté ! Elle remercia l’arbre, décrocha le foulard, redescendit à grande vitesse par la route, sachant bien que le meilleur était à venir, que son souhait le plus cher du moment, confié à l’arbre, serait exaucé bientôt.
Texte et Photo Marlen Sauvage