La Porte (Partie 1)

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M Christine Grimard Vol d’étourneaux bourguignons Automne 2013

Ma collègue s’indignait :

– Encore des réunions à n’en plus finir, pour couper les cheveux en quatre ?

-De quoi parles-tu ?

-On est « conviés » à un séminaire, le week-end prochain, de remise à niveau. Et en plus, ça se passera dans un ancien monastère reconverti en hôtel, je ne sais où dans la campagne bourguignonne.

-Je te trouve bien dure ! C’est un endroit probablement magnifique, je connais mal cette région mais je la crois très belle. Ça sera l’occasion de découvrir ! Tu n’es jamais contente.

-Tu es toujours optimiste, et quoi qu’il t’arrive, tu trouves toujours le moyen d’y trouver un intérêt. C’est une vraie maladie ! Cette fois-ci, je te prédis que ce week-end ne te laissera pas un souvenir impérissable. Deux jours, dans la grisaille de l’hiver, dans une région où il n’y a probablement que des vignes, dépourvues de la moindre feuille à cette époque de l’année. De quoi s’ennuyer ferme, entre les conférences, et on sera ravis de revenir au bureau lundi !

-Et toi, tu n’es jamais contente, lui répliquai-je en souriant. Je parie que tu auras changé d’avis lundi, on en reparlera !

-Dans chaque pari, il y a un imbécile et un escroc, répondit-elle en me rendant mon sourire. Tu comprendras que je ne souhaite rien parier avec toi ! Enfin, si tu veux, on parie une boite de chocolats, et on la mangera ensemble ici.

-D’accord ! Pari tenu, l’escroc et l’imbécile se consoleront ensemble avec une orgie de chocolats. On se retrouve là-bas samedi matin aux aurores.

-Il faudra bien ça pour me consoler d’avoir encore perdu un week-end pour faire plaisir au boss, dit ma collègue en attrapant son manteau. Allez, bonne soirée, ma belle, on se retrouve samedi.

Elle sortit en faisant claquer ses talons, comme pour ponctuer son mécontentement. En arrivant vers l’ascenseur, elle se retourna et me fit un clin d’œil en ajoutant :

-Toi qui aime te documenter sur tout, fais quelques recherches sur la région avant. On sera à quelques kilomètres du célèbre « Clos Vougeot ». Tu pourras te régaler d’histoire pendant que moi, je dégusterai les grands crus !

Les portes de l’ascenseur se refermèrent sur son rire en cascade, et je me réjouis à l’avance de passer le week-end en sa joyeuse compagnie, même si l’on ne quitterait pas vraiment l’ambiance du travail. Cela promettait un beau dépaysement. Avant de partir, je fis quelques recherches sur le lieu de notre réunion, et les villages environnants, et je compris que ce court séjour allait probablement nous laisser des souvenirs alléchants.

Voilà qui s’annonçait beau et bon, comme j’aimais goûter la vie. Encouragée par cette perspective, je me dépêchais de finir mon travail, et de rentrer pour préparer mon sac.

 

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Côte Bourguignone M Christine Grimard Automne 2013

Le lendemain, je partis aux aurores, mais le voyage fut facile, sans aucune circulation en cette période hivernale. En arrivant dans la région, je repérais des coteaux plantés de vignes, qui dessinaient une carte à ciel ouvert où les différentes parcelles se distinguaient par la couleur de leur sol, ou de leurs ceps dénudés. Certaines étaient closes de murs, d’autres délimitées par des sentiers. Le puzzle ainsi dessiné brillait au soleil du matin, et en le voyant ainsi je me demandais pourquoi ce vignoble était célèbre dans le monde entier.

Ce week-end serait aussi l’occasion d’en savoir un peu plus sur cette terre ancestrale, et je m’en réjouissais.

 

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Château de Gilly Automne 2013 M Christine Grimard

A l’arrivée, j’étais la première, ce qui me donna l’opportunité de faire le « tour du propriétaire » avant que le reste de mes collègues n’arrive. L’Hôtel était en effet situé dans les murs d’un ancien monastère du moyen âge, reconverti en château de plaisance à la renaissance. Il avait gardé le cachet de l’authenticité, et semblait se cacher des curieux derrières ses grilles gainées de lierre. Les douves désormais vides, et engazonnées, le rendaient inaccessible en dehors d’un reliquat de pont-levis, ce qui accentuait son mystère. Les pierres d’époque scintillaient à contre-jour dans les lueurs du petit matin, évoquant l’image d’un joyau dans son écrin. Le silence qui l’entourait finissait de peindre cette atmosphère d’un autre âge, empreinte de paix et de sérénité.

Seuls, quelques sapins de Noël disposés en rang d’oignon contre le parapet du pont levis, dénotaient dans ce décor d’époque. Cette note de modernité incongrue, nous projetait brutalement dans la réalité, et je ne pus m’empêcher de regretter de ne pas avoir connu ce lieu, trois siècles auparavant.

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Château de Gilly Automne 2013 M Christine Grimard

La jeune femme de la réception était bien dans son siècle, blonde et accueillante. Elle m’indiqua le chemin de la chambre en me confiant une clé à l’ancienne, digne d’un couvent, ornée d’un porte-clés en forme de tour argentée, où se dessinait la tête d’une licorne. Je montais au second étage, puis me perdis dans un dédale de couloirs successifs, séparés de petits paliers inégaux où l’on accédait par trois ou quatre marches. Sur chaque palier, un guéridon et deux fauteuils étaient disposés pour offrir une halte à ceux qui le souhaitaient ; et dans chaque recoin s’ouvrait une porte de chambre.

Chaque chambre était unique, ainsi, on avait la sensation d’être un des membres de la famille du seigneur du lieu, et d’avoir la chance d’être invité à partager son intimité.

Rien à voir avec les hôtels modernes aseptisés et impersonnels où on a la sensation d’être un numéro, que l’on range dans son clapier pour la nuit.

Je me réjouissais de partager un peu de l’ambiance de la Renaissance pendant ce séjour, et de pouvoir imaginer la vie de ceux qui avaient vécu en ces murs. Il me semblait les voir gravir ces marches dans un froissement d’étoffe, alors que le bois craquait sous mes pas, comme il avait dû le faire sous les leurs. C’était troublant de penser que le miroir qui ornait le palier de ma chambre, avait reflété d’autres visages, qui avaient disparu dans les méandres du temps, comme le mien le ferait aussi.

Dans ces murs, où le passé et le présent se côtoyaient étroitement, ce qui semblait être un jeu de miroir ne tarderait pas à me montrer à quel point le temps n’est qu’un leurre dans l’étroitesse de notre esprit humain. J’allais bientôt en faire l’inquiétante expérience…

 

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Château de Gilly Automne 2013 M Christine Grimard

La porte (Prologue)

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Photo M. Christine Grimard

Prologue :

Cette histoire sera un peu différente de celles que j’ai écrites jusqu’ici.

Elle m’a été inspirée par une région magnifique où j’ai eu le plaisir de passer deux jours en novembre, La Bourgogne. Ce fut une magnifique découverte, que je souhaitais vous faire partager : celle de ses côtes viticoles, entretenues et bonifiées depuis près d’un millénaire par des hommes amoureux de leur terre, celle d’un pays où l’histoire se mêle au quotidien, pour perpétuer la tradition et la faire grandir, pour obtenir un produit célèbre dans le monde entier, le vin de Bourgogne.

Si l’on n’approche pas cette bande de terre, si l’on n’écoute pas parler les hommes de ce pays, de leur terre et de leur travail, on ne peut comprendre pourquoi et comment ce vin est né et a grandi, ni pourquoi il est toujours célébré, mille ans plus tard.

C’est une terre si riche, non en terme d’argent seulement, mais bien en terme de richesse humaine, historique et géographique, que j’espère vous donner l’envie de la découvrir vraiment, lorsque vous aurez lu cette histoire.

Les photos, illustrant le texte seront celles que j’ai prises lors de ce séjour.

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Photo M. Christine Grimard

L’histoire relatée, sera un peu « romancée », mais l’histoire des demeures de cette merveilleuse région, est si longue, qu’elle prend forcément pied dans la réalité, et qu’il est difficile de la distinguer de la fiction, dans des lieux tellement chargés de la grande Histoire.

Je ne peux pas m’empêcher de « romancer » l’histoire, mais souvent la réalité dépasse la fiction de très loin. Il suffit d’écouter parler les anciens, et de lire dans leurs yeux, ce que leur mémoire a omis de raconter, pour comprendre que la nature humaine a encore beaucoup de tours dans son sac.

Cette Histoire est une illustration des méandres que le temps emprunte pour marquer nos esprits, et nous aider à comprendre que la vie n’est qu’un éternel recommencement, pour ceux qui l’aiment.

Si vous souhaitez visiter cette région, à la fin de l’histoire, il suffira de suivre les liens qui s’y trouveront.

Bonne lecture.

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Photo M. Christine Grimard

Train de nuit (Partie 7 et fin)

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Le reste du voyage fut banal, et j’en profitais pour repasser dans ma mémoire, le film des évènements de la nuit.

Tout s’était déroulé si vite, que j’avais besoin de laisser décanter mes sensations, pour comprendre ce qui était arrivé. Ce que je ne parvins pas à faire. Cette nuit restait confuse dans mon esprit, et j’avais l’impression que l’histoire n’était pas finie…

A l’arrivée à Vienne, je fus prise par l’ambiance si particulière de la ville, et me consacrais au travail pour lequel j’étais venue. La musique imprégnait les pavés de cette ville, et c’était l’endroit idéal, pour faire des recherches sur un compositeur, ce qui était le but de mon voyage. Il s’agissait d’authentifier une lettre qui avait été retrouvée dans les écrits personnels de ce compositeur célèbre, auteur de plusieurs concertos et opéras qui avaient marqué leur temps. Il avait été reconnu de son vivant, ce qui est rare, et avait laissé une empreinte majeure sur la musique. J’aimais son œuvre, même si la musique classique n’était pas ma spécialité, et que je n’étais qu’historienne et pas musicienne moi-même.

La conservatrice du musée consacré à la musique viennoise, me conduisit à la pièce où le bureau du compositeur avait été reconstitué. On avait ajouté une pièce maîtresse, le bureau personnel du maestro, depuis quelques mois seulement ; le dernier membre de la famille de l’artiste qui venait de mourir, ayant légué ce meuble au musée, par testament. Elle m’indiqua qu’on avait trouvé à l’intérieur, dans une cachette secrète, ce qui était fréquent dans ces meubles, un bon nombre de papiers, couverts d’une écriture serrée, et que l’on attendait de moi que je les déchiffre, et surtout que je les authentifie.

Je m’attaquais à la tâche avec plaisir, ce genre de mystère était ce qui me faisait vibrer. Je connaissais bien les écrits de cet homme, mieux que sa musique, et je reconnus immédiatement son écriture serrée et torturée. Plusieurs essais de livrets et partitions inachevés étaient là, que je rangeais dans une pochette pour les confier à un de mes amis, musicologue. Ce qui m’intéressait, c’était surtout ses papiers personnels, qui me serviraient à étoffer sa biographie. J’avais commencé ce projet d’écriture il y a quelques années, puis abandonné, n’ayant que peu d’informations à son propos, en dehors de ce qui avait été officiellement écrit sur lui, lorsqu’il était compositeur officiel de la cour de l’empereur.

J’étais sûre que j’allais trouver cette nuit là, de quoi finir d’étoffer mon ouvrage. Je travaillais jusqu’à l’aube, et n’avais trouvé que des écrits d’une banalité navrante, jusqu’à des listes qu’il faisait pour son personnel de service.

Je commençais à désespérer, quand je trouvais un paquet de lettres dissimulées dans un petit tiroir réservé aux plumes et encriers. Les lettres étaient étroitement roulées, entourées d’un ruban mauve, et le papier avait durci, aussi je pris d’infinies précautions pour extraire ce rouleau de son étroite prison.

Quand j’y parvins, un parfum de violette m’enroba toute entière, et je sus …

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Tout ce que je sentais maintenant, c’était cet étrange frisson qui glissait le long de mon cou….

Je regardais autour de moi, j’aurais été heureuse de la revoir, comme on accueille une vieille amie, mais j’étais seule. Cependant, je savais ce que je devais faire.

Je déroulai lentement les lettres, et découvris son écriture ronde et joyeuse, dans les premières lettres, puis plus fine, et enfin tremblante et presque torturée sur le dernier billet, celui dont elle m’avait parlé, celui qu’elle lui avait adressé avant de prendre ce train. L’encre était mauve de la teinte exacte de la robe qu’elle portait dans le train, et du ruban que j’enroulais autour de mon doigt.

J’avais l’impression de la voir penchée sur ce billet, avec son beau sourire éteint par l’anxiété, et ses magnifiques yeux tristes. Je caressais ses mots, comme si je les avais écrits moi-même.

« Je sens que quelque chose te préoccupe, que tu ne veux pas m’écrire, aussi je te rejoindrai demain, je prends le Trans-Express ce soir pour Vienne. Tu m’expliqueras en me regardant au fond des yeux, pourquoi tu ne veux plus me voir, ou plutôt tu Nous l’expliqueras. »

Je savais ce qu’elle attendait de moi, que la vérité apparaisse, et que le monde connaisse son existence et celle de son enfant, celui que j’avais senti palpiter au fond de moi, cette nuit là, et qui s’était envolé avec elle. Je rassemblais tous les papiers, et n’eus de cesse, alors que d’écrire cette biographie revisitée par la vérité.

Cela me prit près de deux ans de ma vie, et l’ouvrage fut accueilli de deux manières diamétralement opposées, les uns étant très intéressés par cette nouvelle facette de la vie d’un personnage historique présenté bien différemment jusque là, les autres choqués et par les allégations qu’ils jugeaient outrageantes pour la mémoire de ce compositeur célèbre et adulé. Je reçus même plusieurs lettres de menaces de mélomanes qui m’accusaient de salir sa mémoire. Je n’en avais cure. Tout ce que je voulais, c’est que cette souffrance immense que j’avais ressentie au fond de mon âme, cette nuit là, soit levée.

En fait, ce qui choquait le plus les âmes bien pensantes, était la dernière page du livre, où j’avais inséré la copie d’une page, manuscrite par le compositeur, où il lui demandait pardon de l’avoir abandonnée ce soir là, au profit de sa carrière, elle et son enfant. Il l’avait écrite quelques mois avant sa mort seulement, et l’avait repliée au beau milieu du rouleau retenu par le ruban mauve, et elle s’était imprégnée de l’odeur des violettes, comme les autres lettres. Il finissait par ces phrases :

« Je voudrais que tu me pardonnes cet immense égoïsme qui a détruit nos deux vies et notre amour. J’espère que là où tu es, tu entends ces mots parce que je n’ai jamais aimé que toi. Je souhaite te retrouver enfin, où que tu sois, pour tenter de vivre ensemble, ce que j’ai détruit, ici. »

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Je sus qu’elle avait trouvé la paix, le jour de la parution de mon livre.

En rentrant après la présentation officielle à la presse, j’ouvris la boite où j’avais rangé la correspondance à l’origine de ce livre, et comme chaque fois que je l’ouvrais, la fragrance de violette vint chatouiller mes narines.

Puis quelques minutes plus tard, ce parfum familier se dissipa, se volatilisa, comme un voile qui s’envole dans le vent.

Tout ce que je sentais maintenant, c’était cet étrange frisson qui glissait le long de mon cou …

Comme la caresse d’une main froide qui m’effleura et disparut comme elle était venue ….

FIN

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Train de nuit (Partie 6)

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Tout ce que je sentais maintenant, c’était cet étrange frisson qui glissait le long de mon cou….

J’avais du m’assoupir quelques instants, lorsque je me réveillais en sursaut. Elle était debout devant moi, penchée au dessus de mon visage, elle me regardait fixement, ses yeux gris magnifiques étincelaient malgré la froideur de son expression.

-Je crois que finalement, c’était vous, que j’attendais, me dit-elle laconiquement. Toutes ces années, toutes ces personnes qui sont venues partager ma cabine pendant quelques heures, et finalement, c’était avec vous que j’avais rendez-vous…

Je ne comprenais pas, et je la fixais, un peu effrayée. Quand elle me prit la main, une onde glacée me parcourut toute entière, me paralysant de terreur.

-Je n’en avais pas l’intention avant de vous connaître mieux, mais maintenant, vous êtes mon amie, la plus précieuse que je n’ai jamais eue. Je vous laisserai repartir par la porte, et non la fenêtre, comme je le fais habituellement, dit-elle en baissant les yeux. Mais je sais que vous vous souviendrez de moi le moment venu. Vous êtes l’amie que j’aurais voulu avoir. J’aimerais que le souvenir de ce que j’étais ne soit pas effacé à jamais… »

Elle me regardait intensément, et un sourire se dessina doucement sur ses lèvres, éclairant son visage d’une lumière nouvelle, une lumière que je n’avais jamais vue auparavant. Ses yeux se firent plus doux, et elle se redressa, comme si le poids de toutes ces années s’était effacé en un instant. Elle ajouta simplement :

« Merci d’être venue me libérer de mon enfer. Merci … »

Puis, elle se détourna de moi, et se retira dans le cabinet de toilette, derrière le rideau de soie.

 

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Je restais là, transie et paralysée par une peur indescriptible. Je regardais la fenêtre, qui était de nouveau sombre, en me demandant si j’étais éveillée ou encore dans un rêve. Je n’avais aucune idée de l’heure. Quelques minutes plus tard, l’employé des wagons-lits frappa à la porte du compartiment. Il entra précautionneusement, me demandant si j’avais appelé. Je lui répondis négativement, mais lui dit qu’il devait s’agir de ma compagne de voyage. A ces mots, il pâlit et me dit :

« Mais, Madame, vous êtes la seule passagère de ce compartiment !

-Mais, non enfin, lui répondis-je en désignant le rideau, regardez : elle est dans le cabinet de toilette. »

Il tira le rideau, en me regardant d’un air inquiet, et je fixais incrédule, le miroir qui me faisait face, où il n’y avait que nos deux reflets.

Ma compagne de voyage avait disparu, et la seule trace de son passage, était une fragrance de violette qui flottait dans la pièce.

« Alors vous l’avez vue vous aussi, dit-il en se retournant vers moi, les mâchoires crispées.

– Oui je l’ai vue, j’ai fait une partie du voyage en sa compagnie » répondis-je avec impatience. Je ne voulais pas qu’il m’interroge. Je voulais garder pour moi cette étrange rencontre, et je ne voulais pas que quelqu’un se mêle de ce qui était à moi seule.

Cependant, je l’interrogeais pour mieux comprendre ce qui avait pu arriver, même si je le savais très bien au fond de moi.

– « Enfin, allez-vous me dire ce que vous savez de cette jeune femme ? Tout le monde fait des mystères dans ce train, cela commence à m’exaspérer ! Qui est-elle ? lui dis-je d’un ton faussement étonné.

– Personne ne le sait, me dit-il, cependant, elle se manifeste dans cette cabine depuis des lustres, principalement auprès des femmes, et plusieurs d’entre elles ont quitté cette cabine en hurlant dans les années où on l’utilisait encore. Mais à la suite d’un suicide, une jeune femme s’étant défenestrée lors qu’un voyage, le jour de Noël, il y a 5 ans, on a condamné la cabine, et on ne l’a jamais plus attribuée depuis. Ce soir, on a fait une exception pour vous, en pensant que cette histoire était terminée, devant l’urgence de la situation » dit-il d’un air contrit.

Il me regarda, partagé entre la culpabilité et l’admiration, en fait, je compris brusquement, que personne avant moi n’avait résisté à une rencontre avec mon amie d’un soir.

La seule réponse était la fuite ou la mort.

A suivre

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Train de nuit (Partie 5)

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De nouveau, lorsqu’elle fixa vers moi, son regard argenté, je sentis ce frisson glisser le long de ma nuque.

Elle me regarda quelques instants sans parler, semblant hésiter, puis commença son récit, sans que je ne lui demande rien :

« Ce voyage m’en rappelle un autre, que je fis, pour rejoindre mon amant à Vienne, un soir de Noël, voici de nombreuses années. Ne vous méprenez pas, je n’étais pas aussi mélancolique à l’époque, j’étais une jeune femme promise à un bel avenir, appartenant à une famille de la grande bourgeoisie autrichienne, et je devais épouser l’homme que j’aimais depuis toujours. Je ne me posais aucune question, nous étions nés dans le même milieu, et je le connaissais depuis l’enfance, nous nous aimions si fort que la perspective de passer toute notre vie ensemble était évidente, et que j’avais accepté d’être sa maîtresse avant que nous ne soyons mariés, ce qui était considéré comme une grande faute à l’époque.
J’étais heureuse, belle, insouciante, courtisée, aimée, ma vie n’était qu’une succession de fêtes et de rires.

Il était musicien, compositeur, et ce soir là je devais le rejoindre à Vienne où il préparait la mise en scène de son premier opéra. Nous devions annoncer nos fiançailles à nos familles respectives dans quelques jours, mais je m’ennuyais si fort de lui que j’avais décidé de le rejoindre quelques jours avant, contre son gré. J’avais aussi une nouvelle à lui annoncer, qui devenait trop lourde à porter pour mes vingt ans.

Il prétextait qu’il n’aurait pas de temps à me consacrer, ce qui me contrariait beaucoup. Depuis qu’il était parti en ville pour cet opéra, je le sentais s’éloigner de moi, sans qu’il ne me donne d’explication.
Cela m’avait sans doute incitée à partir encore plus vite et je lui avais envoyé un message pour lui annoncer mon arrivée, seulement quelques heures avant de monter dans le train. »

Elle s’arrêta un instant, toute essoufflée, et les yeux perdus dans le vague, et j’eus la sensation de voir se dérouler toute la scène qu’elle revivait dans ce regard fixe.

Je l’encourageai en posant une main sur son bras gainé de soie, mais je sentis le froid qui émanait de son corps, remonter le long de mon avant-bras, et retirais ma main en réprimant un frisson.

« Je me souviens de ce soir là, le brouillard montait, un peu comme ce soir » poursuivit-elle, en se tournant vers la fenêtre.

Je suivis son regard et vit que la brume commençait à étendre ses volutes cotonneuses sur les ombres des arbres, le long de la voie. L’atmosphère devint plus pesante, et le ton de sa voix se fit plus cassant, presque métallique.

« Il monta dans le train, au dernier arrêt avant Vienne, il avait chevauché jusque là, pour me voir avant que je descende du train et me convaincre de rentrer chez moi. Notre rencontre fut la dernière, et la plus violente de toute ma jeune vie. Elle s’arrêta, songeuse.

– Que s’est-il passé ? lui dis-je d’une voix à peine audible.

– Il était venu m’annoncer, que notre mariage ne pouvait plus avoir lieu, parce qu’il avait rencontré une femme dont il avait besoin pour sa carrière, une cantatrice, précisément celle qui allait créer son fameux opéra, et qu’il comptait bien l’épouser. »

En prononçant ces mots, sa bouche prit une expression amère, et ses yeux gris devinrent argentés, brillants de haine. Je me reculai au fond de mon fauteuil, sentant l’intensité de cette haine remplir le compartiment. Un grand froid commençait à m’engourdir, et ma tête bourdonnait.

Elle poursuivit d’une voix monocorde, comme résignée :

« En fait, il me dit qu’il m’aimait encore, mais que sa carrière était plus importante que notre amour, et il ajouta qu’il ne m’oublierait jamais, mais que j’étais riche et que je retrouverai facilement un meilleur parti que lui … »

Elle était maintenant entièrement habitée par son récit, et je vis devant mes yeux, se dessiner la jeune femme qu’elle était alors, son visage lisse et douloureux, ses yeux pleins de larmes, et sa bouche qui tremblait.

« Je n’eus même pas la force de lui expliquer, pourquoi je voulais le voir sans plus attendre, ce soir là, pourquoi il fallait qu’il revienne très vite, dit-elle, en tremblant si fort, je n’eus même pas ce courage … »

Elle me parut si vulnérable à cette minute, que je me levai brutalement et la pris dans mes bras, malgré le froid intense qui me glaçait les os. Je sentais monter en moi, une immense compassion, pour sa souffrance, pour cette vie brisée, alors qu’elle n’en avait encore rien vécu. J’aurais voulu la protéger de tout ce malheur injuste, lui faire un rempart de mes bras. A cet instant, elle était ma sœur, et à travers elle, j’aurais voulu effacer toutes les souffrances liées à notre condition. Alors, je la berçai contre moi, comme on berce un jeune enfant qui a peur du noir avant qu’il s’endorme. Elle se serra contre moi, et se leva à son tour, m’entraînant vers la fenêtre, en poursuivant son récit.

J’étais dans une torpeur de plus en plus forte, et je l’entendais me parler comme à travers un voile, en s’approchant de la fenêtre, j’eus la sensation de m’enfoncer dans la brume, comme si elle pénétrait dans la cabine, et remplissait tout l’espace.

Elle poursuivit :
« Je l’ai laissé partir, sans cri, mais dès que je fus seule, les sanglots me submergèrent. La sensation que ma vie était finie fut si forte, que je crus que j’étais déjà morte. Ce fut comme si on m’avait privé de mon sang, brutalement, je ne pouvais plus respirer. A cette époque, une femme, ne pouvait retrouver sa dignité facilement, lorsqu’elle était abandonnée ainsi, surtout si elle avait commis l’irréparable, et je portais en moi la preuve vivante de mon infamie. Je vis défiler ce que serait ma honte et celle de ma famille. La seule solution était de disparaître…
Je m’approchais de cette fenêtre et je l’ouvris, l’air de la nuit me gifla, sans pour cela me faire changer d’avis. Les rails défilaient sous mes yeux, et le bruit du vent m’assourdissait. J’étais fascinée par la vitesse, le bruit, le froid qui me léchait le visage. Je ne voyais plus rien, aveuglée par mes cheveux.

Quelques minutes suffirent à me faire basculer de ce monde à un univers onirique où je voyais des lumières aveuglantes défiler sous mes paupières brûlantes et j’entendais un sifflement aigu qui m’assourdissait.

Puis je me penchais par la fenêtre, et basculais dans la nuit.

Et ce fut le silence… »

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Sa voix se tut brutalement.
Nous étions devant cette fenêtre où je voyais se dessiner le fantôme des arbres qui encadraient la voie de chemin de fer. La brume dansait autour des branches, et le froid de la nuit enveloppait nos corps. Je sentis plus que je ne vis, la fenêtre s’ouvrir brutalement sans que personne ne la touche.
Nos deux corps étaient rivés l’un à l’autre et je pouvais ressentir tout ce qu’elle ressentait, sans qu’elle ne prononce plus un mot. Je sentais le froid de la nuit qui glaçait mon sang, ma respiration qui devenait pénible.
Je sentis cette vie qui palpitait au fond de mon ventre, je sentis cet enfant bouger en moi et se débattre, comme si c’était le mien.

Mes yeux me brûlaient et mes poumons éclataient, lorsque je me penchais en avant, ma tête reçut de plein fouet le vent de la nuit, comme un coup de poing.

Je sentis le poids des rails qui m’attirait inexorablement, et je tombais, au ralenti, dans un plongeon qui n’en finit plus. Je me sentis délivrée, enfin soulagée, et légère, si légère…

–> A suivre

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Train de nuit (Partie 4)

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Je fermai la porte et me retournai vers elle, et à mon grand étonnement, elle s’était installée sur un des fauteuils et me désignait l’autre, d’un geste élégant, en me disant :

« Installez-vous, je vous en prie, si vous le souhaitez, je sonnerai pour que l’on nous apporte du Thé. »

Je m’entendis lui répondre, que je n’en avais pas besoin, sans oser lui rappeler qu’on était dans « ma cabine». Mais, il se confirma rapidement qu’il n’en était rien, quand je la vis étendre la main vers une boite en porcelaine décorée de violettes, que je n’avais pas encore remarquée, et l’ouvrir en me regardant fixement en me demandant :

« Aimez-vous les Bonbons à la Violette ? Ceux-ci proviennent de Toulouse en France ! ».

J’en prenais un bien que l’odeur douceâtre de Violettes qui envahissait toute la cabine, m’écœurait. Je me sentais flotter entre deux eaux, et me demandais un instant ce qu’il pouvait bien y avoir dans ces bonbons. Le fait qu’elle connaisse l’existence de cette boîte m’intriguait aussi, mais je rangeais cette information dans un coin de mon esprit, pour y réfléchir plus tard.

Pour secouer la torpeur qui s’insinuait en moi, je pris la parole :

« Je vais à Vienne pour mon travail. C’est une ville fascinante, que je connais mal à vrai dire, je ne m’y suis rendue qu’une seule fois auparavant, il y a très longtemps.

-C’est une ville où peu de choses changent, tournée vers son passé glorieux, fait de festivités et de faux-semblants, dit-elle d’un ton tranchant.

-Vous la connaissez bien ? demandais-je en lui jetant un cou d’œil timide.

-Elle ne me rappelle aucun bon souvenir trancha-t-elle brutalement. Je préfèrerais que l’on parle d’autre chose ! »

Le parfum de violette qui flottait légèrement autour d’elle, devint aussi épais que le brouillard extérieur, me donnant la sensation de suffoquer, comme si des vagues successives suivant les ondes de sa colère, s’abattaient sur moi. J’ouvris la bouche, comme un poisson en dehors de son bocal. Elle me jeta un cou d’œil furtif, et leva la main d’un geste d’apaisement. Aussitôt le parfum devint à peine perceptible.

Comment faisait-elle cela ?

J’avais l’impression que toute la cabine, les murs, les tentures, et jusqu’aux meubles, étaient imprégnés de son parfum, ou plutôt d’Elle tout entière. Elle m’entourait de toute part, et commençait doucement à imprégner toutes mes fibres aussi.
Et le pire, c’est que je souhaitais qu’elle le fasse. C’était une nécessité, que je m’imprègne physiquement de sa souffrance, pour pouvoir la comprendre et l’aider, une nécessité absolue, que je ne parvenais pas à m’expliquer.

J’essayais de l’apaiser en changeant de sujet :

« J’aime la décoration de cette cabine, dis-je en souriant, ancienne, élégante et raffinée. J’aime tout ce qui se rapporte au passé, au point que j’en ai fait mon métier !

– Oui, je m’y sens bien aussi, dit-elle, d’une voix adoucie, comme chez moi, dans la chambre de ma jeunesse … J’y ai connu tant de joies, et tant de déceptions, ajoutait-elle, tristement. Mais j’aurais voulu ne me souvenir, que des bons moments. Seulement, il y a des moments si forts dans une vie, qu’on ne peut les effacer, et qu’ils vous submergent. »

Elle sembla perdue dans ses pensées quelques minutes, puis se souvenant de ma dernière phrase, me demanda :

« A mon époque, les femmes ne travaillaient pas. Quel est ce métier dont vous me parlez ?

– Je suis historienne, dis-je avec un sourire, j’essaye de débusquer la vérité dans les écrits et les vestiges du passé. En fait, j’essaye surtout de retrouver la trace des humains qui nous ont précédé, et de comprendre leurs motivations, leurs sentiments, leurs attentes. J’ai le sentiment d’appartenir à la famille humaine, et que je dois lui rendre la place qu’elle mérite, pour que les générations futures se construisent sur des bases plus solides. C’est un peu présomptueux, dis-je en m’excusant presque, j’aimerais rétablir la vérité historique, et c’est elle que je cherche dans des vieux parchemins, des fragments de poterie, des gravures anciennes. J’aimerais surtout retrouver les sentiments de ceux qui les ont créés.

Je m’enflammais, en lui décrivant mes motivations, si fort, que j’en rougissais, en la regardant au fond des yeux. Elle me fixait avec la même passion, et je sentais son regard brûlant qui m’enveloppait. A cet instant, une communion de pensée nous unissait, ce que je n’avais encore jamais ressenti avec personne avant elle.

Pourquoi, lui dévoilais-je ainsi ce que je ressentais, au plus profond, pourquoi avais-je besoin de lui parler de moi, comme à une amie ? C’était étrange, cette impression qu’elle pouvait comprendre ce qui bouillonnait en moi, et plus encore, qu’elle avait besoin de le savoir.

Un flot de questions à propos de cette rencontre étrange me submergeait, à mesure que notre dialogue avançait. Pourquoi me parlait-elle de « son époque » alors qu’elle semblait avoir seulement quelques années de plus que moi ? Pourquoi avais-je l’impression que lorsque j’avais prononcé les mots « rétablir la vérité historique », l’air de la pièce était devenu de nouveau irrespirable ? Pourquoi avait-elle choisi de s’assoir à ma table ? Qu’attendait-elle de moi ?

Elle baissait les yeux, semblant réfléchir, un instant, puis releva lentement la tête.

Lorsqu’elle fixa vers moi, son regard argenté, je sentis de nouveau ce frisson glisser le long de ma nuque.

A suivre

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Train de nuit (Partie 3)

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Je ne savais pas trop comment engager la conversation, et je lançais banalement :

« Je vais à Vienne, et vous, quelle est votre destination ? »

Elle me regarda, avec un léger sourire, et me dit :

– « Peu importe la destination, c’est le voyage qui est important. Disons que je suis à bord de ce train pour trouver ma destination finale, et que je voyage au hasard des rencontres … »

Sa voix était douce et enjôleuse, et malgré le café, je me sentais bercée par la musique de ses paroles, j’avais l’impression de flotter dans un léger brouillard.

Elle poursuivit :

– « Je connais très bien cette ligne, j’ai dû faire ce voyage une centaine de fois, mais je découvre chaque fois des nouveaux détails ou je rencontre chaque fois de nouvelles personnes, ce qui m‘enchante, comme vous aujourd’hui ma chère ! »

Elle avait appuyé sur les derniers mots, et son intonation contenait une légère menace, mais je n’arrivais pas à comprendre ce qui pouvait m‘inquiéter, dans cette conversation anodine, avec une personne aussi belle et aussi charismatique.

Le serveur tournait autour de la table, suggérant que l’heure était venue de regagner le compartiment couchette. J’étais contrariée, souhaitant prolonger cet entretien. Mais ma compagne, me proposa de m’accompagner jusqu’à ma cabine en poursuivant notre échange. Cette idée me ravit ; je me levai et la précédai vers la porte, lorsque le serveur me salua d’un :

« Bonsoir Madame, je vous souhaite une bonne nuit. » Je le regardai, et le remerciai, attendant un instant pour qu’il salue aussi la jeune femme en mauve, ce qu’il ne fit pas.

Elle n’en parut pas étonnée, et elle disparut en un instant, alors que je me retournai vers le serveur d’un air réprobateur.

Je la retrouvais dans le couloir, elle ne semblait pas contrariée, et regardait le paysage défiler d’un air nostalgique. Elle paraissait si vulnérable à cet instant que je n’osais pas la questionner sur les raisons de son chagrin. Subitement, elle leva les yeux vers moi, comme si elle se rappelait brusquement de ma présence, et m’attrapa le coude, en me conduisant d’un pas rapide vers ma cabine.

Je sentais à peine ses doigts à travers l’étoffe de ma manche, mais j’avais l’impression que mon bras était plongé dans de l’eau froide, et je fus soulagée quand elle retira sa main.

« Ne restons pas ici, dit-elle, nous avons beaucoup de choses à nous dire, nous serons plus tranquilles dans m… dans votre cabine ! » Le ton employé n’admettait pas de réplique.

Je la suivis, en silence. Lorsqu’elle ouvrit la porte du treizième compartiment, je me demandais comment elle connaissait le numéro de ma cabine, puisque je ne lui avais rien dit.
J’etais de plus en plus intriguée et vaguement inquiète quand elle me précéda dans la pièce en disant:
– Entrez et installez-vous confortablement, la nuit risque d’être longue ..

—> A suivre

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Train de nuit (Partie 2)

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J’allais m’installer au wagon-restaurant, et le serveur me demanda si je souffrais du mal des transports, en raison de ma pâleur. Je lui répondis qu’un parfum de violette m’avait donné le vertige dans ma cabine, et que j’avais du en sortir. Il blanchit à son tour et me regarda fixement en disant :

« Vous êtes dans la cabine 13, Madame ?

-En effet, répondis-je, intriguée à mon tour, comment le savez-vous ? »

Il eut un moment de recul, ne voulant manifestement pas me répondre.

Mais j’insistai :

« -Vous le saviez ? Comment ?

-Je ne le savais pas, Madame, mais j’ai moi-même remarqué ce parfum, en passant devant cette cabine » dit-il dans un souffle en s’éloignant de ma table.

Il n’avait même pas pris ma commande !

Toute cette ambiance commençait à me peser, et je souhaitais que ce voyage pénible se termine rapidement.

Un autre serveur arriva, prit ma commande, et seulement quelques minutes plus tard, je pus commencer à me restaurer. Curieusement, cette histoire m’avait ouvert l’appétit.
Le train traversait une zone boisée et les branches défilaient devant le soleil, ce qui me fascinait, me plongeant peu à peu dans une sorte de rêve éveillé.
Les reflets des autres voyageurs qui dansaient sur les vitres, accentuaient mon impression d’irréalité. Ce voyage était un moment suspendu entre deux destinations, un instant égaré entre deux univers, comme si nous étions tous embarqués dans une réalité parallèle. Demain, il faudrait rejoindre le monde réel mais en attendant, je le laissais bercer par la valse des roues.
Quelqu’un ouvrit une fenêtre et l’air du crépuscule pénétra dans le wagon, chargé d’une odeur de feuilles et d’humidité, me sortant de ma torpeur. Le courant d’air produit, fit claquer la porte d’entrée du restaurant, et l’air se chargea de violettes.

De nouveau, ce frisson glissa le long de ma nuque, et je sus qu’elle était là, avant de la voir.

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Elle contourna ma table puis se planta devant moi, en me regardant d’un air songeur.
C’était une femme fine et élancée, au charme intemporel, toute de mauve vêtue, assortie à son parfum, et j’étais incapable de lui donner un âge. Son regard gris, triste et incisif, aurait pu être celui d’une vieille dame, pourtant ses yeux étaient jeunes. Son expression à la fois dure et curieuse, n’effaçait pas l’impression de vulnérabilité qu’elle dégageait. L’air semblait chargé d’électricité et ce n’était pas lié au ciel nuageux du crépuscule.

– « Bonsoir Madame, dit-elle- d’une voix profonde. Puis-je me joindre à vous ?

– Je vous en prie, prenez place, j’en suis au café, je ne vous ennuierai pas longtemps, m’entendis-je lui répondre d’une voix sourde que je ne me connaissais pas.

– J’ai déjà dîné, reprit-elle, mais je vais prendre un café avec vous. Le café est un de mes gros défauts.

– Je vous l’offrirai avec plaisir, installez-vous, lui dis-je en faisant signe au serveur. »

Celui-ci s’approcha aussitôt en me regardant surpris, lorsque je lui commandai un second café.

– Bien sûr, Madame, tout de suite … »

Il revint quelques minutes plus tard, posant le café devant moi, et me regarda d’un air abasourdi quand je lui dis :

« Merci, mais c’est pour mon invitée. » en poussant la tasse vers ma voisine.

Il s’éloigna en se retournant deux fois, et me fixant d’un air incrédule.

Je ne lui prêtai plus attention, et me tournai vers la femme aux yeux tristes qui me faisait face, bien décidée à comprendre ce qui la rendait aussi sombre. Elle me fixait intensément, ses prunelles grises brillaient d’un feu irréel, qui contrastait avec la pâleur de son visage. J’y devinais un mystère qui m’intriguait de plus en plus, et qu’il me fallait absolument décrypter avant la fin du voyage.

J’avais toujours aimé chercher ce qui se cachait derrière les choses et imaginer ce que les gens dissimulaient derrière leur visage, occupait une grande partie de mon temps libre. Souvent, je m’imaginais leur vie, en les croisant dans la rue, en détaillant leur allure, ou en examinant leur attitude. Parfois, je voyais juste, souvent même. Je mettais cela sur le compte de l’intuition, et les gens étaient d’accord pour reconnaitre que j’avais beaucoup d’intuition …

Ce qui était souvent un jeu, allait devenir, ce soir là, un défi, et je risquais de payer très cher mes erreurs de jugement, comme je le comprendrai plus tard, en me repassant le film de cette soirée.

A SUIVRE

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Train de nuit (Partie 1)

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Lorsque l’on me demanda de partir pour Vienne, je ne me doutais pas que ce voyage me laisserait un des souvenirs les plus extraordinaires de ma vie. Il s’agissait d’authentifier une lettre attribuée à un compositeur autrichien célèbre, sur la biographie duquel je travaillais depuis quelques mois, avant que le Musée de la ville ne s’en porte acquéreur.

Trente années se sont écoulées depuis cette histoire, et si je te la raconte, maintenant ma chère fille, c’est que je crains d’en oublier les détails, et que le récit de cette rencontre ne disparaisse à jamais avec moi.

En l’évoquant, je sens à nouveau cet étrange frisson glisser le long de mon cou.

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Nous étions quelques mois après la fin de la grande guerre, et de nombreux réfugiés parcouraient encore l’Europe à la recherche de leurs familles, ou d’un lieu plus accueillant pour refaire leur vie. Dans les trains, se côtoyait une multitude de personnes, éclectiques. Sur les visages, se lisaient toutes les émotions humaines, de la curiosité jusqu’à la détresse.

J’aimais voyager, et de par mon métier, j’étais amenée à le faire fréquemment, et parcourir l’Europe ainsi, me permettait de découvrir les lieux et des personnages tellement différents de ceux de mon quotidien, que je me réjouissais de partir de nouveau.

Cette ligne prestigieuse qui traversait l’Europe jusqu’à Istanbul, était l’une de mes préférées. Cependant, ce voyage se fit dans la précipitation, et lorsque j’arrivais à la gare, mon compartiment-couchette n’avait pas été réservé, comme ma compagnie l’avait prévu. L’employé semblait désolé de ce contretemps, et cherchait sur son registre comment résoudre ce problème. Il avait beau chercher, il ne restait aucun compartiment de libre, et je devais absolument être à Vienne avant le lendemain. Je commençais à désespérer quand un jeune stagiaire arriva, et lui suggéra de m’attribuer le compartiment numéro 13, en souriant malicieusement. A ces mots, l’employé blêmit et il me jeta un regard bref, apeuré, avant de froncer les sourcils et réprimandant son stagiaire.

Il lui murmura : «Mon jeune ami, vous savez bien que ce compartiment n’est jamais utilisé ! ».

Je le regardais fixement, et lui répondis en souriant que je n’étais pas superstitieuse et que j’acceptais son offre, le chiffre 13 ne m’ayant jamais effrayée jusqu’ici. Il baissa les yeux, et murmura entre ses dents :

« Cela pourrait bien changer d’ici peu ! »

Je fis mine de ne pas avoir entendu, et je lui demandais de m’indiquer où se trouvait ce compartiment. Il ordonna alors à son stagiaire, de m’accompagner en portant mon sac de voyage. Lorsque je passai devant lui, il me regarda au fond des yeux, en me lançant un :

« Puisque vous le souhaitez, bon voyage, Madame… » qui me laissa perplexe.

Je croyais jusqu’ici, qu’il n’y avait jamais de cabine ou de place portant le numéro 13 dans les trains et les avions, en raison de la superstition des voyageurs.

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Le jeune homme me précéda, silencieux, et après avoir bataillé avec la serrure, qui manifestement n’avait pas été utilisée depuis longtemps, il s’effaça pour me laisser entrer. La cabine était relativement spacieuse, avec deux couchettes superposées, et un mobilier ancien en marqueterie, qui me projeta au 19° siècle. J’appréciais ce style élégant et désuet, et il me sembla qu’un parfum de violettes flottait dans la pièce. Dans un coin, un cabinet de toilette était dissimulé derrière un rideau de soie. L’ensemble était magnifique, mais il y régnait une atmosphère lourde, pesante, qui dénotait dans ce décor coloré, évoquant la belle époque.

Mon jeune guide me dit que le dîner était servi à 20 heures, au wagon-restaurant, et il referma la porte derrière lui, me laissant découvrir seule, cette magnifique décoration art-déco.

Je parcourus des yeux la pièce, posant mon sac dans un coin, sans le défaire, puis je m’approchai de la fenêtre où le paysage commençait à défiler. Le train quitta la ville et bientôt la campagne alentour apparut, sous le soleil.

Pourtant, je me sentais inexplicablement triste, et un léger vertige me saisit.

Je savais que je ne pouvais pas tomber mais j’eus la sensation que les rails m’attiraient, et je reculai brutalement, et m’effondrai sur le siège derrière moi.

Une sensation de fatigue intense me pesait, je sentais que je devais sortir de cette pièce.

Dans un sursaut je me précipitai dans le couloir, où je pus de nouveau respirer sans cette sensation de chape de plomb sur les épaules. Il y régnait un froid glacial bien que nous soyons en juin, je frissonnai et m’éloignai rapidement de cette cabine, en jetant un coup d’œil derrière moi avec l’impression d’être suivie.

C’est alors que pour la première fois, je sentis cet étrange frisson glisser le long de mon cou.

A SUIVRE

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Messages (Partie 7 et fin)

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Je regardai l’appareil, me demandant ce que je devais en faire.

Jusqu’à présent, il n’avait jamais eu besoin d’être rechargé. Je n’avais rien pour le faire, ce modèle n’étant compatible avec aucun matériel connu. Ma première réaction fut d’ignorer le message et de le ranger au fond d’un tiroir. Mais quelques heures plus tard, je ne parvenais pas à l’oublier.

Je le ressortis de mon bureau, l’écran affichait toujours la même phrase :

……Batterie faible, veuillez brancher rapidement votre mobile …

Mon fils étant rentré, je lui demandais conseil :

-Dis-moi, tu sais, le téléphone que je t’avais montré il y a quelques temps. Il faudrait que je le recharge. Aurais-tu un chargeur compatible à me prêter ?

-Tu as gardé ce truc ? Tu ne l’as encore jamais chargé ! Tu n’as pas dû t’en servir beaucoup ! Montre-le moi, je ne me souviens plus de quel modèle il était.

-Regarde, il affiche cette phrase depuis le début de l’après-midi.

-Sans s’éteindre ? La batterie ne doit pas être si faible que ça !

Il le retourna dans tous les sens, et conclut de nouveau :

-Je ne connais pas ce genre de modèle. Jamais vu un truc pareil ! Il n’y a même pas d’endroit où brancher le chargeur. Le gars qui te l’a donné, s’est bien fichu de toi !

-Oui, en attendant… Qu’est-ce que je peux faire ?

-Le rapporter à la boutique ! Mais le temps que tu y ailles, il sera définitivement éteint, je pense ! Au fait, tu pourrais aussi me prendre une nouvelle coque, la mienne est foutue…

– Oui, je crois que tu as raison. Probablement que cela ne servira à rien, mais au moins j’aurais essayé.

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Le lendemain, je retournais dans la boutique de téléphonie, presque déserte à cette heure-ci, sans me faire d’illusion sur ce qu’allaient me dire les vendeurs. Ce modèle n’était pas connu, et ils n’avaient pas de chargeur adapté, que je ne l’avais pas acheté chez eux…

Le jeune garçon à qui je m’adressais, fut pourtant très aimable, et essaya de comprendre pourquoi ce téléphone bizarre n’avait pas de prise pour adapter un chargeur. Et malgré l’aide de tous ses collègues appelés à la rescousse, aucune solution ne fut trouvée. Le même message restait inscrit sur l’écran de veille, alors que l’indicateur de batterie était vide !!

Les employés commençant à me regarder avec une curiosité déguisée sous des sourires commerciaux, mais je voyais bien que l’appareil les intriguait et qu’ils se demandaient d’où je le tenais. Je ne parlais pas de l’homme qui me l’avait donné, bien que je sois très déçue de ne pas le voir dans la boutique. Enfin, l’un d’eux m’indiqua qu’une boutique de matériel informatique venait d’ouvrir ses portes dans la galerie marchande.

-Vous devriez y trouver votre bonheur, me dit-il. Ils ont tout, même des accessoires qui datent des débuts de l’ère informatique. J’ai vu là-bas un vieil Amstrad, du même modèle que mes parents avaient acheté l’année de ma naissance, où il y avait un jeu de casse-brique que j’adorais. Si un moyen de recharger ce modèle de téléphone existe, ils le trouveront sûrement.

Je repris un peu espoir.

– Je vous remercie de ce renseignement, je vais aller voir. Répondis-je, avec un sourire. Avant cela, j’ai besoin d’une coque pour le portable de mon fils. J’espère que ce modèle est encore d’actualité.

Le vendeur s’empressa de me trouver différents modèles, ravi de me vendre quelque chose malgré tout. Je payais et quittais de la boutique en le remerciant chaleureusement. En m’éloignant, je sentis son regard fixé sur moi, et l’entendis murmurer à oreille de son collègue, une phrase dont je ne compris que deux mot :

– … histoire bizarre !

Il ne savait pas à quel point il avait raison sur la bizarrerie de cette histoire !

Je parcourus la galerie marchande à la recherche de cette fameuse boutique informatique, sans la trouver. Les rares personnes qui étaient présentes ne purent me renseigner. J’allais renoncer quand une enseigne s’éclaira lorsque je passai devant, le nom de la boutique était inhabituel : «Espace et connexions». J’entrai et jetai un coup d’œil rapide autour de moi. Il n’y avait personne dans la boutique, ni appareils sophistiqués, seulement quelques présentoirs vitrés avec des téléphones de toutes les couleurs, et quelques ordinateurs portables fermés. Les marques m’étaient inconnues, ce qui n’aurait pas étonné mes enfants, je suppose. J’attendis quelques minutes, mais comme personne ne semblait s’apercevoir de ma présence, je me dirigeai vers le comptoir et appelai :

– Il y a quelqu’un ?

-Voilà, voilà, j’arrive ! Me répondit une voix forte dans l’arrière-boutique. Puis je vis entrer un homme trapu, à reculons, qui portait des cartons si volumineux qu’ils dépassaient de sa tête. Il posa sa charge et se retourna vers moi.

Je restai muette de surprise, en le reconnaissant malgré sa barbe et ses cheveux plus courts.

Il me regarda en souriant, silencieux quelques instants, ses yeux rieurs attiraient d’emblée la sympathie. Je ne pus m’empêcher de lui rendre son sourire.

Il se décida à parler le premier :

– Je suis ravi de vous revoir. Il semble que vous vous souveniez de moi.

– Ne soyez pas ironique, vous savez qu’il aurait été impossible de vous oublier, avec ce que vous m’avez fait vivre au cours de cette année.

– Oh, moi je n’ai rien fait, dit-il. Je vous ai simplement donné un instrument, dont vous étiez libre de vous servir ou non. Il me semble que c’est vous qui avez choisi de poursuivre l’aventure. Rien ne vous obligeait à le faire.

– Rien !! Vraiment rien ? Vous croyez ?

Je n’en revenais pas. Plus je m’indignais, plus son sourire s’élargissait. Il poursuivit.

– Oui, rien ne vous obligeait à le faire, si vous réfléchissez bien. Vous auriez pu ranger ce téléphone dans un coin, et ne plus le regarder. Les choses en seraient restées au point où elles étaient, les histoires auxquelles vous étiez confrontées se seraient déroulées différemment. Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que vous vous moquez de moi. Qui aurait pu laisser les choses de faire, et attendre sans intervenir, comme vous dites ? Personne je pense !

– Oui, ça c’est ce que vous pensez, en effet ! Moi, je vous dis que rien ne vous obligeait à le faire, et que de nombreuses personnes n’auraient rien fait, pour ne pas avoir d’ennui, pour ne pas chambouler leur vie, par peur de l’inconnu, par paresse ou par lâcheté, ou simplement pour avoir la paix. J’ai déjà fourni de nombreux téléphones vous savez, et les personnes qui me l’ont rapporté comme vous le faites aujourd’hui, se comptent sur les doigts d’une main …

– Je pense que vous exagérez, je ne vous crois pas. Répondis-je. Lorsqu’on a cet écran devant les yeux qui vous montre de telles images, il est impossible de les ignorer et de passer son chemin en fermant les yeux. Mais il est vrai, que c’est très stressant, chaque fois, un peu plus que la précédente. Mais enfin, on peut au moins essayer, il me semble !

– Vous avez raison, bien sûr, mais soyez réaliste, ma chère. Ici, on est dans la vraie vie, pas dans un conte de bonne-femme. Combien de personnes se lèvent pour défendre quelqu’un qui est agressé dans le métro ? Combien de fois nous préoccupons-nous de la santé de notre voisin ? Combien de fois laisse-t-on la peur, l’envie, la jalousie paralyser nos actions ? Pourquoi se préoccuperait-on du bien-être de l’inconnu que l’on croise dans la rue, puisqu’on ne le reverra jamais ? Alors à quoi bon le regarder dans les yeux en le croisant ? C’est sans doute pour cela que tant de personnes marchent dans la rue en regardant le bout de leurs chaussures.

Il se tut, et le silence écrasant qui suivit sa tirade, me parut si lourd que je baissais les yeux vers mes chaussures, comme si elles allaient me fournir un alibi pour mes propres lâchetés.

– Vous avez raison, bien sûr. Si chacun faisait un pas vers l’autre, ce monde serait beaucoup moins lourd certains jours. Vous savez, je n’aurais jamais cru que j’arriverai à aider quelqu’un comme je l’ai fait au cours de ces derniers mois. Je suis lâche aussi, et quand un évènement se déroule devant mes yeux, je commence par tenter de me replier dans ma coquille. Il faut que l’indignation me pousse vraiment pour que je décide d’en sortir. Je ne sais pas si c’est de la timidité de la peur ou de la lâcheté, et je ne me suis jamais vraiment posé cette question auparavant.

– Moi, je savais que vous le pouviez. Mais vous, comme tant d’autres, ne le saviez pas, dit-il, ses grands yeux brillant en face des miens.

Ce regard clair et franc me donnant confiance, j’oubliais ma timidité pour poursuivre :

– Je sais que vous avez raison, chacun de nous est capable du pire et du meilleur. C’est une question de choix. Nous avons tous le même potentiel, mais nous ne le laissons pas toujours s’épanouir, selon ce que nous avons vécu, selon nos désirs ou nos craintes. Il faut souvent un déclic pour laisser notre nature s’exprimer. Il me semble que ce téléphone ailé ait été pour moi ce déclic, et je vous remercie de me l’avoir confié, finalement.

Je repassais dans mon esprit, le film des évènements de l’année précédente, en ayant l’impression que cela concernait quelqu’un d’autre. Les yeux dans le vague, je me pris à regretter que cela soit terminé. Il sembla lire dans mes pensées, et me demanda :

-Regrettez-vous ce qui s’est passé, ou regrettez-vous que cela soit terminé ?

Je le regardai, incrédule, la bouche ouverte, un instant, puis répondis :

-Je ne sais pas trop, je regrette un peu que tout cela soit terminé. Mais je crois que je regrette surtout que ce téléphone soit arrivé au bout de sa source d’énergie sans me donner la raison de tous ces mystères! Me direz-vous enfin, qui vous êtes, et qui a décidé du choix de ces évènements, et qui tire les ficelles ?

Il me regarda en silence, avec ce sourire énigmatique dans les yeux, une moue au coin des lèvres, en se caressant la barbe.

-Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dévoiler. Ce genre d’information ne vous avancerait à rien, surtout que vous connaissez déjà les réponses à vos questions. Il suffirait que vous ouvriez un peu votre esprit pour le savoir. Il me semble que vous êtes suffisamment futée pour y arriver un jour…

Il éclata de rire, ce qui eut le don de m’exaspérer ;

-Oui, c’est ça, je ne saurai rien de plus « Monsieur Mystère » ! Il suffit que j’ouvre mon esprit, et la réponse m’apparaitra, écrite dans les nuages, ou sur cet écran, désespérément éteint ! Vous vous moquez de moi. Tout cela vous plaît beaucoup, il me semble. Figurez-vous que j’aime bien connaître les tenants et les aboutissants des choses. J’ai l’esprit cartésien, et j’aurais beaucoup aimé avoir le fin mot de cette histoire !

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Il me regardait, et il me semblait qu’il était tenté de me répondre. Enfin, il se lança, tandis que je retenais mon souffle, pour ne pas l’interrompre :

-Disons que vous méritez bien d’avoir quelques-unes de vos réponses. Peu de personnes ont réussi à remplir tout le tableau comme vous. Il me semble qu’on ne m’en tiendra pas rigueur, si je vous donne quelques indices. Alors écoutez bien, parce que je ne le répèterai pas deux fois.

Il baissa le ton, comme si la confidence était classée top-secret.

-La providence qui règle les mouvements de cet univers, a parfois quelques moments de faiblesse. Disons que tout ceci est tellement complexe, qu’il arrive que la mécanique se grippe. Les erreurs de programmation étant difficiles à corriger, il faut souvent une aide extérieure pour le faire, le tout dans l’urgence bien sûr. Alors on fait appel à des bénévoles ayant l’esprit vif, prompt à découvrir comment régler les problèmes rapidement. On les choisit soigneusement, mais il nous arrive de nous tromper, et chacun ne parvient pas forcément à accomplir sa mission. Cependant, je dois reconnaître que la plupart du temps, ils y mettent la meilleure volonté du monde ! Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’ils gardent le choix de leurs actions, et s’ils veulent arrêter, ils le peuvent aussi. La bonne volonté est avant tout une question de liberté de choix.

Les grandes lignes de ce canevas commençaient à se dessiner doucement devant mes yeux. Il le sentit et interrompit son discours, en me fixant. Je tentai une dernière question :

-Ces bénévoles dont vous parlez, sont souvent apparus dans la littérature ou l’art, sous la forme d’êtres surnaturels, aux ailes diaphanes et au sourire angélique, n’est-ce pas ?

-Sans doute, comme vous le savez, les humains ont une imagination débordante ! Répondit-il en riant dans sa barbe. Ils ont besoin d’agrémenter leur quotidien d’un peu de rêve, alors les anges gardiens, le père Noël, le croque-mitaine, le lapin de Pâques, celui d’Alice et tout le reste, font partie de toutes ces légendes. Disons pour être plus juste, que le monde est régit par des forces qui doivent s’équilibrer entre elles. Quand une force négative voit le jour, il est nécessaire qu’une force positive s’oppose à elle, pour que l’équilibre général de cet univers, ne soit pas rompu.

Il se tut, et retourna derrière son comptoir, me laissant terriblement frustrée. J’insistais :

-Il me reste encore des interrogations.

-Oui, moi aussi, répondit-il, et plus d’une ! Mais je me contente des réponses que j’ai déjà pour avancer.

Le ton était cassant, et il semblait inflexible. Je ne saurais rien de plus. J’avançai vers lui, en scrutant son visage, pour tenter d’y retrouver les dernières pièces du puzzle. Il releva les yeux vers moi et dit :

-Inutile d’insister. Je ne dirai rien de plus, vous en savez déjà beaucoup trop. Personne ne m’a jamais posé autant de questions jusqu’ici.

Je restai piquée devant lui, et fit une dernière tentative.

-Je vais donc vous rendre ce téléphone, cependant il réclame d’être rechargé depuis plusieurs jours. L’écran reste éclairé, alors qu’il n’a plus de batterie depuis des lustres. J’aimerai juste comprendre. Vous pourriez m’expliquer, cela ne doit pas être un si grand secret. Et j’aurai une dernière question plus personnelle à vous poser après, et celle-ci je ne vous en voudrai pas si vous m’en refusez la réponse.

-Vous ne lâchez jamais prise, n’est-ce pas ? Dit-il en me regardant sévèrement.

-Oui, c’est drôle, on me dit souvent cela, finalement ! Répondis-je en riant franchement.

-Bien. Pour ce qui est du téléphone, il attend que je décide de le recharger, et l’écran restera allumé jusqu’à cet instant. J’ai alors deux options, où je le confie à quelqu’un d’autre, ou je vous le rends, si vous l’acceptez. L’avantage, c’est que désormais, vous savez à quoi vous attendre.

Il me regardait, attendant ma décision en silence.

J’avalais péniblement ma salive, un peu sonnée. Celle-ci je ne l’avais pas vue venir. Je réfléchissais rapidement aux conséquences de ce qu’il attendait de moi. Il allait recharger ce téléphone, de nouvelles missions, de nouvelles vies en attente, de nouveaux défis. Aurais-je assez d’énergie pour l’aider encore ? Qu’allait devenir ma vie ? Toutes ces questions tournaient dans ma tête comme un manège infernal, et je le regardais un peu perdue.

-Vous savez, je ne confierais pas ce genre de fardeau, à quelqu’un qui n’aurait pas l’énergie nécessaire pour le porter. Faites-moi confiance ! Si je vous ai choisie, c’est parce que je savais que vous en étiez capable, ajouta-t-il. Je sais toujours de quoi les gens sont capables avant eux.

-Facile à dire, répondis-je entre mes dents. Je sentais que l’angoisse commençait à me serrer l’estomac.

-Le choix vous appartient, dit-il laconiquement.

Encore mieux ! Il ne m’aiderait pas ! Je ne regardais d’un air outré, mais il se contenta de sourire en prenant mon téléphone entre ses doigts. On entendit un bruit de carillon s’agitant dans le vent, puis l’écran s’éteignit.

-Voilà, il est rechargé, dit-il en le posant sur la banque devant moi. Que décidez-vous ?

Je regardais le téléphone dont l’écran était de nouveau muet, pendant quelques secondes, puis le pris dans ma main. Il me sembla qu’il me reconnaissait, et qu’aucune force au monde n’aurait pu me convaincre de le laisser à quelqu’un d’autre. Je levai les yeux vers l’homme et lui répondis :

-Je le garde, on fait une bonne équipe ensemble, il me semble.

Il sourit en silence, puis me dit :

-Je vous souhaite une heureuse année, ma chère, que vos pas vous guident vers le meilleur. Si vous le souhaitez, je serai là l’année prochaine à la même époque, et je serai ravi d’avoir de vos nouvelles. Je vous laisse reprendre le cours de votre vie, mais surtout je vous remercie de votre aide, et de votre efficacité discrète.

Tout en parlant, il me raccompagnait vers la porte, qu’il ouvrit largement, me signifiant que l’entretien était terminé. En me glissant dehors, je me retournais une dernière fois vers lui, et lui posais mon ultime question :

-Dites-moi, juste pour satisfaire mon insatiable curiosité, êtes-vous la Providence dont vous me parliez, êtes-vous le Chef d’Orchestre de toute l’histoire ?

Je le scrutais, espérant qu’il ne se déroberait pas. Il partit d’un grand éclat de rire et le dit :

-Non, je ne suis pas le Chef d’orchestre, Dieu Merci !!! Disons, pour satisfaire votre immense curiosité que je suis seulement son premier violon !

Sur cette dernière phrase, il referma la porte derrière lui, et quelques secondes plus tard, toutes les lumières de la boutique, s’éteignirent.

Je restais là, un peu interdite de cette dernière révélation. Il fallait que je rentre chez moi, pour digérer tout cela. Avant de me mettre en route, j’ouvris la coque ailée du téléphone, en attendant une aide indéfinie. Comme s’il m’avait entendue, l’écran s’illumina.

Devant les yeux, la représentation de « l’ange au sourire » apparut. Il me regardait avec ses grands yeux souriants, colorés de gris comme je ne les avais jamais vus auparavant. Puis, très distinctement, je le vis me faire un clin d’œil, et son sourire s’élargit pendant quelques secondes. Je me surpris à lui sourire en retour, et je lui rendis son clin d’œil. Il battit des ailes une fois, puis l’écran s’éteignit de nouveau.

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Cette connivence inattendue me rendit le sourire, et je repris le chemin de ma vie, plus légère. Peu importe, ce qui allait arriver pendant cette année qui recommençait, j’allais faire de mon mieux, et avec l’aide de ceux que j’aimais, j’essayerai de ne pas perdre mon sourire.

En repartant dans les rues, je levai les yeux vers le ciel noir d’encre ce soir-là. Aucune Providence ne se montra, mais en marchant entre les immeubles, j’entendis un violon au loin, qui égrainait une cascade de notes. Je fis un signe de la main, en direction du son, qui redoubla de vitesse et de dextérité, puis s’éteignit comme le dernier bouquet d’un feu d’artifice, dans une gerbe de silence. Je compris alors que la confiance qui m’habitait ne me laisserait pas seule sur le chemin, et je rentrai en fredonnant, enfin sereine, comme je ne l’avais pas été depuis fort longtemps.

FIN

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