Voici la suite du texte publié sur Tiers-livre, le blog de François Bon.
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Proposition 6 : Noms propres
Elle se remémore ceux qu’elle a croisés dans ces murs, ils ont été si nombreux que plusieurs noms lui échappent.
Ce hameau formé d’un ensemble de bâtiments fermiers réhabilités dans les années cinquante, est situé « Montée du Lavoir » dans la commune de Charnay. Aujourd’hui, le promoteur immobilier l’a pompeusement rebaptisé « Le Clos du Château » si l’on en croit les panneaux publicitaires fleurissant tout le long de la départementale allant de Villefranche à Lozanne. Elle sourit en pensant aux « Châtelains » qui l’habitaient lorsqu’elle avait cinq ans.
Dans le bâtiment qui abritait la laiterie au rez-de-chaussée, un appartement vieillot était aménagé au premier. On y accédait par un escalier de pierres glissantes, aux marches creusées au milieu par les centaines de pas qui les avaient foulées. Madame Roiron, une infirmière retraitée ayant fait la guerre de 14, y habitait. Chez elle, on avait l’impression d’entrer dans la caverne d’Ali-Baba. Un parfum de violette et d’encaustique flottait au milieu de centaines d’objets hétéroclites, transformant le salon en cabinet de curiosités où enfant, elle passait des heures en contemplation lorsque qu’elle accompagnait sa mère en visite. Elle se souvient encore du goût doucereux des pastilles que la vieille dame lui offrait, le regard pétillant, lui tendant en tremblant une boite en fer blanc estampillée « La véritable pastille Vichy ». Aujourd’hui, encore, elle ne peut voir une boîte de ces bonbons sans penser à elle.
De l’autre côté de la cour, la maisonnette la plus proche du portail servait de conciergerie. Monsieur et Madame Dubuis habitaient là depuis une petite cinquantaine d’années. Elle, toujours vêtue de noir, semblait faire exactement la moitié de la taille de son mari derrière lequel elle disparaissait entièrement dans tous les sens du terme. Lui, homme à tout faire à la stature de déménageur, possédait une voix de stentor qui l’utilisait avec parcimonie mais que l’on entendait jusqu’au village voisin. Il surveillait les allées et venues et nul ne pouvait passer le portail sans son approbation. Elle se souvient des heures passées chez eux à la regarder crocheter ou faire le pain lorsqu’elle attendait que sa mère rentre. Ce pain compact et léger à la fois, fait avec de l’eau où elle faisait macérer des plantes inconnues, avait un goût inimitable, un mélange de figue et vigne rouge.
La fermière, Madame Madeleine, était toujours souriante. Elle s’afférait du lever au coucher du soleil, quand elle avait terminé sa lessive à grand coup de battoir dans le lavoir, elle allait traire ses vaches puis confectionnait des fromages blancs. Elle croit bien ne l’avoir jamais vu s’assoir. Elle garde le goût du lait entier tout juste tiré, dans un coin de sa mémoire. Aujourd’hui la laiterie est désaffectée, servant de remise à vélo. Elle y entre en baissant un peu la tête, le sol n’ayant pas été déblayé depuis des années. Sur l’appui de la fenêtre elle remarque une boite métallique, totalement rouillée, arborant encore une étiquettes orange barrées de lettres bleues : « Pulvérisé POULAIN chocolat en poudre solubilisé, le meilleur des chocolats instantanés.. » la fin de la phrase se noyant dans les coulures de rouille.
Elle ressort au soleil, et réalise soudain que tous les êtres dont elle se souvient, ont aujourd’hui disparu. Le silence qui règne dans cette cour pavée lui glace le cœur. Qui se souviendra de ce qu’elle était lorsqu’elle aura rejoint les fantômes que le vent fait tournoyer entre ces murs ?