En attendant l’heure d’ouverture de la bibliothèque, Karen se rendit au musée où elle avait vu exposés plusieurs objets provenant du manoir voisin, avec l’intention d’interroger le conservateur sur l’histoire de cette famille à l’origine de construction de l’église. Elle en savait plus après la lecture du journal de la châtelaine, mais avait besoin de remettre les évènements en perspective. Elle en apprit un peu plus, mais elle savait que l’essentiel lui manquait encore. Seule, la vieille dame pourrait l’aider.
Elle avait besoin de savoir.
Il fallait qu’elle sache.
Elle arriva devant la bibliothèque au moment où son interlocutrice arrivait. Celle-ci la dévisagea, sans montrer la moindre surprise, et lui fit signe d’entrer d’un mouvement du menton.
« Passons dans mon bureau, nous ne serons pas dérangées » dit-elle en préambule, « il semble que vous ayez des choses importantes à me dire. »
« Je vous remercie de m’aider, répondit Karen, cette histoire me bouleverse, et je ne sais pas pourquoi. Il me semble qu’en parlant avec vous de tout cela, je pourrai comprendre ces émotions qui me dépassent et reprendre pied dans la réalité. Dans cette église, j’ai cru étouffer, à plusieurs reprises, et il me semble que cette impression négative est en rapport avec l’histoire de la femme qui a en a voulu la construction. J’ai lu le journal que vous m’avez confié, elle a voulu rendre hommage à sa fille disparue à l’âge de vingt ans, brutalement, et a fait bâtir une église parce qu’elle était une fervente catholique. Il me semble avoir compris que son mari étant anglican, n’était pas d’accord avec elle, et que ceci fut à l’origine de leur drame familial. La tristesse de cette femme transparaît dans chacune de ses phrases, et semble l’avoir emportée vers la tombe. J’aimerais comprendre mieux leur histoire. Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ? »
La vieille dame hochait la tête.
« Oui, la ligne principale est bien celle-ci. La famille était écartelée entre les deux religions. Il s’agissait d’une alliance contractée pour des raisons financières, les deux domaines ayant besoin de cette alliance pour survivre. La châtelaine était issue d’une famille catholique et le maître du Manoir était anglican. Il avait fait abjurer sa Foi à son épouse, lors de leurs noces, mais celle-ci était restée profondément catholique en secret et avait élevé sa fille unique dans sa confession. Le père était brutal et violent, et il semble qu’il aie d’abord brutalisé son épouse, puis sa fille lorsqu’il a découvert qu’elle avait été baptisée en secret. J’ai retrouvée plusieurs lettres dans les papiers de la Châtelaine, où elle évoque le fait que son époux se soit vengé de la plus odieuse manière, sur sa propre fille. Je ne connais pas les détails, mais finalement, une nuit, la jeune fille s’est enfuie du Manoir, et au matin son corps a été retrouvé au fond d’un puits. Il semble qu’elle se soit échappée dans la mort volontairement. Sa mère ne s’en est jamais remise, et a fait bâtir cette église à l’endroit où sa fille s’est donnée la mort, pour qu’elle soit pardonnée de son ultime pêché, celui d’avoir attenté à ses jours. Le puits a été comblé et à la place se trouve la tombe de cette enfant, recouvert d’une dalle de marbre où a été gravée une phrase écrite par sa mère. Chaque fois que je lis cette phrase, je ressens une profonde tristesse. » conclut la vieille dame.
Le silence retomba entre elles, Karen ferma les yeux pour retenir ses larmes . De nouveau, une immense peine la submergeait. La vieille dame lui prit la main, et ajouta:
« Vous semblez particulièrement affectée par cette histoire. »
– Je le suis répondit Karen, d’une voix brisée, mais je ne comprends pas pourquoi je pleure pour le deuil d’une jeune femme, morte il y a plus de cent ans, même si elle avait le même âge que moi.
– Le temps n’est qu’une illusion, répondit la bibliothécaire. Il est comme un filet dans lequel nous nous débattons. Parfois, on passe d’une maille à une autre, mais chaque instant nous marque de son empreinte, et l’on en gardera la trace à jamais.
Le regard de son interlocutrice était devenu flamboyant lorsqu’elle prononçait ces dernières paroles et Karen en fut presque effrayée.
– Que voulez-vous dire ? Lui demanda-t- elle.
– Je veux dire que certaines vies courtes et douloureuses semblent si profondément injustes, qu’il est possible que le destin leur donne une seconde chance, pour peu que l’on prie suffisamment pour leur salut. Il semble que l’amour de cette mère pour sa fille, fut plus fort que toutes les vanités terrestres. Et finalement j’espère qu’elles auront une seconde chance…
– Je ne comprends pas, dit Karen, se sentant de nouveau au bord du malaise, vous parlez de seconde chance ?
– Disons que j’espère que dans certains cas, cette chance puisse être donnée aux êtres exceptionnels qui l’ont méritée, comme cette enfant, par exemple !
Ses joues s’étaient empourprées et la passion qui l’animait soudain, était contagieuse, et Karen se sentait emportée dans le même enthousiasme .
– vous avez raison, cela ne serait que justice ! Après tout d’autres philosophies que la nôtre croient à la réincarnation, dit Karen.
– j’étais déjà convaincue de ce genre de possibilité, pour des raisons toutes personnelles, dont je ne veux pas parler ici, mais votre arrivée m’a confortée dans mon idée, ma très chère enfant !
Karen ne comprenait pas mais elle se sentait rassérénée par le fait que cette dame comprenne si bien ce qu’elle avait ressenti en arrivant dans le village, et qu’elle puisse partager avec elle ses craintes. Elle se sentait en sécurité avec elle, protégée et apaisée, alors qu’elle ne la connaissait que depuis très peu de temps.
– je crois que vous comprendrez mieux ce que je veux vous expliquer quand vous aurez vu quelque chose que je garde précieusement depuis que je l’ai découvert au musée du village, il y a quelques années.
Elle alla chercher un grand paquet rectangulaire dans un placard mural et le déposa devant Karen.
– Ouvrez le, dit-elle, il faisait partie des objets légués par la châtelaine au Musée après la mort. Il était dans la collection d’objets personnels que le conservateur avait laissés au fond d’un carton quand je l’ai récupéré.
Karen défit le ruban et fit glisser le papier de soie qui recouvrait l’objet. Il s’agissait d’une huile sur toile, représentant deux femmes côte-a-côte qui souriaient. La femme plus âgée avait passé son bras autour des épaules de la plus jeune.
La légende indiquait :
« Lady Barrington et sa fille Karen »
Karen sentit tout son sang refluer au bout de ses orteils, devant ce portrait datant du siècle dernier.
Le visage de la femme la plus âgée était celui de son interlocutrice, et la jeune Karen lui ressemblait traits pour traits.
Elle avait l’impression de se regarder dans un miroir.
Lorsqu’elle releva la tête, elle croisa le regard de la vieille dame qui la regardait fixement, avec une infinie tendresse…
– Fin –