Une image … une histoire: Ressac

Photo M. Christine Grimard

Photo M. Christine Grimard

Trois mois que cette voiture lui avait brisé sa vie.

Et s’il tenait le coup dans ce lit, c’était en pensant à cette dernière photo qu’il avait faite ce matin-là.

La lumière glissait sur l’estran, la marée descendante laissait des rivières de diamants sur le sable. Il était resté trop longtemps à les admirer, les avait photographiées sur toutes les coutures, attrapant les étincelles changeantes avec le vent. Depuis son enfance, il était fasciné par la mer. Une vraie maladie.

Il était partit trop tard pour son rendez-vous, et avait voulu rattraper le temps. Finalement c’est le temps qui l’avait rattrapé. Désormais, son temps était fini.

Après trois semaines de coma profond, il s’était réveillé dans cette chambre toute blanche. Il lui avait fallu plusieurs minutes pour comprendre ce que lui disait ce jeune médecin. Il avait réalisé progressivement, mieux valait ne pas comprendre. Alors, il avait refermé les yeux sur ce cauchemar en se disant qu’il se réveillerait ailleurs, la prochaine fois…

Finalement, il s’était habitué, à la douleur, à l’odeur, aux efforts démesurés pour faire bouger ses doigts, centimètres après centimètres, aux regards des visiteurs, atterrés puis gênés puis résignés. Surtout résignés ! ceux-là, il ne les supportaient pas !

Il ne se résignerait pas ! Jamais ! Il refusait cette fatalité.

Ils avaient dit : Tétraplégie.  Et puis quoi encore !

Pourquoi pas encore pire ?

Pire … que pouvait-il y avoir de pire ?

Depuis, ils entretenaient son corps tous les jours, le nourrissaient, lui souriaient, lui distribuaient des petites pilules de toutes les couleurs. Une pour chacun de ses besoins, une bleue pour le moral, une blanche pour la douleur, une rouge pour le sang, une grise pour les os …

Lui, il aurait voulu être sur cette plage, et sentir ses orteils léchés par le ressac. Encore une fois… Juste une fois …

Lui il aurait voulu…

Il faisait des efforts pour réapprendre à parler. Bientôt, il pourrait demander qu’on lui trouve une pilule verte comme l’océan. Une pilule qui le fera planer jusque là-bas. Une pilule qui l’emportera loin, très loin…

Ce matin, une nouvelle forme blanche est entrée dans sa chambre. Il a d’abord cru que c’était un ange et qu’il avait enfin quitté ce corps trop lourd. Mais, en s’éveillant mieux, il avait compris qu’elle était humaine. Elle avait un sourire d’ange encadré de deux fossettes, qui éclairait un visage lisse parsemé de tâches de son. Mais ce sourire n’était rien à côté de l’éclat de ses yeux, plein de douceur où se reflétait son sourire. Il avait réussi à lui rendre ce sourire, mais était si fasciné par son visage qu’il n’avait pas entendu ses premières paroles.

« Bonjour, vous ne me connaissez pas. Je vais m’occuper de vous désormais. Je suis votre nouvelle kiné. Ne  vous inquiétez pas, nous allons travailler en douceur, jusqu’à ce que vous soyez de nouveau sur pied. »

Il l’avait regardée, d’un air dubitatif. Il aurait tant voulu lui faire plaisir, mais il savait qu’il n’y arriverait pas. il avait fait si peu de progrès en trois mois. Il lui faudrait des années pour arriver à s’asseoir, et encore plus longtemps pour poser un pied par terre. Devant son air navré, elle poursuivit, imperturbable.

« Vous ne me croyez pas capable d’y arriver, n’est-ce-pas ? »

Il hocha la tête, soudain plus triste encore que jamais. Comme par réflexe, il tourna la tête vers sa dernière photo, que sa sœur avait épinglée sur le mur en face de son lit. Elle suivit ce regard et dit:

« Mes collègues m’ont expliqué que vous aviez fait de réels progrès depuis une semaine. Vous êtes en bonne voie. Êtes-vous d’accord pour m’aider ? »

« Comment voulez-vous que je vous aide, cloué au fond de ce lit ? Maugréa-t-il.

Elle sourit et s’approcha de lui pour soutenir son regard.

« Il va falloir m’aider, parce que seule, je n’y arriverai pas, répondit-elle tranquillement. Ma volonté seule sera impuissante, et votre volonté seule ne sera pas plus efficace, mais nos deux volontés alliées parviendront à briser cette fatalité. Êtes-vous d’accord pour essayer ?  »

Elle le fixait, et il sentait dans ses yeux, une force presque inhumaine. Malgré lui il se prit à espérer… Après tout, c’était elle la femme de l’Art, elle devait savoir des choses qu’il ignorait. Et si elle lui faisait confiance, il pouvait bien essayer …

Il jeta à coup d’œil à sa photo, hocha de nouveau la tête, et lui jeta faiblement :

« Essayons »…

Elle sourit, triomphante, commença à relever le dossier de son lit et répondit:

« Bien! Alors, on va y arriver, puisqu’on le veut tous les deux. On s’en donnera les moyens et dans quelques mois, je vous promets que vous sentirez de nouveau l’écume de ces vagues vous lécher les orteils … »

Malgré lui, sa tranquille assurance, commençait à s’insinuer dans ses veines, et il eut envie de lui faire plaisir. Dans un élan, il pesa de toutes ses forces sur son pied et se concentra sur son gros orteil. Il était lourd et froid, pris dans un bloc de béton. Il allait renoncer de nouveau quand il le vit bouger imperceptiblement. En y mettant toute sa volonté, il parvint à lui faire parcourir quelques millimètres, sans savoir comment.

Il l’entendit qui disait:  » Eh bien, voilà, il suffisait de demander… »

Il leva les yeux vers elle, émerveillé de son propre exploit, n’osant pas y croire. Elle souriait de plus belle, même si son regard s’était soudain rempli de larmes. Il remarqua que ses lèvres tremblaient et il ajouta:

« Je vous promets que je vous aiderai… »

 

6 réflexions sur “Une image … une histoire: Ressac

  1. Dans une vie tout peut basculer et rebasculer à nouveau; le sens de l’épreuve est bien rendu; texte plein d’espoir…Savez- vous que, en lisant, mon « cerveau » a lu  » nos deux volontés …ailées… parviendront à briser cette fatalité »! Incroyable, non?

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    • Merci cher Patrick de m’avoir lue ce matin et si bien comprise. Je le sais bien et essaie de le mettre en pratique chaque jour pour ceux qui en auraient besoin. La force de la bonne volonté conjuguée des humains pourrait changer le monde. Belle journée à vous mon ami !

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  2. La médecine fait des miracles : on comprend pourquoi les églises sont de plus en plus vides (même si certaines manifs de rue font illusion)…

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    • La médecine est en perdition, démantelée peu à peu par la volonté aveugle des autorités qui ne la regardent que par la lorgnette du coût des traitements. Il y a longtemps que l’humain a disparu derrière la rentabilité (comme dans d’autres domaines). Seule la « bonne volonté » de certains soignants pourrait préserver l’avenir des patients, que nous sommes tous, mais ils sont aussi peu à peu broyés par le système.

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