Confessions Intimes 2: Jack

JACK TIGRE

 

Le soleil se lève sur ma tanière.

Encore un jour, où la vie coulera simplement et sans surprise, comme hier, et comme demain.

Je verrai monter le soleil dans le ciel jusqu’au zénith, et je m’en protègerai sous la ramure. Je n’ai jamais aimé la chaleur écrasante, même si elle est moins forte ici que dans la jungle.

Je mangerai à ma faim, en temps et en heure, des quartiers de porc légèrement faisandés comme je les aime. Ils savent que je préfère le Sanglier, mais ils ne m’en offrent que rarement. Ils pourraient me laisser le chasser moi-même. Je ne sais pas pourquoi ils ne comprennent pas cela. C’est évident que cela me ferai beaucoup de bien de chasser un peu de temps en temps. Cela me rappellerait le bon temps.

Le bon vieux temps …

Celui où, je repérais ma proie au petit matin, lorsqu’il cherchait des racines dans les plantations humaines. Je le débusquais, et je l’attirais dans la plaine, en faisant des cercles autour de lui, de plus en plus étroits. Et quand il sentait mon odeur, sous le vent, il détalait. Je n’avais plus qu’à laisser faire ma pointe de vitesse …

Quel plaisir ! En plus, le stress donnait à la viande, un petit goût de paradis …

Enfin, ce que je dis là, et probablement assez monstrueux, en y réfléchissant. Mais il est bien difficile d’aller contre son instinct. Même quand on a été « civilisé » depuis aussi longtemps que moi.

En fait, je ne me souviens même plus de l’année où je suis arrivé ici.

Nous étions deux, mon frère et moi. Jeunes et farouches. Timides, comme il se doit. Maigres et apeurés. Nous venions d’échapper à ces braconniers qui écument la jungle, à la recherche de nos semblables. Il paraît que notre viande et nos os font des remèdes formidables contre toutes sortes de maladies humaines… Moi, je pensais que leur viande serait savoureuse et bénéfique pour toutes mes envies félines, mais maman m’avait interdit de m’approcher d’eux. Avec le recul, je pense qu’elle avait raison, puisqu’ils ont fini par nous avoir …

Je préfère ne plus y penser !

Les hommes qui m’ont conduit ici, ont dit que c’était pour mon bien. Mon espèce est en voie d’extinction, semble-t-il. Ils nous ont offert le gîte et le couvert, en échange de notre liberté. Il n’y avait plus qu’à laisser couler les jours, accepter de ne plus courir, ou si peu, manger ce qui se présentait, ne pas se révolter contre ces hommes-là. Il faut dire qu’ils étaient plus gentils que les autres. Surtout cette jeune vétérinaire qui prenait soin de nous au début, venant vérifier si tout allait bien pour nous tous les matins. La seule chose que je n’aimais pas, c’est quand elle voulait examiner mes dents.

A-t-on déjà vu un tigre ouvrir la gueule, pour qu’une proie vienne regarder ses dents ? Quand une proie voit les dents d’un tigre, c’est qu’elle est déjà en route pour l’autre monde !

Il ne faut pas que je m’énerve. Ils disent que je suis très doux. Il faut que je garde cette bonne réputation. C’est le gage de ma tranquillité future. Après tout, je suis bien ici. J’ai tout ce qu’il me faut …

Sauf …

C’est de leur faute aussi ! Ils l’ont écrit sur cette pancarte que je vois du matin au soir devant ma tanière :

Tigre de Malaisie (Panthera Tigris Jacksoni)

Prénom : Jack

Habitat sur 66 211 km2 du Nord de la Malaisie au Sud de la Thaïlande

Famille des félidés

Taille : 2.50 m de long   Poids moyen 120 kilos                                           

Régime habituel : sambars, muntjacs, sangliers , saros, ours malais, éléphanteaux

Symbole de courage et de force, le tigre est l’animal national de la Malaisie.

 

Je ne sais pas lire, évidemment, mais à force d’entendre les visiteurs lire cette pancarte à leurs enfants, je la connais par cœur. Je suis un symbole de courage et de force, c’est plutôt flatteur. Quant au « régime habituel », je préfère ne plus y penser …

Si j’étais courageux et fort comme ma réputation le dit, j’aurais pris mon élan et j’aurais sauté par-dessus ce fossé qui me sépare des visiteurs. Pas pour goûter à leur chair, qui est loin de sentir aussi bon que celle des sangliers, non. Mais pour retrouver le chemin de ma liberté. Au lieu de cela, je me laisse vivre, nourrir, soigner, sans me révolter. Le confort vous ramollit n’importe qui.

Il faut dire qu’ils m’ont sauvé la vie, ça je l’ai bien compris.

Il faut dire qu’ils m’ont confié une mission. Très importante. Ils y tiennent beaucoup. Celle de repeupler la terre de mon espèce. Il semble que je suis « en voie de disparition ». Ils m’ont déjà présenté une dizaine de jeunes et jolies tigresses, venues du monde entier, et j’aurais été le dernier des idiots de refuser. On n’est pas des bêtes, tout de même.

Il faut dire que depuis quelques temps, j’ai trouvé un autre intérêt à rester ici. C’est un secret que je peux bien vous confier. Cela me fait du bien d’en parler. Il y a quelques jours, dès l’ouverture du Parc, j’ai vu surgir une drôle de créature armée d’un appareil photo plus gros qu’elle. Elle photographiait tout ce qui était dans son champ de vision, puis elle s’est focalisée sur ma tanière. Son objectif était énorme et je me suis demandé de quoi je devais avoir l’air en très gros plan. Je suis une des vedettes du parc et son attitude était plutôt habituelle pour moi. Cependant, jour après jour, elle est revenue pour me mitrailler sous toutes les coutures et elle en a oublié tous mes congénères. Cet intérêt extraordinaire a fini par m’intriguer, et pour lui faire plaisir je lui ai offert un de mes regards les plus doux et les plus enjôleurs.

Elle a pris son cliché puis l’a regardé dans son écran, puis a relevé la tête tout doucement et m’a regardé fixement au fond des yeux, comme si elle me reconnaissait soudain. C’était un de ces regards qu’on n’oublie pas, un regard bleu, tendre, un peu flou. C’était un de ces regards qui vous change la vie, comme si tout ce que vous aviez vécu auparavant, n’avait jamais existé.         C’était un regard si beau, si puissant pour une créature si petite, si fragile, si douce aussi. C’était le plus beau regard qu’il m’avait été donné de voir jusqu’ici.

Il a été si long le chemin jusqu’à ce regard.

Je crois que finalement, je vais rester…

 

 

 

 

 

 

8 réflexions sur “Confessions Intimes 2: Jack

  1. Ce tigre est plus en sûreté sur le plancher des vaches…

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  2. Comme ça vous va bien de vous prendre pour une (gentille) tigresse! Vrai que nous avons peuplé la terre entière…en dépeuplant le reste! Mais…bon…le tigre sera sauvé!! Et peut-être, nous aussi…

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    • Nous avons tellement réduit l’espace vital des animaux que nous tentons de compenser en préservant tant bien que mal certaines espèces qui ne survivent plus que dans les zoos. Je trouve cela navrant, mais comment revenir en arrière. Il est vrai que j’imagine toujours tant de choses en regardant les yeux des créatures que je rencontre, que cela doit être vraiment maladif …Chacun de nous est une parcelle de la vie de cette terre, et il nous appartient d’accepter de nous remettre à notre place, pour survivre tous ensemble. Merci Patrick d’être venu jusqu’ici !

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    • Je crois qu’il préfèrerais le plancher des sangliers ( plus en rapport avec sa « petite » taille 🙂

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  3. superbe quel talent c’est un plaisir de vous lire sur mon smartphone quelle sensibilité vous avez un grand merci

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  4. […] Je n’avais plus d’inspiration, l’impression de flotter dans le vide, la tête pleine de courants d’air. Retrouver le fil d’une histoire quand on n’en connaît ni l’incipit ni le dénouement, n’est pas chose facile. Parfois, l’or se cache sous le sable, il faut savoir attendre que l’eau rejaillisse pour le voir briller. Mais une rivière à sec ne mène nulle part. Je décidais d’aller dormir, après tout, autant s’occuper sainement, plutôt que de morfondre devant une page blanche. Il ne lui fallut que quelques secondes pour surgir dans la marge en passant par la couture centrale, juste au moment où j’allais refermer le carnet. Je ne vis que son regard, intense et désespéré. Reposant le carnet et le stylo devant moi, je gardai le silence. Il bondit sur le plateau du bureau dont la nuance chêne clair faisait ressortir l’éclat de ses rayures fauves, et s’installa sur un noeud du bois pour me narrer son histoire. Derrière lui, sa queue majestueuse battait l’air, ponctuant nonchalamment ses phrases. Son enfance libre puis sa jeunesse errante et enfin ses années de captivité, qui l’avaient plongé dans une sidération douloureuse où la colère faisait bouillir ses veines, il n’oublia aucun détail. À la fin de son récit, les larmes emplissaient son beau regard. L’une d’elle glissa sur le pelage de son museau et vint s’écraser sur mes doigts, me faisant exploser le cœur. Il se coucha sur la page de gauche, émettant un grognement approbateur lorsque je saisis mon stylo et commença à retranscrire son histoire mot pour mot. À la fin de mon texte, il posa une patte sous le dernier mot, comme s’il voulait y apposer sa signature, croisa une dernière fois mon regard, puis prenant appui sur la ligne rouge de la marge, il disparut derrière le point final. J’eus beau fixer ce point durant plusieurs minutes, espérant le voir ressurgir, il ne revint jamais. Mais en me penchant pour examiner la page à jour frisant sous ma lampe de bureau, il me sembla distinguer une empreinte féline dont les coussinets avaient dessiné un prénom à l’encre sympathique : Jack. […]

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