Le 15 Novembre 2017, la ronde autour des Lettres.
Participant depuis un an à la ronde à la demande de Dominique Autrou, je remercie tous les participants de leur partages amicaux et vous rappelle le principe retranscrit ici depuis le blog de Dominique : «La ronde est un échange périodique bimestriel de blog à blog sous forme de boucle, sur une idée d’Hélène Verdier, le promeneur, quotiriens et Dominique Autrou à l’automne 2012. Le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième, et ainsi de suite. Pour chaque échange, un thème, un simple mot. Prétexte à un travail d’écriture pouvant prendre la forme d’un récit, une fiction, un poème, une page de carnet…»
Selon l’ordre de cette ronde, je publie le texte de Dominique Hasselmann et le mien est publié chez Marie-Noëlle Bertrand.
Merci à eux deux, merci à tous ceux qui font la ronde de septembre, dont le thème est : «Lettres».
La ronde tourne cette fois-ci dans le sens suivant, par ordre du tirage au sort (un clic sur le lien de son blog libère le nom de l’auteur) :
Lettres ou pas lettres
Ces jambages s’incrustaient sur les murs et maintenant sur les gens. Les traces de rouge, de bleu, de jaune, de vert striaient les surfaces urbaines et les piétons peu précautionneux. Il suffisait de sortir dans la rue pour que des tirs de « paint-balls » maculent les passants. Le prétexte invoqué par la Brigade des tireurs à blanc (BDTAB) : « Habituer les habitants des villes aux attentats futurs sans leur faire de mal ».
Le projet, contre lequel les forces de police avaient été mobilisées, mais jusqu’à présent inutilement et sans résultats, avait d’abord envahi la capitale. Les tags qui s’étalaient sur les palissades de chantiers ou sur les murs longeant les voies de chemins de fer ne retenaient plus l’attention de quiconque. Le « street art » était remplacé désormais par le « Dead body art ». Les teinturiers gagnaient soudain beaucoup d’argent, même si les boutiques de capsules de peinture étaient étroitement surveillées.
On écrivait sur les corps des passants : les terrasses de café étaient visées – l’exemple historique du 13 novembre 2015 à Paris demeurait toujours présent dans les mémoires – et les tireurs agissaient depuis des scooters plus aptes que les voitures à déjouer les pièges de la circulation et ses encombrements.
Le préfet de police avait fait rédiger une lettre adressée à tous les Parisiens par la Poste soudain redynamisée. Le paragraphe principal était celui-ci :
« À l’heure grave où des petits malins ont décidé de faire régner un « terrorisme » de mauvais goût, il est indispensable que chacun prenne ses responsabilités. Je vous demande donc de signaler tout comportement suspect, en premier lieu dans votre entourage (famille, amis, connaissances proches ou lointaines) ou dans vos relations (collègues de travail, voisins d’immeubles, commerçants, clients, artisans, employés, fonctionnaires, etc.) qui pourraient participer à ces jeux macabres. Vous enverrez, par la Poste uniquement, pour éviter toute interception, dans le style « hacking » sur Internet, une lettre détaillant les noms et coordonnées des suspects que vous auriez pu détecter.
Une récompense de 10 000 euros sera attribuée pour chaque nom inscrit, une fois prouvée après enquête la véracité de la dénonciation.
Il s’agit d’une entreprise de salut public à laquelle vous aurez contribué et dont l’État saura non seulement vous remercier pécuniairement mais également honorifiquement grâce au nouveau statut donné à l’attribution de la Légion d’honneur. »
Si les lettres commençaient à s’empiler dans les boîtes ad hoc (on avait dû en installer de nouvelles, peintes en rouge, dans les rues alors qu’on était justement en train, comme pour les cabines téléphoniques, de les faire disparaître), c’est parce que tout le monde surveillait tout le monde. L’idée panoptique d’un Bentham, limitée à la prison, avait pris une dimension urbaine et quotidienne. Chacun était devenu lui-même, dans son existence, une caméra de vidéo-surveillance (ou de « vidéo-protection »).
Les citoyens récalcitrants à cette délation généralisée étaient immédiatement couchés sur le papier, et il n’était pas nécessaire, comme sous l’Occupation allemande, de signer les lettres envoyées à la préfecture de police. Les forces de l’ordre préféraient faire chou blanc et obtenir un taux de réussite de 2% plutôt que d’aller cultiver des carottes ailleurs.
Dans cette atmosphère de suspicion généralisée, l’idée même de démocratie ou d’opinions différentes, s’affrontant tranquillement au sein du Parlement, avait régressé puis disparu peu à peu. Le consensus était la version « soft » d’un nouveau totalitarisme. On s’étonnait que des jets de peinture aient produit un tel effet : l’attentat coloré avait pris même plus d’ampleur que les mitraillages, hélas bien réels, que le pays avait connus et subis.
Ainsi, le flot des missives adressées aux autorités grossissait inexorablement, ce qui n’empêchait pourtant pas les actions du BDTAB de se poursuivre. Ce moyen « littéraire » de résistance était-il le mieux adapté à la nouvelle situation ? « Lettres ou pas lettres », c’était la question.
Au sommet de l’État, on envisageait déjà, d’après certains journalistes bien en cour, des mesures plus radicales que même un George Orwell n’aurait sans doute jamais imaginées.
texte et photo : Dominique Hasselmann
et Dominique Hasselmann imbattable pour faire d’un thème une petite fable philoso-politique
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@ brigetoun : « imbattable » me semble légèrement présomptueux (mais merci pour votre lecture) ! 🙂
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Bravo à Dominique Hasselmann pour cet excellent texte.
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@ Domi Amouroux : merci en retour ! 🙂
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Dominique Hasselmann doué aussi pour la science-fiction politique, dans la ligne d’un Aldous Huxley ou d’un Georges Orwell, le sourire de son humour, et la dimension artistique, en plus.
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@ Alex : cette filiation est sans doute controuvée. Comme vous le savez, je ne vois pas à qui vous faites allusion !!! 😉
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Cher DH, je viens d’apprendre le sens du mot controuver, que je ne connaissais pas !
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Chère Alex, j’ai vu sur mon blog (puisque ça remarche) que vous parliez de dictionnaire !… 🙂
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Effectivement, ce matin, les 2 blogs étaient bloqués…l’énervement inhérent – arrêt et rétablissement mystérieux –
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Très belle fable ; pourvu que la marche du monde ne la transforme pas en page d’histoire…
Ce qui rend la rend très probablement utopique est l’évidente difficulté de recruter des policiers qui sachent lire (sachant que chaque policier lecteur doit être accompagné d’un sbire qui surveille « l’intellectuel »)
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@ carnetsparesseux : mais les Universités étant désormais saturées, nombre d’étudiants, déjà pourvus d’un certain « bagage » de connaissances, avaient été recrutés par la police, avec des primes alléchantes. Les intellectuels débusquaient ainsi d’autres « intellectuels »… 😉
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[…] J’ai alors transmis ma propre proposition à Marie-Christine Grimard, qui la publie fort aimablement, et en même temps, sur son blog Promenades en ailleurs. […]
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Des phrases punchlines pour une imagination en Technicolor.
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oui, mystères couleur d’orange, dit-on… 🙂
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@ Godart : j’ignore le format de l’écran (« cinémascope », en exagérant là aussi)… 🙂
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Au niveau de feu Kinopanorama !
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Ce qui est certain : BDTAB a des lettres. La Poste respire. Tout peut arriver, y compris hors de la fiction. Amusant ou inquiétant ? l’avenir le dira.
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@ jpbrx : la fiction se lèche parfois avec envie comme à l’époque des enveloppes non autocollantes et des timbres qui fondaient sous la langue (merci pour votre passage et votre collaboration… lettrée !). 😉
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Nespresso envisage de commercialiser les capsules de couleurs et google offre une boite mail de délation gratuite, comme quoi, la solidarité ça fait chaud au cœur.
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@ à l’envi : des fois, on se dit que c’est « un peu fort de café » – et puis on s’habitue, c’est tout… 🙂
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[…] MC Grimard : MN Bertrand : Guy Deflaux : Dominique Autrou : Hélène Verdier : […]
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