La ronde de mars : Cuisine

Le 15 mars 2017, la ronde

Participant pour la seconde fois à la ronde à la demande de Dominique Autrou,  je remercie tous les participants de leur accueil chaleureux et vous rappelle le principe retranscris ci-dessous depuis le blog de Dominique:

«La ronde est un échange périodique bimestriel de blog à blog sous forme de boucle, sur une idée d’Hélène Verdierle promeneurquotiriens et Dominique Autrou à l’automne 2012. Le premier écrit chez le deuxième, qui écrit chez le troisième, et ainsi de suite.

Pour chaque échange, un thème, un simple mot. Prétexte à un travail d’écriture pouvant prendre la forme d’un récit, une fiction, un poème, une page de carnet…»

J’ai le grand plaisir d’accueillir Dominique Hasselmann (auteur du blog Métronomiques) et mon texte est publié chez Jean-Pierre (auteur du blog « Voir et le dire, mais comment ? »

Merci à eux deux, merci à tous ceux qui font la ronde, dont le thème du mois est « Cuisine » au sens large avec pour incipit : « Ils vont où, les oiseaux ».

La ronde tourne cette fois-ci dans le sens suivant, par ordre du tirage au sort (un clic sur le lien de son blog libère le nom de l’auteur) :

Bonne lecture à tous au fil de la ronde !
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Une histoire d’ortolans

Ils vont où, les oiseaux, quand ils ne veulent pas mourir ? Cette question, il se la posait régulièrement tous les matins quand il ouvrait la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le grand jardin aux arbres noirs et effeuillés. Il entendait le chant d’un merle, puis celui d’un rossignol. Il s’abstenait à ce moment-là d’écouter la radio (même France Musique), la mélodie parfois en forme de morse, avec ses trilles et ses pointillés, lui suffisait à dévoiler le jour.

Le ciel se chargeait de nuages rapides, qui prenaient son espace pour une piste de course, bleue d’abord, la plupart du temps, puis souvent rose le soir. Dans la journée, les oiseaux exploraient sans doute de nouveaux territoires, d’insaisissables refuges, d’inattendus vertiges avant de revenir se nicher dans les petites maisons en bois que le propriétaire avait mises à leur disposition : des ruches en réduction mais qui ne produisaient pas de miel. Il aurait fallu pour cela qu’il s’équipât d’une combinaison et d’un masque professionnels.

Après s’être laissé bercer par le chant matinal d’espèces souvent changeantes – parfois un corbeau jouait le chef de chœur – il refermait la fenêtre et se dirigeait vers son bureau. Il aimait la solitude dans ce pavillon assez isolé des autres maisons, il appréciait aussi la véranda qui offrait la perspective sur le jardin et où l’on pouvait déjeuner ou dîner quand il recevait ses invités triés sur le volet.

Selon un rituel bien établi (un ancien président de la République en fut, un peu malgré lui, le héros d’un livre), il préparait alors lui-même, une fois par an, dans sa cuisine couleur blanc cassé, des ortolans, ces petits oiseaux qu’il faisait venir spécialement des Landes par les airs (mais en caisses). Il riait toujours quand il retrouvait son livre sur le « Bruant ortolan » car il pensait invariablement au chanteur de la Belle époque qui se prénommait Aristide.

Revêtus d’un linge blanc sur la tête, ses hôtes, cet unique jour-là, dégustaient les petites bêtes capturées peut-être aux alentours de Latché, engraissées à point, et, une fois tuées, qui devaient être trempées dans un bain d’Armagnac. Sa cuisine devenait alors un véritable atelier gastronomique, il faisait cuire et rôtir ces volatiles avec précision et attention. Un doux fumet s’élevait de la cocotte où leurs ailes se ratatinaient et où leur tête abasourdie virait au marron foncé.

Du vin rouge accompagnait ensuite l’orgie délicate, servie sur une nappe immaculée. Même s’il s’agissait d’une espèce protégée car en voie de disparition, les ortolans servaient encore à ces plaisirs rares et coupables puisque leur chasse et leur consommation étaient interdites par la loi. La serviette sur la tête des convives était destinée à conserver pour soi toutes les odeurs dégagées par l’animal présenté dans l’assiette de porcelaine ornée de quelques fleurs.

Le paradoxe, pour cet amateur de musique et spécialiste du chant des oiseaux qu’il avait su introduire dans ses œuvres, tenait dans le fait qu’il mangeait, qu’il dévorait (tel l’ogre d’un conte pour enfants) ce qu’il adorait : l’oiseau libre, son vol planant, son chant ensorcelant et répétitif, ses amours furtives, ses petits nids avec leurs oisillons. Comme si cette beauté légère devait pénétrer en chacun des gourmets autrement que par les oreilles et par les yeux.

Olivier Messiaen avait toujours aimé les oiseaux, il les enregistrait et en avait même établi un Catalogue musical (il appréciai aussi La Fauvette du jardin). Il avait réussi à les emprisonner dans les portées de ses partitions – d’autres fils téléphoniques où ils étaient déposés avec soin : ils prenaient alors allègrement leur envol en concert. Logiquement, sa deuxième épouse, pianiste, s’appelait Yvonne Loriod.

 

(Le Caire, 7.3.16.)

texte et photo : Dominique Hasselmann

18 réflexions sur “La ronde de mars : Cuisine

  1. Un rituel qui interroge. Peut-être vais-je prendre des notes pour ne pas perdre le fil de ma partition méditative…

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  2. […] Et ma contribution est accueillie fort aimablement par Marie-Christine Grimard sur son blog intitulé Promenades en ailleurs. […]

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  3. Quelle douce musique que la cuisson des cannelés. C’est le coeur de la maison qui est touché.

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  4. je connaissais bien entendu la fraternité de l’avignonnais Olivier Messiaen avec les oiseaux, je savais qu’il était leur merveilleux interprète et d’avantage, j’ignorais qu’il avait la passion des ortolans jusqu’à les engloutir

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  5. Une histoire d’ortolans et une histoire de cannelés : deux textes qui ressemblent à leurs auteurs et qui font plaisir à lire, de bon matin, dans la cuisine…

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  6. Merci à Dominique Hasselmann pour le choix de son menu, partagé ici, et merci à tous les participants de la ronde pour cet agréable repas !

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  7. De l’admiration pour la subtilité d’un génie, à l’horreur et au dégoût pour sa crapulerie !
    Superposition d’Olivier Messiaen et de François Mitterand…l’extase des chants d’oiseaux, la « cuisine » artistique pour retranscrire leur musique, et l’extase sordide du rituel de la dégustation de ce « plat de roi »… Les grands hommes ont aussi leurs défauts !
    Aujourd’hui, en voyant le cynisme des grands – à quelle sauce allons-nous être mangés – tout prochainement ?

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  8. Dommage que ce soit une fiction, tant l’eau et les vins viennent à la bouche, les mets se succèdent, délicats, soutenus par les harmonies ornithologiques de Messiaen. Combien d’étoiles ?

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  9. @ Alex : si vous voulez tout savoir sur les ortolans et leurs quelques amateurs (il faut rajouter Alain Juppé), il vous suffit de vous reporter à cette fiche Wiki ; maintenant la destination des oiseaux migrateurs (à moins qu’ils ne soit bagués, donc comme munis d’un code-barre) est connue, en principe, des spécialistes. 🙂

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  10. […] / chez  Jean-Pierre (Voir et le dire, mais comment ?)  chez  Franck (à l’envi)  / chez Marie-Christine (Promenades en Ailleurs) / chez Guy … Bonne lecture à tous au fil de la ronde ! […]

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