Underground 6 : L’histoire d’Alice

Sous la surface des choses se cachent parfois d’autres choses.

Dans cette série, je vous propose de  laisser votre imagination vous montrer ces choses qui vivent derrière les choses.

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retro

Photo M.Christine Grimard

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Alice émerge de son rêve, tremblante, en sueurs.

Un cauchemar comme elle en a rarement fait. Ce rêve l’a totalement déstabilisée, elle ne sait plus où elle en est !

Il est vrai que ce sommeil n’avait rien de naturel. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se faire opérer. Après tout, ses dents de sagesse ne la gênaient pas le moins du monde. Elle n’aurait pas dû écouter son dentiste. Pourquoi avoir des anesthésies inutiles ? Surtout avec sa nature fragile ! Elle ne supporte pas le milieu médical et tout ce qui va avec, les odeurs aseptisées, les couleurs blafardes des locaux, la douleur. Enfin, elle reconnaît qu’aujourd’hui, elle n’a pas eu mal tant ils l’ont assommée avec leurs drogues.

Elle émerge doucement, nauséeuse. Couchée sur le dos, elle examine le plafond. Elle pourrait en détailler chaque grain. Elle remarque un carreau qui est plus gris que les autres, ils ont dû le changer après coup. Elle se demande pourquoi il y a des carreaux de céramique au plafond. C’est bizarre, elle n’a jamais vu ça auparavant. C’est peut-être pour l’hygiène. Elle secoue la tête pour se réveiller un peu mieux et chasser le vertige qui lui enserre les tempes. Elle a l’impression de flotter entre deux eaux, finalement ce n’est pas si désagréable…

Puis elle réalise ! Elle flotte réellement, le dos collé au plafond et ces carreaux dont elle voit chaque détail, sont sur le sol ! Prise de panique, il lui semble qu’elle va s’écraser lourdement et se briser les os. Elle voudrait crier mais ne peut pas. Elle tombe, le cœur au bord des lèvres, mais elle s’arrête à deux millimètres du sol et elle remonte vers le plafond aussi vite.

Elle en a assez ! Elle veux que ça cesse, immédiatement ! Elle a toujours détesté les montagnes russes et les manèges. Assez !

A peine a-t-elle pensé ses mots, qu’elle est exaucée. Elle se retrouve clouée sur un lit au milieu de la pièce, bardée d’électrodes, les bras percés d’aiguilles, cernée de potences de perfusions. Elle a dû détraquer les machines avec son petit vol plané. Tous les voyants passent au rouge et l’alarme lui déchire les tympans. Elle fronce les sourcils et se crispe. C’est encore pire que les montagnes russes. Le bruit va lui faire exploser le cœur ou éclater la tête.

Une armée de blouses blanches se précipite sur elle. Elle ne veut pas les voir et se réfugie dans son rêve. Même s’il était désagréable, elle s’y sentait mieux qu’au milieu de toute cette folie. Elle se retrouve dans la même histoire à l’instant où elle l’a quittée pour aller flotter sous le plafond, comme dans un film que l’on passerait en boucle.

Elle est assise sur le siège arrière d’un énorme taxi gris métallisé. C’est un mini-bus qui pourrait transporter cinq passagers où elle est seule avec le chauffeur. Dehors, le ciel est magnifique, hésitant entre bleu et feu. Le coucher du soleil se profile à l’horizon. C’est la fin d’une belle journée. Du chauffeur, elle n’aperçoit que les épaules massives vêtues de noir et la tête carrée aux cheveux ras taillés en brosse. Il roule très vite, sans dire un mot. Elle n’ose pas lui dire de ralentir, il a l’air d’une brute. Il file au milieu de la circulation dense de la fin d’après-midi, frôlant les trottoirs et les autres voitures, s’arrêtant à quelques centimètres des pare-chocs. Elle déteste ce genre de conduite brutale mais n’ose piper mot. Elle sent le danger, mais ne peut rien faire pour l’éviter. Elle voit les immeubles défiler de plus en plus vite, puis les pavillons de banlieue, puis les jardinets aux arbres sombres dénudés. Elle les voit s’éloigner dans le rétroviseur comme des fantômes décharnés aux doigts crochus. La menace se précise. Elle ne sait laquelle, mais elle sait qu’elle se rapproche. Le moteur vrombit.

Ils roulent sur une route à quatre voies. Le taxi est sur la file de gauche doublant un bus scolaire plein d’enfants chahuteurs. Elle les devine qui chantent s’accompagnant des grands gestes des bras. Le feu passe à l’orange, le bus ralentit puis marque l’arrêt. Le taxi tente de freiner mais se ravise aussitôt, estimant que sa vitesse excessive ne lui permettra pas de s’arrêter à temps. Il accélère brutalement faisant bondir le véhicule et crisser les pneus. Le feu est au rouge.

Une jeune mère s’engage sur le passage clouté poussant devant elle un landau. Elle traverse devant le bus arrêté au feu et ne voit pas le taxi fou lancé à toute vitesse. Elle avance confiante en souriant à son bébé.

Alice hurle, mais rien n’arrête l’horreur. Elle entend le bruit des freins qui rugissent puis celui d’une explosion et aperçoit dans un éclair le landau qui vole au dessus du capot de la voiture. Elle ferme les yeux alors que son corps décolle pour traverser le pare-brise. Elle sent sa tête éclater et se retrouve dans l’obscurité totale.

C’est le grand silence. La nuit.

Reposant. Apaisant. Enfin, elle a la paix.

Elle n’a pas froid. Elle est légère. Plus rien ne peut lui arriver…

*

– Mademoiselle, mademoiselle, réveillez-vous. Réveillez-vous, serrez-moi la main !

– Arrêtez de me broyer la main de cette manière, répond Alice. Vous me faites mal.

– Ça y est, elle revient, dit la jeune femme soulagée. Eh bien, on peut dire que vous nous avez fait une belle peur !

– De quoi parlez-vous ? Demande Alice à l’infirmière penchée au-dessus de son visage.

– Disons que vous avez eu un réveil difficile, répond laconiquement la jeune femme. Mais tout va bien maintenant, je vais pouvoir arrêter le monitoring.

Elle commence à retirer toutes les électrodes et clampe les perfusions. Quelques minutes plus tard, Alice est libre de ses mouvements. Elle s’assied au bord du lit lorsque l’infirmière lui en donne la permission. Un léger vertige la reprend, beaucoup moins fort que le précédent. Elle garde en mémoire les cauchemars qui ont occupé sa journée mais n’ose en parler. Elle est probablement la seule personne à avoir aussi mal réagi aux drogues de l’anesthésie. Elle a dû leur causer des soucis, elle ne va pas en rajouter. Elle se lève en tanguant et va jusqu’aux toilettes. Elle passe un peu d’eau froide sur ses tempes et se sent tout à fait remise. Elle récupère ses affaires et l’infirmière lui indique la salle d’attente où elle pourra se reposer un peu en attendant que l’on vienne la chercher pour la ramener chez elle.

Elle s’assied lourdement sur les sièges de bois et malgré leur manque de confort, se rendort. Elle ne sait combien de temps s’est écoulé lorsque la secrétaire de l’étage lui indique que son taxi l’attend. Elle se lève et la suit jusqu’à la porte du service, la salue et passe les portes battantes.

Un homme l’attend devant le perron. Il est massif, vêtu de noir, les cheveux taillés en brosse, le regard dur. Alice se crispe mais le suit. Il prend sa valise et la pose sur le siège arrière où elle prend place. Il claque la portière, s’installe au volant puis démarre en trombe. Il conduit durement, secouant Alice à chaque virage.

  • C’est une brute, songe-t-elle.

Les rues défilent de plus en plus vite. Alice se sent mal, elle tente une parole :

  • Ralentissez s’il vous plaît, ou je vais être malade. J’ai eu une anesthésie aujourd’hui. Si vous ne voulez pas que je salisse vos sièges…
  • Ok, répond l’homme d’une voix sèche ;
  • Sympa, pense Alice.

Dans le rétroviseur, elle voit défiler les arbres de la banlieue. Impression de déjà-vu désagréable. Vivement qu’elle arrive chez elle. Elle n’a qu’une envie, celle de se coucher et de dormir. Elle n’est pas près d’accepter qu’on la charcute de nouveau !

Devant le taxi, un bus scolaire s’arrête. Les collégiens chantent à tue-tête la dernière chanson à la mode en balançant leurs bras au-dessus de leurs têtes. Alice retient son souffle. Sur le trottoir, une jeune mère pousse un landau bleu.

Le taxi met son clignotant pour doubler le bus. Alice Hurle :

  • Arrêtez-vous tout de suite ici. Je vais vomir ! Vite !

L’homme se retourne, le regard affolé, il détaille le visage d’Alice, sa pâleur, ses pupilles dilatées l’effrayent.

Il ralentit, reste derrière le bus et s’arrête au bord du trottoir. Alice ouvre la portière et sort. Elle voit le feu passer à l’orange. Le bus s’arrête. La jeune mère caresse le visage de son enfant qui lui répond en babillant. Elle s’engage pour traverser devant le bus, poussant le landau devant elle. Un souffle de vent frais balaye le visage d’Alice, séchant les larmes qui coulent sur sa joue. L’émotion lui coupe les jambes. La jeune mère finit de traverser la route, sur le trottoir d’en face le père de l’enfant leur fait signe. Ils échangent un baiser et poursuivent leur route.

Alice éclate en sanglots et se rassied dans le taxi. Elle tremble de tous ses membres. L’homme la regarde interdit. Elle essuie ses larmes et lui fait signe de démarrer.

  • Allons-y dit -elle, et calmement s’il vous plaît. J’ai eu assez d’émotions pour aujourd’hui.
  • Oui, on dirait ! dit l’homme entre ses dents.
  • Vous ne savez pas à quel point, parfois il suffit d’un détail pour que la vie bascule, cher monsieur. Croyez-moi ! réplique Alice.

L’homme démarre doucement. Il ne sait pas pourquoi mais il sent que la jeune femme a raison. Il ne faut pas qu’il la secoue, elle a eu une dure journée. Il regarde le jeune couple qui pousse un landau bleu sur le trottoir de gauche et reconnaît son fils et sa compagne. Il les salue d’un léger coup de klaxon. Ils lui répondent d’un signe de main. Il sourit. Dimanche, ils viendront manger à la maison avec leur petit bébé. Cet enfant, c’est son petit trésor. Il y tient comme à la prunelle de ses yeux. Il l’emmènera à la pêche avec lui dès qu’il aura l’âge et il lui apprendra le nom des étoiles. Avoir un petit-fils est la plus belle chose qui lui soit arrivé dans sa vie. Il rentrera après cette dernière course et les appellera.

Ils sont arrivés devant la maison d’Alice. Il croise son regard dans le rétroviseur et lui explique que ce petit dans le landau est son petit-fils et qu’il en est fier. La jeune femme pâlit, hoche la tête et lui dit :

  • Prenez bien soin de lui, et de vous aussi. Il a besoin de son grand-père pour bien grandir. Il faudra faire attention à vous sur la route, votre métier est dangereux. Il faudrait qu’il ait le temps de profiter de vous.
  • Ce sera le cas, répond l’homme d’un ton soudain adouci. Ce soir, avec vous, je faisais ma dernière course. Je prends ma retraite demain. J’aurai tout le temps de m’occuper de lui.
  • J’en suis ravie pour vous deux, répond Alice en sortant de la voiture. C’est la meilleure nouvelle de ma journée. Je vous souhaite d’en profiter pleinement et de passer de beaux moments avec votre petit-fils. Bonsoir monsieur et merci pour la course, rentrez bien.

L’homme répond par un sourire et un signe de la main et démarre. Le taxi s’inserre prudemment dans la circulation. Alice le regarde s’éloigner. Elle respire à nouveau, la sensation de menace qu’elle avait sur le cœur depuis ce matin, s’est brusquement éloignée. L’air est doux ce soir. Elle pousse la grille et entre dans le jardin. Finalement c’était une belle journée.

Une de celles que l’on oublie pas…

                                                                  Texte et Photo M.Christine Grimard

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18 réflexions sur “Underground 6 : L’histoire d’Alice

  1. La mémoire est une sorte de rétroviseur (une jolie photo, parfois sépia) : un flash-back et elle se trouve bien orientée…

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  2. Waouh, superbe texte, on vit littéralement l’histoire, j’aime beaucoup la description des ressentis et impressions d’Alice…Bonne journée.

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  3. Joli conte, Marie-Christine m’entraîne et me possède à chaque fois ! J’ai vraiment cru qu’Alice avait le don de lévitation – d’autant que nous parlions hier entre amis de Sainte Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel, qui entrait en lévitation pendant ses prières – mais qui avait interdit la lévitation à ses jeunes recrues. (Mémoires de Sainte Thérèse d’Avila).
    Sans doute encore au XVIème siècle, les pouvoirs surnaturels étaient-il encore monnaie courante…

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  4. Vous êtes vraiment très douée. Merci pour ce moment.

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  5. Un texte que j’apprécie beaucoup et belle photo..Bon dimanche

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  6. L’usage (que vous faites assez souvent) du rétroviseur en dit long sur la façon d’appréhender les apparences et le monde réel…et si tout cela in fine ne formait qu’un seul tout, une entièreté de laquelle nous n’avons pas (encore? ou plus tard?) conscience…! Il en va de même pour quantités de croyances ; parcourant le monde on se demande qui a « raison » dans quelle croyance…personne sans doute car nous ne savons en fait rien sur rien ou pas grand chose…Ne sommes-nous pas nous-mêmes le rêve ( ou la tentative de rêve) de quelque chose qui nous dépasse…Je pense à une sorte de laboratoire suspendu dans l’espace…très loin de tout pour nous « isoler » de tout risque pour « autre chose »… Il serait étonnant que nous soyons seuls dans l’Univers tout au bord d’une galaxie parmi des milliers ou des milliards d’autres…Tout cela a probablement une intelligente finalité et ce que nous appelons « rêve » fait peut-être partie de cela…Tous nos mystères ne seront pas résolus…! Mais c’est beau le mystère parce que cela ouvre d’infinies perspectives…

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    • Grand merci Patrick pour ces réflexions et interrogations. Chacun a ses propres croyances, et ses convictions mûries de son vécu ou de son intuition. Je ne peux apporter que mes propres réponses à travers ces petits textes. Mais d’autres ont témoigné de leur expérience et j’aime écouter le point de vue de tous, pour fb nourrir mes histoires. J’aime le mystère et le fait que la vie nous étonne souvent !

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  7. Chris c’est comment l’autre côté du miroir?

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