Underground 5 : L’histoire de Louise

Sous la surface des choses se cachent parfois d’autres choses.

Dans cette série, je vous propose de fermer les yeux et de laisser votre imagination vous montrer ces choses qui vivent derrière les choses.

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gordes

Photo M.Christine Grimard

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Louise déambule dans ce village touristique depuis plus de deux heures. Le soleil de mai commence à être haut, cependant, l’étroitesse des ruelles protège depuis mille ans les passants inconscients du danger à s’exposer à ses rayons. Elle ne craint pas grand-chose de ce côté-là, tenant de ses ancêtres une peau mate qui brunit dès les premiers jours du printemps. Sa mère lui a toujours dit qu’ils avaient des ascendances bohémiennes, et que ses yeux verts lui ont été donnés par une lointaine ancêtre aussi belle que la Reine de Saba. En l’évoquant le souvenir du regard pétillant de sa mère, Louise sourit. Elle adorait lorsqu’elle lui contait les légendes familiales. C’était la mémoire de la famille et tant de choses ont disparu avec elle…

A sa mort, Louise a eu envie de changer de vie. Elle a tout laissé derrière elle, l’héritage et les petites cuillères en argent pour son frère tellement attaché aux biens de ce monde, le linge de famille et les meubles pour sa sœur aînée collectionneuse au sens obsessionnel du terme. Elle n’a conservé que les lettres et les photos des anciens dans un coffre de voyage en cuir, qu’elle n’ouvrira pas avant que le chagrin ne soit atténué.

Elle est arrivée dans ce village médiéval depuis quelques semaines et curieusement, elle s’y est tout de suite sentie chez elle. Il n’a pas été difficile de trouver du travail dans un tel lieu où les besoins en main d’œuvre sont toujours insatisfaits pendant la saison touristique. Elle était prête à accepter n’importe quoi pour changer d’air et finalement ce travail de femme de chambre lui laisse pas mal de temps libre. Elle est nourrie et logée au cœur du village dans les combles du palace où elle travaille, et même si les horaires sont harassants, elle a le temps de parcourir les ruelles médiévales tous les jours. Bien qu’elle ne soit jamais venue dans cette région auparavant, il lui semble connaître chaque pierre. C’est une impression déconcertante et rassurante à la fois.

Aujourd’hui, elle explore une nouvelle partie du village. Les ruelles sont fortement pentues, serpentant jusqu’au fond de la combe où les eaux de ruissellement alimentent un ancien lavoir. Le soleil ne pénètre ici qu’au zénith de l’été. Les pavés sont un peu glissants, recouverts de mousse. Elle progresse avec précaution, les yeux rivés sur le bout de ses pieds. Les maisons se serrent les unes contre les autres, aucun véhicule ne peut emprunter ces passages étroits. On est tranquille pour se promener, pense Louise. La ruelle débouche sur une placette inondée de soleil. Un petit banc de pierre est posé à côté d’un cyprès, Louise s’y installe pour profiter un instant du soleil. En face d’elle, une maison de maître emplit tout l’espace. Les fenêtres cintrées aux persiennes de bois peint assorti au ciel provençal, occupent la façade en pierres de taille. Au centre de chaque volet on a installé une petite trappe métallique coulissante. Louise sourit, elle sait ce que les trappes dissimulent et regrette qu’on ne les ait pas laissées ouvertes. Elle s’approche de la persienne de la fenêtre du rez de chaussée et pose la main sur la trappe pour la faire coulisser. Sans qu’elle ne sache pourquoi, il est essentiel qu’elle l’ouvre. Mais la trappe résiste, collée par la peinture. Louis fronce les sourcils et soupire.

  • C’est du travail de cochon, laisse-t-elle échapper.

La fenêtre est aussi dans un état pitoyable. Des moustiquaires ont été clouées sur les carreaux, à moitié délavées par le temps, piquetées de moisissures, elles donnent à l’ensemble un air d’abandon. Les montants de bois sont vermoulus, les points de rouille ressortant sur la peinture posée à la vas-vite. Les vitraux à l’ancienne composés de multiples carrés de verre coloré maintenus par des joints de plomb, font triste mine. Louise s’en désole. Certains carreaux sont prêts à se détacher de l’ensemble retenus seulement par la moustiquaire devenue si fine qu’elle ne tiendra plus longtemps. Elle hoche la tête tristement, se demandant pourquoi ce spectacle de désolation l’attriste à ce point. Gênée par sa myopie, elle s’approche, la tête à quelques centimètres du carreau en bougonnant malgré elle :

  • Comment peut-on laisser une telle maison à l’abandon, comme ça. C’est honteux !

En prononçant ces mots, elle aperçoit un regard noir qui la fixe à travers les carreaux et se recule brusquement, saisie d’effroi.

Une femme âgée ouvre le battant de la fenêtre et lui répond d’un ton peu amène :

  • Vous semblez avoir des idées à proposer pour entretenir cette maison. Venez me les détailler. Vous pouvez entrer et visiter, l’entrée est libre et si vous nous laissez votre obole, cela nous aidera à l’entretenir !

Elle regarde Louise durement. Son ton autoritaire est insupportable. La réprobation se lit sur son visage mais Louise est décidée à ne pas se laisser faire. Elle pointe le doigt vers le volet de gauche et ajoute, agacée :

  • Mais regardez ce travail ! On ne voit même plus le cœur, celui qui a peint les volets en bleu, a collé la trappe. A quoi ça sert si on ne peut plus laisser entrer la lumière. Il est vrai que vu l’état des carreaux, elle entrera bientôt sans aucun obstacle !

Elle ponctue sa phrase d’une moue et d’un soupir.

La femme redresse la tête et la dévisage.

  • Comment savez-vous qu’il y a un cœur derrière cette trappe ? Elle est coincée depuis si longtemps et les volets sont tellement rouillés qu’on ne peut plus les fermer. Moi-même je n’ai jamais vue cette trappe ouverte.
  • Je ne sais pas, répond Louise, soudain déconcertée. Je crois qu’il y a un cœur derrière cette trappe, mais je n’en sais rien à vrai dire. C’est la première fois que je me promène par ici…

La femme la détaille, s’attarde sur la forme de ses yeux sur l’ovale de son visage. Elle semble intriguée mais garde le silence. Louise baisse les yeux, intimidée.

  • Pardonnez-moi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Je vais remonter vers le village. Faut-il prendre cette ruelle ?
  • Pas si vite, ma belle ! répond la vieille femme avec un accent provençal marqué. J’aimerais comprendre qui vous êtes. Entrez une seconde. Le musée est fermé mais je vous ouvre la porte.

En prononçant ses mots, elle referme brutalement la fenêtre, faisant tomber un des carreaux de verre dans la moustiquaire. L’instant suivant, la porte monumentale s’ouvre en grinçant. La femme descend précipitamment les deux marches et prend Louise par le bras.

  • Venez, il faut que je vous montre quelque chose. Insiste-t-elle en la tirant vers l’entrée.

Louise remarque une plaque en laiton où il est gravé : Musée du Raspaioun.

  • Quel genre de Musée est-ce là ? demande-t-elle à la vieille dame.
  • Un musée des arts provençaux, répond celle-ci, santons habillés ou peints, tissu provençaux et costumes traditionnels, outils, vaisselle, tableaux divers. Mais au fil des ans, on a accumulé toutes sortes d’objets plus ou moins authentiques. Peu importe, les touristes adorent, conclue-t-elle avec un grand sourire où il manque deux dents.
  • Oh, j’aimerais beaucoup le visiter, s’exclame Louise. J’aime les objets provençaux et je possède une belle collection de santons.

Elles entrent dans la pièce principale, relativement sombre, où Louise reconnaît les fenêtres à vitraux qui ont attiré son attention à l’extérieur. Son regard s’attarde sur les boiseries et les poutres apparentes puis descend vers les tommettes, et enfin détaille le mobilier. Les meubles provençaux cirés sont de facture bourgeoise et au centre de la pièce une table a été mise sur une nappe brodée pour la fête.

Louise fait la moue, fait le tour de la table puis s’approche d’une petite table de travail posée contre le mur opposé à l’entrée.

  • Que pensez-vous de l’ambiance que l’on a recréée ici ? Demande la vieille femme. C’est une table dressée pour la fête des vendanges.
  • Je… commence Louise qui s’interrompt aussitôt.
  • Oui ? insiste la femme.
  • Je pense qu’il est bien dommage que cette magnifique maison de famille soit devenue un musée. Je ressens une certaine nostalgie ici, pour ne pas dire une grande tristesse. Je ne sais pas pourquoi mais on dirait que le temps s’est arrêté et que la maison attend quelque chose…
  • Très intéressant… répond la femme. Vous avez une sensibilité étonnante ! S’il est vrai que vous ne connaissiez pas ce village, ajoute-t-elle avec un rictus.
  • Je ne suis jamais venue ici avant aujourd’hui, répond Louise. Cependant, il me semble que j’ai déjà vu cette maison, peut-être dans des livres sur l’histoire de la Provence ou sur des gravures. Je ne sais pas. Il me semble que c’est une erreur d’avoir positionné une table ici. Cette pièce n’est pas une salle à manger mais une pièce de réception. Il aurait mieux valu y présenter des fauteuils et des tables de jeu. Il manque aussi un piano. Ce petit bureau n’est pas à sa place, il devrait être devant cette fenêtre, dit-elle en s’approchant de lui.
  • Remarquable… Dit la vieille femme, en la regardant fixement.
  • La lumière éclairerait ainsi le plateau surtout celle de la fin de l’après-midi qui est si belle, comme un rayon de miel qui tomberait sur le cuir rouge et le transformerait en soie rose, poursuit Louise dans son rêve. Aidez-moi dit-elle à la vieille femme, il n’est pas très lourd, nous allons le remettre à sa place.

Sans attendre la réponse, elle empoigne le plateau du petit bureau et le soulève, fait deux pas et s’arrête, le regard fixe.

  • Mais qu’est-ce que je fais ?
  • Je ne sais pas trop, répond la vieille dame, mais vous semblez y tenir beaucoup. Je vais vous aider. Prenez l’autre bout du bureau et mettons-le devant cette fenêtre. Vous avez raison, on dirait qu’il était fait pour être là.
  • Regardez, les pieds du bureau ont laissé une marque d’usure sur les tomettes à cet endroit précis, montre Louise à la femme. Il s’ajuste parfaitement, ajoute-telle avec un sourire triomphant. Je le savais !
  • Oui, et je me demande bien comment, répond la femme.
  • Je ne sais pas… répond Louise de plus en plus perdue.

Elle caresse de l’index les moulures qui encadrent le plateau de bois. Sur le côté, à moitié effacée, une rose est sculptée dans le bois. Louise la montre à la vieille femme.

  • Avez-vous remarqué cette rose magnifique ?
  • Non, je ne l’avais jamais vue ! S’exclame la femme. Il faut dire qu’elle était invisible dans ce coin sombre.
  • Il me semble que… commence Louise en appuyant sur la corolle de la rose.

Un léger déclic se fait entendre et une petite trappe s’ouvre dans le bois. Louise se penche pour voir ce qu’elle cache et en sort un paquet de Tarots de Lenormand. Les figures jaunies sont encore visibles mais les cartes semblent avoir beaucoup servi. Elle pose le jeu sur la table et en extrait quatre cartes qu’elle dispose en croix, puis recule de deux pas. La femme la regarde, hoche la tête et dit :

  • Je crois qu’il faut que je vous explique en deux mots l’histoire de cette maison, poursuit la femme. Les propriétaires étaient de riches bourgeois, négociants en vins. La famille fut prospère pendant des générations mais le dernier héritier après avoir dilapidé la fortune de la famille, est mort sans descendance. C’est ainsi que la maison a été récupérée par la commune. On dit qu’il a été maudit parce qu’il a refusé d’épouser la fille d’un riche arlésien pour lui préférer une bohémienne des Sainte-Marie rencontrée à la Féria de Nîmes. Il l’a épousée contre l’avis de sa famille et ils n’ont jamais eu d’enfants. Peu à peu tout la communauté les a mis en quarantaine et je ne sais pas vraiment ce qu’il est advenu d’eux. On raconte que tout le gratin du village défilait entre ces murs pour que la Gipsy leur tire des cartes et qu’elle n’avait pas son pareil pour lire l’avenir dans les tarots. Venez, je vais vous montrer ce que l’on a retrouvé dans leur chambre à coucher.

Louise, intriguée par le ton mystérieux de la vieille femme, la suit dans le corridor. Elle frissonne pourtant l’après-midi est encore chaude. Ces maisons anciennes gardent la fraîcheur entre leurs murs trop épais, songe-t-elle, mais le courant d’air qui balaie cette partie de la maison est plutôt désagréable.

Elles pénètrent dans une vaste pièce très sombre. On devine un lit au milieu de la chambre. De lourds rideaux occultent la fenêtre, la vieille femme s’en approche et les ouvre brusquement. La lumière du couchant inonde la pièce.

Sur le mur devant lequel Louise se tient, un miroir en pied ancien au tain inégal est accroché. Son image lui apparaît un peu floue, en contre-jour. Derrière elle, le miroir reflète l’image d’une femme brune qui la regarde. Louise en perd le souffle, cette femme est son double, sa jumelle. Elle pousse un cri et se retourne pour lui faire face. Ce n’est pas une apparition mais un portrait sur le mur, celui d’une femme à la longue chevelure brune, au regard d’émeraudes. C’est un magnifique portrait, on la croirait vivante. Louise s’approche en tremblant. Ce visage sur le mur, c’est le sien.

Elle entend dans le lointain la vieille femme lui dire :

  • Ma petite, vous êtes si pâle !

Louise ne voit plus que ce visage si lumineux qui flotte dans l’obscurité. Il lui semble que le sol l’aspire. Elle n’entend plus qu’un long sifflement qui lui déchire les tempes, et se sent glisser doucement vers l’abîme…

Photo et texte MCh Grimard

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14 réflexions sur “Underground 5 : L’histoire de Louise

  1. Une sensation de déjà vu… une intuition… finalement c’est renversant !
    Joli billet qui appelle une suite…😉

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  2. Même si déjà lu ailleurs, plaisir de retrouver ce texte ici avec son volet mobile…

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  3. Très jolie cette histoire….bon dimanche…bises amicales

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  4. Réminiscence des vies antérieures…
    Ces petites villes millénaires nous font scruter les annales du passé…
    Les cartes de Melle Lenormand peuvent nous y aider…
    Une gitane dans la rue me lit les lignes de la main, où elle glisse un caillou porte-bonheur, avant de la refermer…

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    • Le temps n’est qu’un leurre auquel nous nous accrochons avec notre condition humaine où la vie est si courte, parfois nous n’avons pas le temps d’accomplir notre destin, et peut-être qu’une seconde chance nous est offerte de le faire…

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  5. les lieux et leurs histoires et toutes leurs strates, bonheur de les laisser s’écouler ainsi au fil de l’écriture. Bravo marie christine, belle journée à vous

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    • Les villes anciennes sont construites sur les vestiges de leur passé et parfois certaines strates réapparaissent et se montrent à qui est attentif.
      Merci beaucoup Hué d’aimer mes petites élucubrations et belle journée à vous aussi 😉

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  6. Voyage intérieur, la vie, la mort, en parcourant du regard les vieilles pierres, La bâtisse et les pièces, aux volets bleus, qui sont les témoins sans paroles de tant d’époques.

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  7. Un cœur derrière une trappe, c’est déjà tout un symbole! Les choses cachées sont aussi celles du temps qui, à travers les pierres, les demeures, nous restituent les personnes, nos souvenirs, rend les disparus « présents »; l’ambiance de cette propriété a un côté très « idéal », un peu comme dans un rêve…

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