Une image, une histoire : Les tuiles de Noël (partie 2)

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Franz hausse les épaules et ne jette même pas un regard à la jeune femme qui ouvre l’auvent du chalet voisin du sien. Elle éclaire une à une les ampoules d’ambiance qui mettent en valeur ses santons. Il admire son travail même s’il refuse de le lui dire. Rien ni personne ne le forcera à l’avouer, encore moins à Lina. Les santons ce n’est pas leur culture ! Que viennent faire les traditions provençales en plein cœur de l’Alsace ? Depuis quelques années, les figurines de bazar fabriquées à Taïwan envahissent les marchés de l’avent, il avait même vu dans certains chalets vendre des personnages de Mangas et des robots de l’espace. Au moins, elle ne présente que sa production personnelle de santons d’argile peints. Il trouve que chacune de ses pièces est une œuvre d’art et qu’elle ne les vend pas assez chers, mais il ne lui a jamais dit. Il n’est pas très fier de lui au fond, se disant que son orgueil est mal placé. Il maugrée tout seul dans sa barbe en servant les clients qui font la queue pour son vin chaud. Il jette un coup d’œil de côté et sourit devant la file d’attente qui se forme devant la boutique de Lina. Les enfants surtout sont fascinés par les couleurs des habits et les visages des santons. Il y en a des dizaines, tous différents, ce qui représente des jours de travail. Il l’a souvent admirée lorsqu’elle met la touche finale à leur costume en se servant d’une loupe pour les détails infimes comme les fleurs de lavande microscopiques qui ornent les jupons des dames.

Il est si fier du succès de Lina, si fier de sa fille. Mais il lui en veut toujours d’avoir préféré l’argile à la pâte à sablés. Au fond, c’était presque la même chose, la terre nourrit le blé qui nourrit les hommes. C’est la même histoire qui continue, une histoire de mains qui pétrissent et d’amour du métier.

Cependant, elle n’avait pas à le laisser ici tout seul pour aller apprendre le métier de santonnier là-bas à Aix, auprès de sa sœur qui avait déjà trahi l’Alsace en épousant un provençal. Deux trahisons dans la même famille, cela fait beaucoup ! Il n’aurait jamais dû lui donner le prénom de sa sœur Hélène, ni en faire sa marraine. Elle l’a attirée vers son Sud puis dévoyée pour lui apprendre le métier de son homme. Il aurait tant voulu qu’elle prenne sa succession dans la boutique, sa fille unique, sa Lina. Il l’aurait voulu pâtissière comme lui, et voilà qu’elle est santonnière. Il n’est même pas sûr que ce féminin existe…

Il continue à grommeler tout seul, lorsque la chorale sort sur le parvis de la cathédrale en chantant « Douce nuit ». Les visages s’éclairent immédiatement et les enfants se taisent. Franz, anticlérical comme l’était toute sa lignée paternelle depuis cinq générations, se surprend à frissonner. Depuis le temps, il aurait dû avoir une indigestion de chants de Noël, et pourtant il ne s’en lasse pas. Il a toujours aimé les cantiques de la Nativité. Il n’y a pas de fête sans crèche ni chants traditionnels, il mettra le petit jésus en place dans sa crèche en rentrant ce soir. Son cantique préféré est « Il est né le divin Enfant », mais c’est juste parce que sa mère était croyante. Et puis, avec une fille santonnière, on est bien «obligé» de faire une crèche à la maison !

La messe de minuit terminée, les paroissiens se dispersent pour regagner la chaleur de leurs maisons et partager le repas de Noël avec leurs familles. La foule disparaît en quelques minutes, ne restent que de rares badauds autour des chalets. Il est temps de ranger leurs marchandises et de fermer le chalet jusqu’au lendemain.

  • M’as-tu gardé un peu de vin chaud ? dit une voix chancelante, je vais avoir besoin de me réchauffer, le curé fait des économies de chauffage on dirait !
  • Jeanne, je croyais que tu étais déjà rentrée, répondit Franz, passe par la porte de derrière, tu vas t’asseoir cinq minutes pour boire ton vin bien chaud, ça te reprendra avant de rentrer.
  • Bien aimable, jeune lutin. Je ne dis pas non ! Jamais je n’aurais cru que je serais un jour trop vieille pour la messe de minuit. Cette année, je l’ai trouvée interminable, il faisait un froid de canard dans cette cathédrale. Je me demande si je ne couve pas la grippe.
  • Viens à côté de ma gazinière, il y fait chaud, insiste Franz.
  • En effet, je crois qu’avec un petit bol de vin chaud, ça sera parfait, dit la vieille dame en s’installant. A propos de grippe, je crois que la mère du petit doit l’avoir attrapée. D’habitude elle ne laisse jamais sortir son marmot seul, il faut qu’elle soit clouée au lit pour ne pas l’avoir vu sortir.
  • De quel marmot parles-tu ? Demande Franz commençant à se demander si Jeanne a encore toute sa tête.
  • Le petit blondinet à qui tu as généreusement offert une partie de ton stock avant la messe. Je le connais bien, il habite derrière chez moi avec sa mère, dans l’immeuble insalubre que la mairie à soi-disant réhabilité l’année dernière. En fait de réhabilitation, le toit fuit et les fenêtres ne ferment pas. Ils tombent tous malades les uns après les autres, tout cela parce qu’on leur accorde un loyer au rabais. Tu parles !
  • Ah oui, l’enfant avec son chien, tu crois que sa mère a besoin d’aide ? demande Lina en fermant l’auvent de son chalet. Je pourrais y passer en rentrant si tu me montres où ils habitent.
  • Elle l’élève seule, je n’ai jamais vu d’homme avec eux. Elle semble très courageuse, mais je crois qu’elle survit de petit boulot en petit boulot. Je ne sais pas trop. Parfois j’aimerais avoir encore cinquante ans et pouvoir me mêler de ce qui ne me regarde pas, poursuit Jeanne.
  • Il me semble que c’est ce que tu fais déjà à longueur de temps… murmure Franz avec un sourire
  • Je t’entends, Lutin du diable, je ne suis pas encore sourde ! s’indigne Jeanne.
  • Arrêtez de vous disputer tous les deux, interrompt Lina, c’est grave si ce petit qui doit avoir six ans à peine, s’occupe seul de sa mère malade !
  • A cette heure-ci il doit dormir de toute façon, répond Jeanne. Ton père croit que je perds la tête, mais je suis la seule ici à avoir encore les pieds sur terre. Raccompagne-moi Lina, je te montrerai leur immeuble et demain matin, tu passeras les voir. Tu n’auras qu’à dire que tu viens de ma part, elle me connaît bien, je lui donne parfois un peu de repassage à faire pour arrondir ses fins de mois. Aller, il se fait tard pour mes vieux os, on y va !

Sur ces paroles, la vieille femme se lève d’un bond, attrape le bras de Lina, et l’entraîne avec elle.

On se demande qui soutient l’autre, pense Franz en les regardant s’éloigner dans la ruelle des blancs manteaux. Il entend la voix de la vieille dame résonner sur les calades :

  • Il faut que je te parle un peu de ta grand-mère, ma petite, avant d’avoir tout à fait oublié comment je m’appelle. Il est temps que tu saches un peu les bêtises que nous avons commises ensemble. C’était ma meilleure amie et je lui dois bien cela…

Voilà qui promet, pense Franz, elle va encore mettre des idées saugrenues dans la tête de ma fille qui n’en n’a vraiment pas besoin. Je ferais mieux de les suivre pour savoir où habite ce gosse.

Il se hâte de refermer l’auvent, y accroche le cadenas et s’engage dans la ruelle à leur suite dans la nuit glaciale.

 

–> A suivre <–

 

17 réflexions sur “Une image, une histoire : Les tuiles de Noël (partie 2)

  1. Impatience de connaître la suite…
    Une coutume indienne, d’offrir le repas gratuit à tous les fidèles après la cérémonie au temple. Je crois de même chez les musulmans pour certaines fêtes.
    Dommage que les chrétiens n’en fassent pas autant…
    C’est si triste, après la messe de minuit, de sortir dans le froid et la nuit, sans la moindre collation conviviale, comme boutés hors du paradis…

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    • J’espère que la suite ne vous décevra pas, c’est mon cadeau de Noël aux lecteurs du blog que j’en profite pour remercier de leur présence précieuse pour moi !
      Vous avez raison, un petit concert de chants de Noël avec du vin chaud offert sur le parvis, serait un prolongement de la fraternité de Noël partagée pendant la messe. Dommage que cela n’existe pas…
      Mais les gens seraient tous pressés de rentrer pour les libations du réveillon.

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  2. Cette cathédrale toute colorée ou coloriée est assez incroyable : comme des enluminures du Moyen-Âge.
    Oui, si le vin de messe était chaud (… et partagé), il y aurait peut-être encore plus de fidèles ce soir-là !

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    • J’ai un peu triché, n’étant jamais allée en Alsace pour les fêtes de Noël, j’ai illustré ce billet avec une photo du fronton de la cathédrale saint-jean dans le vieux Lyon, illuminée durant la fête du 8 décembre (fête de la lumière de 2015), par le talent des artistes de la lumière. Mais elles sont de la même époque !

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      • Cela m’a fait penser à la cathédrale de Reims avec son magnifique « ange au sourire » qu’on illumine parfois en couleurs pour la montrer comme au Moyen-âge…
        Les santons (qu’on trouve, en effet, de plus en plus rarement) ont quelque chose de magique…Les chalets sont surtout « inondés » de nourritures et de boissons en tout genre…l’artisanat se perd un peu…mais…comme tout est cyclique…cela reviendra…Même les crèches, parait-il, posent problème en certains lieux… Bientôt un carnet de contes??…

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        • 🙂
          J’en parlais justement dans ma réponse précédente !
          Les santons sont une merveille du patrimoine provençal, j’ai une passion pour leur diversité et leur personnalité. Malheureusement les « vrais santoniers  » sont rares et les chalets ne présentent que des pales copies en plastique ou autres bibelots sans rapport avec Noël !
          Les crèches font partie du patrimoine également bien que certains y voient des « signes extérieurs de religion » à bannir…
          Cette intolérance m’étonne toujours comme s’il était essentiel d’oublier notre passé pour s’en inventer un autre. Le passé ne peut s’effacer, n’en déplaisent à ceux qui veulent changer l’avenir…

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        • @patrick : j’ai un petit recueil de contes qui commence à être assez étoffé, mais il faudrait que je trouve un éditeur que ça intéresse 🙂

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  3. Les façades des cathédrales étaient peintes, à l’origine, comme les temples grecs.
    Ce que j’essaie d’imaginer, lorsque je vois un temple indien ou japonais.

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  4. C’est un bel écrit, j’apprécie beaucoup. Les enfants sont toujours émerveillés devant

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  5. Ça sent le conte de Noël à plein nez, mais on se laisse toujours prendre à ce genre littéraire, surtout si il est bien écrit. Maintenant j’attends la suite… quel secret cache la vieille dame ? Quel calvaire subit la jeune mère qui élève seule son fils de 6 ans ?

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    • Les contes de Noël prennent pied dans la vie quotidienne. Les personnages sont nos semblables. C’est mon cadeau pour ceux ou aiment lire ce genre d’histoire sans prétention, que je prends plaisir à écrire, précisément parce qu’elles sont le reflet de la réalité. Bien sûr, derrière la réalité, on peut toujours trouver quelques détails qui permettent de la vivre plus agréablement…
      J’espère que vous aimerez la suite.

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