Confessions intimes 24 : Quasimodo

Quasimodo

Photo M. Christine Grimard

 

Je ne sais pas si je parviendrai un jour en haut de cette dune.

Quelque chose me retient sur cette pente et je ne sais pas quoi. Chaque nuit, j’essaye de faire avancer mon pied droit au prix de mille contorsions et chaque matin je m’endors, épuisé, sans avoir bougé d’un pouce.

Je ne sais pas pourquoi je suis resté pétrifié ici. Nous étions une dizaine et puis au matin, je me suis réveillé seul. Il faut dire que la nuit précédente, je n’avais pas beaucoup dormi. L’orage avait déchiré le ciel jusqu’au petit matin. Tous les oiseaux étaient partis. Tous mes frères, aussi !

Cette nuit-là restera gravée dans ma mémoire à jamais. Mes frères étaient très grands et très forts pourtant. A côté d’eux, je n’étais qu’un fétu de paille. Ce sont eux qui ont été emportés par la tempête, arrachés à la falaise en quelques minutes. Je me suis recroquevillé sur moi-même quand la foudre est tombée à quelques centimètres de moi. Quelques-unes de mes branches ont pris feu. Ce fut la pire nuit de ma vie. Je n’ai jamais eu aussi peur de disparaître en fumée, mais la pluie a redoublé de violence juste à l’instant où ma chevelure allait s’embraser et tout s’est éteint. J’ai remercié le ciel de m’avoir épargné, mais depuis cette nuit d’enfer, je ne suis jamais arrivé à me redresser…

De quoi ai-je l’air, désormais, moi le fier pin maritime ?

Je suis déformé comme si l’on m’avait torturé. Je suis difforme. Je suis infirme. Les oiseaux me chevauchent en gloussant. Les mouettes me manquent de respect, même les lapins arrivent à grimper sur ma tête. Je n’aurais jamais cru tomber aussi bas. J’aurais dû être droit comme un I et tutoyer le ciel. Au lieu de cela, je rampe sur cette falaise jour après jour, nuit après nuit.

Les enfants du village m’ont surnommé « Quasimodo ». Au début je croyais que c’était pour se moquer de moi et puis un jour, ils sont venus passer une après-midi à mes côtés. La jolie Laurette avait apporté plusieurs livres et ils ont commencé à jouer une scène d’une pièce de théâtre où il y avait un Quasimodo, très malheureux et très courageux. J’ai compris que me baptiser du nom de leur héros était un honneur qu’ils me faisaient. Depuis je suis très fier d’être un peu leur ami.

Ils sont gentils ces petits, même s’ils veulent se faire passer pour des durs. Moi, je connais leurs désirs et je sais qu’au fond, ce qu’ils espèrent c’est une vie heureuse pleine de rires et d’amour. Ils se déguisent pour avoir l’air de ce qu’ils ne sont pas mais je sais qu’ils ne feraient pas de mal à une mouche. Un jour, ils ont même sauvé un chaton égaré en haut de mes branchages. C’est le grand Yann qui l’a attrapé et redescendu en bas de la falaise en le coinçant entre sa chemise et son tatouage en forme de tête de mort. Le chaton semblait fasciné par les orbites vides du crâne noir et ne bougea pas d’un iota durant toute la descente. Gwenaëlle a décidé d’adopter le chaton et de le prénommer « Chanceux » et il est devenu la mascotte du groupe.

Des apprentis-rockers ayant un chaton pour mascotte, on aura tout vu !

Quand ils ont des joies ou des ennuis à partager, ils le font toujours à l’ombre de mes épines.

Quand ils ont réussi leur bac, ils sont venus le fêter au pied de ma falaise, ils ont chanté et dansé toute la nuit autour d’un feu de camp. J’avais un peu peur de leur feu mais je n’ai rien montré. Depuis la nuit de la tempête je n’ai jamais pu oublier ma peur du feu. J’aime surtout quand ils apportent leurs guitares, je crois que si j’avais été humain, j’aurais été guitariste.

Ou peut-être violoniste, comme Morgane ! C’est encore plus aérien le son du violon. Morgane est trop souvent absente à mon goût. Quand elle est là, tout est différent. Ils l’écoutent comme si elle détenait toute la sagesse du groupe. Avec elle, l’ambiance est plus douce. Et quand elle prend son violon et y pose délicatement sa joue, tous se taisent. Le chant de son violon est plus doux que celui des elfes de la lande. Même l’océan retient ses vagues pour mieux l’entendre. Chaque fois, c’est un moment de pure magie. La dernière fois qu’elle est venue, j’ai vu l’elfe de l’étang venir se poser sur la vieille yeuse, au sommet de la dune, pour y déguster ses notes. Elle est restée immobile, les yeux fermés durant tout le morceau. Je l’entendais chantonner doucement, sa voix cristalline suivant les trilles. Elle avait l’air extatique, mais j’étais le seul à le savoir, aucun humain ne peut entendre une voix d’elfe. Enfin, je dis cela, mais je me demande si Morgane ne l’a pas entendue. A la fin de son morceau, elle a levé les yeux vers le haut de la dune et elle a fait un petit signe de tête, juste au moment où l’elfe a repris son vol…

Mais je bavarde, je bavarde, et le temps passe.

Il faut que je profite de tous ces moments passés en leur compagnie. Le temps s’enfuit si vite pour les humains. Bientôt mes petits partiront pour d’autres rivages, et ils m’oublieront. Enfin, peut-être pas. Oublie-t-on jamais les moments heureux de sa vie ?

Oublie-t-on vraiment ceux que l’on a aimé ?

Je sais qu’ils ne m’oublieront pas parce je crois qu’ils m’aiment.

Et quoi qu’on en pense, cela réchauffe mon vieux cœur de bois…

 

Texte et photo M.Christine Grimard

12 réflexions sur “Confessions intimes 24 : Quasimodo

  1. Les torsions de l’arbre rappellent le héros de Hugo. Il manquerait juste les cloches de Notre-Dame !

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  2. Au Japon, on penserait qu’un esprit Kami est venu habiter l’arbre apparemment mort, et les villageois viendraient lui apporter des offrandes.

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  3. empli de votre belle philosophie de l’amour de la Nature et des gens! La Nature a des ressources insoupçonnées comme nous-mêmes d’ailleurs…On croit maîtriser la Nature…c’est le contraire…heureusement qu’elle a des facultés d’adaptation…sinon…

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  4. Ce tronc d’arbre m’a émue …
    Comme m’ont émue ces silhouettes de vieilles femmes que j’ai croisées dans ma jeunesse au détour d’un sentier dans l’arrière pays Niçois, cassées en deux, cachées sous un fichu et portant du bois ramassé pour l’hiver sur leur dos.
    Ma très vieille sorcière de mère (Niçoise) leur ressemble maintenant, sans bois à ramasser ni fichu mais avec toujours la gagne des « biquettes », comme elle dit, quand il s’agit de grimper un bout de sentier.

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    • Merci de votre témoignage, vous avez l’œil, ce vieux tronc a pris silhouette humaine, chargé d’années et perclus d’arthrose…
      Saluez pour moi votre maman, qui garde l’énergie d’avancer malgré le temps qui passe, je vois d’ici son sourire lorsqu’elle arrive au sommet de la colline 🙂

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  5. Je crois qu’il bouge encore les nuits de pleine lune

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