Confessions Intimes 23 : Pharo

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Photo M.Christine Grimard

Ils m’ont abandonné.

Je suis tout seul pour affronter l’océan.

C’est fini, plus personne ne viendra éclairer mes nuits de sa chaude présence.

Je resterai à jamais un amas de pierres de taille froides, saumurées par les embruns.

Le dernier gardien a raccroché ses gants derrière ma porte, l’année de la grande tempête. Ils ont décidé que mon rocher était trop dangereux pour conserver une présence humaine dans mes entrailles. Ils m’ont déshumanisé. Ils m’ont robotisé. Ils m’ont abandonné !

Pourtant, je suis là depuis deux siècles. Ils ont monté mes pierres à la force de leurs bras, contre vents et marées. Ils ont opéré en été, attendant que la mer soit basse et calme pour apporter mes pierres taillées depuis le continent sur des barges plates. Certaines ont chaviré, poussées par les courants sur les écueils qui entourent mon île. Par ici, les vagues sont souvent traitresses et plus d’une fois elles ont emporté mon piédestal avant son achèvement. Mais ils se sont obstinés, et leur volonté a été plus forte que l’océan.

Un beau matin d’automne, ils m’ont « inauguré ».

Monsieur le Maire avait mis sa belle écharpe sur son ventre proéminent, il a fait un magnifique discours et tout le monde a applaudi. Il avait à peine fini de parler qu’une lame facétieuse a traversé l’îlot, venant se jeter sur la fenêtre du premier étage éclaboussant ma lentille de son écume salée. Toute l’assemblée fût trempée, les dames virent leurs chapeaux détruits, les messieurs en gardèrent la moustache piteuse et salée durant toute une semaine. Je ne pus m’empêcher de m’en réjouir mais personne n’entendit mon rire couvert par les cris moqueurs des mouettes.

C’est un de mes meilleurs souvenirs. Pourtant depuis deux siècles, il y en a eu beaucoup…

J’en ai connu des tempêtes et des calmes plats. J’en ai connu des générations de gardiens, au caractère plutôt bien trempé, ce qui est normal pour un gardien de phare de haute-mer, c’est même une qualité indispensable pour ne pas mourir de peur ou d’ennui ici. Je peux me vanter de n’avoir jamais eu de naufrage à déplorer dans mon secteur, tous mes gardiens étaient des hommes d’honneur. Je me suis attaché à eux, et parfois même à leur famille. Je me souviens de ce petit Gaël fils de Gwendal, qui était né ici un soir de tempête, sa mère n’ayant pu regagner le continent à temps au milieu de l’automne rugissant qui nous encerclait depuis plusieurs semaines cette année-là. Cette arrivée au monde mouvementée ne l’avait pas dégoûté des embruns puisqu’il a appris à marcher sur mes rochers et que quelques décennies plus tard, il a pris la suite de son père dans la loge du gardien.

Je l’aimais cet enfant, il était courageux et toujours rieur, ne pleurait jamais quand il s’écorchait aux aspérités de mon granit. Il a grandi dans mes entrailles et quand il est devenu un jeune homme magnifique et qu’il est parti sur le continent pour faire ses études, j’ai cru que j’allais en mourir. Une nuit de profonde tristesse, j’ai même laissé ma lentille se couvrir de buée et ma portée a tellement faibli que l’on entendit des cornes de brumes hurler toute la nuit, les navires ne sachant plus où ils se trouvaient. Je n’en suis pas fier, cependant. Mais il est vite revenu et a fini sa vie à mes côtés. Il ne pouvait plus se passer de moi puisqu’il a même souhaité que ses cendres soient dispersées à mes pieds. C’est un hommage qui m’a beaucoup touché. C’est pour lui que je continue, malgré le temps qui s’étire, malgré le vent qui cingle et les tempêtes qui griffent.

C’est le souvenir du courage de ces hommes qui m’ont habité, ont entretenu ma lanterne jour et nuit pendant des vies entières, ont aimé la solitude avec moi, c’est ce souvenir qui me pousse à rester droit sur mon rocher.

Sinon, sans le souvenir tous ces cœurs qui ont battu pour moi, je n’aurais plus la force de continuer à braver l’océan. On n’est pas de bois, tout de même !

 

Texte et photo : M. Christine Grimard

29 réflexions sur “Confessions Intimes 23 : Pharo

  1. Ce phare abandonné, ces pierres « saumurées par les embruns » : bel ensemble délaissé – avec photo et texte nostalgiques – hormis la trace d’une volonté humaine arasée par la rentabilité aveugle.
    Il n’y a plus de contact pour la lentille !…

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    • Les phares sont toujours « automatisés » désormais mais il me semble que leurs pierres gardent les souvenirs de tous les hommes courageux qui y ont passé une grande partie de leur vie, entre peur et émerveillement. Merci à vous d’avoir apprécié mon texte ainsi !
      Ce phare est celui de la Barge, au large de la Chaume en Vendée entre Les Sables et Saint-Gilles où vous étiez il y a quelques semaines 😉

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  2. Cela vous va bien, chère Chris, de vous faire le rayon éclairant d’un phare! Je les aime aussi beaucoup. Ce phare isolé ressemble à bien des choses. Et, bien sûr, il a l’Eternité devant lui pour écouter, bien à l’aise, le cri des mouettes…Sûr qu’un jour, après les siècles de technologie que nous connaissons, il sera réactivé ou alors…un(e) jeune pensionné(e) sera bénévole pour s’en faire le guide pour que les jeunes générations connaissent son histoire…cela vous tentera peut-être…d’ici quelques années…!? Cela vous irait très bien!!…

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  3. Soyons Faraud …Un doigt à la Mer …Écumée de SOS…Et…pavée de SMS…et que RIP…ons en chœur pour les Consommés du bouillon …car Soup…sont pour nourrir son Immensité …!!!

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  4. ah phare tu as donc une âme et une mémoire toi aussi…

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  5. Le phare d’Alexandrie dans l’île de Pharos, la septième merveille du monde…au pays de pharaon…quelle est la syllabe originelle et son origine ?
    On peut louer un phare dans certaines communes de Bretagne.

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  6. Vous avez l’oreille fine pour percevoir ainsi ce que disent les pierres…

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  7. Ah ben ! je ne doute pas une minute que la matière, et donc les murs, le bois, les pierres (etc …) enregistrent et restituent leur mémoire !
    Tout n’est-il pas système d’information et de communication ? 😉
    Peut-être faut-il avoir développé un niveau d’écoute particulier pour entendre et décrypter ?
    Je rêve d’un caillou sur l’eau alors qu’on annonce 33 degrés par chez moi …

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    • Il y a plusieurs niveaux de communication, nous humains sommes assez limités par nos cinq sens que nous pensons infaillibles, mais certains en ont développé un peu plus, il me semble.
      Par ici il fait 32 degré et je rêve d’être assise au pied de ce phare battu par les vagues !

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  8. Phare d’Alexandrie (-299, 1303), Ile de Pharos, pharaon, étymologie : après investigation, on ne connaît pas l’origine et le sens de la syllabe far ou phar – cela se perd dans la nuit des temps – à suivre –
    @ gentille Sorcière : il y a aussi une mémoire dans le son, donc en prononçant chaque fois : phare, on se met en contact avec tous ceux qui l’ont prononcé, jusqu’aux origines…

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  9. Sorcière (gentille)

    Bis repetita et toujours privée de commentaire :)))))))

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  10. Merci Chis ! oui oui mon balai sert parfois de paratonnerre ! j’attendais la fin du maraboutage. J’éviterai désormais d’ajouter gentille à sorcière, hein ? ça crée des courts circuit dans les algorithmes 🙂

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