Ateliers d’écriture de l’été de François Bon : 14 fois vers le même objet.

pot vendéen

Photo M.Christine Grimard

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Quelques grammes d’argile dans la main du potier valsent dans son esprit au rythme du tour. La main façonne la terre humide, faisant naître la forme souhaitée d’une sphère boueuse. Il caresse la pâte qui se ramollit au contact de sa chaleur. Il étire le corps de l’objet, en resserre le col étranglant légèrement le boyau de terre. Ses doigts fins lui dessinent un bec. La forme désirée sort peu à peu du néant en suivant la volonté de l’homme. Il la trouve sensuelle mais ce n’est pas son but. Il corrige et la fera plier à sa volonté jusqu’à ce qu’elle devienne simplement fonctionnelle. Il est là pour ça, créer l’utile puis le rendre indispensable afin que chacun ait besoin de son travail et qu’il se sente utile à son tour.

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Un pot d’argile blanc vernissé presque nu, s’il n’avait ce dessin de cœurs vendéens entrelacés sur la panse, dort dans la boutique du potier. Elle rentre de la plage, remarque la boutique sous l’ombrage des pins. En vitrine, quelques assiettes étalent leur élégance mais elle remarque ce pot si simple à l’arrière un peu dissimulé derrière un ficus. Elle aime la discrétion, cet objet d’une utilité banale lui plaît. L’alliance du blanc et du bleu l’attire, on a toujours besoin d’un pichet gardant l’eau bien fraîche en été. Mais son utilité primaire n’est-elle pas de parer son quotidien d’un peu élégance ? Elle l’achètera en se demandant bien pourquoi. Peut-être tout simplement parce qu’il lui a demandé, songera-t-elle.

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Sous la tonnelle les enfants jouent à colin-maillard. Leurs cris joyeux éclatent dans le bosquet, les rires fusent. L’été s’étire dans la touffeur aoutienne. On entend au loin le grondement sourd de la marée montante. Une mouette plane au-dessus du jardin, puis s’éloigne vers l’ouest en lâchant un ricanement strident. Elle sursaute sur son transat, brusquement réveillée par le cri de l’oiseau. Elle cherche des yeux le groupe d’enfants puis les appelle pour qu’ils viennent goûter. Dans le petit pot blanc strié de buée, les glaçons fondent doucement. La citronnelle embaume l’après-midi d’un parfum méditerranéen. Elle pose sa main sur le ventre rebondi du petit pot d’argile, puis en caresse sa nuque. Elle aime la chaleur de l’été, mais cette année est vraiment étouffante et son corset est trop serré. Heureusement qu’elle a fait des réserves de citronnade.

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Un mariage à la campagne réunit tous les cousins dans la joie du partage. L’occasion de ces grandes retrouvailles n’est pas si fréquente. Le plaisir des souvenirs d’enfance dessine un sourire sur toutes les lèvres. Sur une console à l’écart, les cadeaux s’exposent. Au milieu des pièces d’étain et des ménagères d’argent, trône un petit pot d’argile tout simple. Devant lui est posée une lettre à l’écriture surannée, finement déliée, missive d’une grand-tante qui n’a pas pu venir puisqu’elle ne quitte plus son lit. Dans les feuillets de la lettre se cache tout l’amour d’une marraine pour sa jeune filleule et l’espoir qu’elle se servira du petit pot de terre, en se souvenant des après-midis d’été et du goût inimitable de sa citronnade.

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Une discussion un peu vive, des portes qui claquent. Un jour d’orage où l’atmosphère est si lourde que les cœurs s’écorchent et que les mains se repoussent. Peut-être un courant d’air dans la tempête ou alors un geste de trop, le petit pot s’écrase sur le sol, son étagère de prédilection ayant été arrachée du mur. Les chevilles d’ancrage devaient être trop fatiguées, ou l’étagère trop chargée.

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Un pot au fond fendu par les ans, tellement recollé que son ventre ressemble à une carte routière, jaunit peu à peu abandonné sur le dernier plateau d’une étagère. Le rayon est devenu trop haut pour la propriétaire. Le petit pot a été oublié. Il s’est peu à peu recouvert de la poussière grasse de sa cuisine à l’ancienne. Il est devenu l’image de la vie qui s’en va à petits pas, ceux que la vieille dame enchaîne lentement sans oser sortir seule désormais, de peur de la chute.

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Un pot retrouvé à la cave quelques années après. Il fallait bien venir faire l’inventaire. La maison sera vendue et les objets d’une vie dispersés aux quatre vents. Bien sûr les cousins récupéreront ce qui leur sera utile. Et que pourrait-on faire d’un pot brisé tant de fois qu’on peut voir le jour à travers ?

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Un pot d’argile vernissé, à la couleur incertaine, décoré de cœurs vendéens tirant sur le bleu, sur un plateau de bois dans un vide-grenier. Des passants dubitatifs, quelques questions mais peu d’achat. C’est fou ce que les gens arrivent à vendre comme vieilleries. Mais ce petit pot lui plaît, elle sait comment le rafistoler, et bientôt les blessures du temps ne se verront presque plus. Elle négocie le prix par tradition puis rentre chez elle avec sa trouvaille sous le bras. Elle est sûre qu’il est heureux d’avoir retrouvé un endroit où sentir la vie continuer autour de lui.

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Une boutique de décoration dans un petit port de Vendée. Sur le plateau d’une commode peinte, au soleil de l’après-midi, un petit pot d’argile raconte à son nouveau compagnon, une soupière « d’époque » qu’il a vu le jour non loin d’ici, sous les mains expertes d’un potier disparu depuis un siècle.

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Elle a décidé que sa nouvelle maison ultra-moderne avec cuisine américaine ouverte, aux baies immenses pensées pour un style de vie « dedans-dehors », n’aurait pas d’âme si elle ne la remplissait pas d’objets chargés d’histoire. Elle chine sa vie dans les brocantes et les boutiques « vintage » où elle a trouvé un petit pot d’argile qui conviendra très bien à son plan de travail en alu-brossé. Il sera parfait pour recevoir son bouquet de cuillère en bois. Elle préfère avoir tous ses ustensiles à portée de main lorsqu’elle cuisine pour ses amis.

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Un petit pot d’argile au bec tourné vers l’ouest se chauffe au soleil couchant. Une main attrape une des cuillères qu’il contient un peu brutalement et le renverse. Il va encore perdre un morceau de son anse si ça continue. Ils pourraient faire attention, il n’est pas de la première jeunesse, tout de même. La main le relève en tremblant. Des yeux bleus comme l’océan le contemplent, braqués sur ses deux cœurs entrelacés et se remplissent de larmes. C’est le jeune locataire, il est aussi maladroit que sentimental. Elle lui demande pourquoi il s’inquiète autant pour un pot. Il lui explique qu’il a passé toute les vacances de son enfance chez sa grand-mère vendéenne qui est désormais enfermée dans une maison spécialisée pour les gens dont la mémoire est partie avant eux.

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Un petit pot d’argile dort sur un plan de travail en alu-brossé. La petite dernière a bien grandi, elle rentre du lycée et se fait des pancakes. Il adore l’odeur du rhum qu’elle met dans sa pâte, ça lui rappelle ce que son créateur buvait dans la pénombre de son atelier quand l’été devenait trop lourd.

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Un petit pot d’argile, c’est juste un amas de terre, friable et fragile. Pourtant celui-ci a dû en voir passer des heures de joie ou des jours de chagrin. Elle y est attachée, bêtement, sans raison, peut-être à force de l’avoir toujours vu dans cette cuisine. Elle demandera à sa mère si elle peut l’emporter quand elle partira s’installer dans sa chambre d’étudiante. Ça sera un point d’ancrage, un souvenir de sa vie d’avant.

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Elle a décidé d’apprendre la poterie. Elle a toujours aimé le contact de la terre humide. Elle espère avoir un jour la dextérité de ce potier qu’elle a vu à l’œuvre dans son stage de vacances. Idéalement, elle espère bien y arriver. Elle gardera le pot de sa grand-mère devant les yeux, et en reproduira la rondeur autant de fois qu’il lui faudra, jusqu’à ce qu’elle y arrive. Elle a toujours aimé son ventre rond et ses cœurs vendéens aussi bleus que l’océan en été. Elle est sûre qu’il lui portera chance.

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22 réflexions sur “Ateliers d’écriture de l’été de François Bon : 14 fois vers le même objet.

  1. souvenir, premier lu, et j’en étais au deux du mien, ai failli abandonner (céramiques toutes deux) 🙂

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  2. L’atelier de poterie produit de jolies choses… 🙂

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  3. Un objet, un concentré de souvenirs… Très belle idée !
    Et si ce pot d’argile avait 14 vies, une malencontreuse chute ne le perdrait pas 😉

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  4. Objets inanimés, avez-vous donc une âme
    Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?…(Lamartine)

    C’est fou ce que les objets nous interpellent et nous parlent pendant une visite chez le brocanteur…comme pour une visite à la SPA, ils veulent tous se faire adopter !

    J’ai aussi une collection de pichets et carafes dont la forme m’inspire pour y composer des breuvages désaltérants et bienfaisants à la mode de nos ancêtres ou des « bons sauvages » de l’autre bout du monde…

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    • Vous avez remarqué comme moi que parfois les objets semblent choisir leur futur acquéreur 😉
      Ils se cachent derrière les autres quand ils veulent se faire oublier, ou ils se mettent en lumière quand ils espèrent se faire remarquer !

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  5. Une cruche pour se mélanger …?!!! Le ou Les pieds …?!!!

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  6. Je te souhaite un bon dimanche….bel article…..Bises

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  7. Très beaux textes inspirants. Je suis curieuse… Combien de temps approx cela t’a pris pour compléter l’écriture?

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