Une image… Une histoire : Embarquement 

  
Photo d’un Auteur inconnu


Au village, la vie s’éteignait peu à peu. Les anciens étaient restés parce qu’ils étaient trop faibles pour partir. De toute manière, ils étaient nés ici, avaient vécu ici, alors ils n’avaient plus qu’à mourir ici. Les ressources s’amenuisaient et il n’y avait aucun espoir d’avenir pour ceux qui accepteraient de croupir ici.
Son arrière grand-père et son grand-père étaient pêcheurs, au temps où les eaux pullulaient de poissons argentés. Son père pêchait à la saison sèche et était cultivateur à la saison de la mousson, mais la terre était si pauvre qu’année après année la récolte se faisait plus mince. Depuis quelques mois, les milices parcouraient le pays et les rumeurs de guerre se rapprochaient.
Que pouvaient-ils attendre de ce pays, sinon la misère, la peur et la mort ?
Théodore avait un atout dans son jeu que lui enviaient les copains du village: la barque de son grand-père, qui dormait dans la baie, accrochée à un tronc vermoulu.
Il n’avait jamais navigué seul, son père refusant de le laisser affronter les dangers du lac avant qu’il soit devenu un homme. Les tempêtes étaient rares sur le lac mais leur violence en avaient surpris plus d’un, et plusieurs marins expérimentés avaient disparu à jamais dans les eaux noires et profondes du lac, là-bas vers l’est. Théodore n’en avait cure. Il savait qu’un jour, il embarquerait et que les flots l’emporteraient vers un rivage doré où la vie serait douce. Son père vieillissant lui avait appris le métier, mais il passait plus de temps à gratter sa terre aride, qu’à voguer sur le Lac. Peu à peu les poissons se faisaient rares, et la barque restait de plus en plus longtemps à flotter entre deux eaux qu’à naviguer.
Le village se vidait peu à peu, les anciens disparaissant, les jeunes partant sur les chemins vers la ville, ou vers d’autres cieux. Théodore était resté, même quand son ami Paul était parti, ne voulant pas laisser ses vieux parents seuls au village. Quand sa mère mourut et que son père la suivit dans la tombe quelques jours plus tard, il rassembla ses maigres affaires et prévînt ses amis qu’il quitterait le village le lendemain.

Lorsque les soldats arriveraient pour piller le village comme ils l’avaient fait dans toute la plaine alentour, il aurait disparu depuis longtemps.

Il finissait de rassembler ses provisions, quand il vit arriver Léon et Ted, ses deux amis d’enfance, qui avaient décidé de l’accompagner. Il ne savait pas si il était heureux de cette nouvelle, ou inquiet de ce qui allait leur arriver.

Il repoussa ses idées négatives, récupéra les quelques objets qu’il voulait emporter, referma son baluchon, attrapa son sac de provisions et le bidon d’eau, et avec un sourire, leur fut signe de le suivre.
Ils traversèrent le village encore endormi sans un bruit. Le lac étirait ses fumerolles de brumes, et au loin on entendait des feulements dans la savane. La barque de grand-père semblait les attendre, craquant doucement sous un léger clapotis.

Il n’y avait pas de vent. Théodore fut soulagé de traverser le lac avant que le vent ne se lève.

Il retrouva vite les gestes que son père lui avait appris et les passages sans danger jusqu’aux gorges du fleuve.

La journée fut belle, et ils débarquèrent pour passer la nuit sur un rivage sablonneux et abrité.
Le lendemain, ils ne croisèrent pas âme qui vive en descendant le cours du fleuve. Au passage délicat des rapides ils perdirent une partie de leurs provisions, mais rien ne vint entamer leur détermination.

Ils arrivèrent à l’embouchure alors que la nuit tombait et décidèrent de dormir sur la plage.

L’océan roulait ses galets dans un bruit d’enfer mais Théodore préférait ce grondement à celui des armes qu’il avait laissées derrière lui.

Il resta assis à contempler l’horizon longtemps après le crépuscule. Ses deux compagnons dormaient paisiblement contre la coque du bateau.

Il réfléchissait à la route qu’il devrait suivre demain. Il faudrait passer le mur de rouleaux, puis suivre la côte vers le nord, en prenant soin de ne pas trop s’éloigner du rivage, mais en évitant les barrières de récifs.

Un instant, il regretta d’avoir entraîné ses deux compagnons dans son périlleux rêve.

Il leva les yeux vers le ciel où brillaient des milliers d’étoiles. L’une d’elle scintillait plus fort que les autres, il eut la sensation qu’elle vibrait pour lui. Après tout, il fallait faire confiance.

Il regarda la barrière d’écume hurlante devant lui. Il allait jouer ça à quitte ou double. Il savait qu’il n’avait plus le choix.

Après tout, qu’avait-il à perdre, en dehors de sa vie…

8 réflexions sur “Une image… Une histoire : Embarquement 

  1. Oui, ce n’est pas l’embarquement pour Cythère mais pour cette terre : la migration est maritime, quand on s’en sort…

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  2. Belle histoire à suspens, qui relate le départ du migrant vers l’inconnu…

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  3. Périlleux rêve effectivement ! Belle histoire qui colle bien à l’actualité mais bien mieux contée que tous les reportages médiatisés du moment! Suspense et authenticité! La photo évoque le calme absolu, la sérénté qui manque beaucoup en ce moment! Merci pour cette histoire qui montre aussi, qu’en fait, nous sommes tous des immigrés, il n’y a que le lieu de naissance qui change!

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    • Merci beaucoup. En fait j’ai écrit cette histoire en septembre 2014 où je l’avais publiée sur ce blog, mais je l’ai relue hier et décidé de la poster de nouveau devant l’actualité qui brûle en ce moment.
      Les réfugiés sont toujours les mêmes humains qu’ils le soient pour des raisons économiques, religieuses, guerrières ou épidémiques… Les mêmes humains ressentent les mêmes douleurs et les mêmes terreurs, peu importe l’époque ou le lieu…

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