Vases communicants : Couleur Tilleul

Je reprends aujourd’hui  le texte que j’avais écrit pour le Blog de Franck Queyraud, début juillet selon le principe des vases commmunicants.

Son idée était de partir sur la phrase d’Arthur Rimbaud, en illustration d’une de ses photos des tilleuls en fleurs sur les boulevards de sa belle ville de Strasbourg. J’ai eu grand plaisir à échanger avec lui sur cette idée, dans la fragrance des fleurs de tilleuls et j’espère que vous aurez aussi grand plaisir à lire ou relire ce petit texte …

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COULEUR TILLEUL

« Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière »
Rimbaud

 

Linda passait chaque jour sous les arbres de cette avenue, mais ce soir tout semblait différent.
Elle avait déménagé dans cette ville à l’automne et n’avait connu jusqu’ici que des arbres dénudés aux branches décharnées. Depuis quelques jours, l’air était plus doux et quelques oiseaux bravaient le bruit des moteurs, tentant  d’imposer leur chant aux premières heures du jour.

Hier, une envie de printemps sur le cœur, elle avait décidé d’assortir sa vie à l’ambiance. Tout lui semblait plus léger, peut-être à cause du parfum de tilleul qui embaumait les rues du centre. Suivant son intuition, elle entra chez le coiffeur de la place des tilleuls. Renato la regarda entrer d’un air soupçonneux, elle baissa les yeux et rougit. La dernière fois, il avait dû reprendre sa coupe trois fois… Mais aujourd’hui, elle savait ce qu’elle voulait, fini les tergiversations. Il était temps qu’elle prenne sa vie en main.

Quelques heures plus tard, en sortant du salon, la chevelure couleur tilleul, elle sut que son chemin serait différent. Même le regard de Renato s’était transformé, la lueur d’agacement qu’elle lisait toujours au fond de ses prunelles avait laissé la place à une admiration amusée. En guise d’au-revoir il lui lança avec un clin d’œil :

  • Ce n’est pas pour me jeter des fleurs, mais… je vous trouve à croquer comme ça ! Ne vous laissez pas conter fleurette par n’importe qui, ou je me sentirai responsable. La voilà qui rougit comme un coquelicot, maintenant. Inutile d’un faire tout un foin, ma petite, prenez-en plutôt de la graine !

Lorsqu’elle referma la porte, elle entendit les clients partager un énorme éclat de rire. Elle sourit un peu gênée. Mais lorsqu’elle croisa un de ses voisins devant la boulangerie, elle comprit que quelque chose venait vraiment de changer. Lui qui ne l’avait jamais regardée et qui baissait les yeux sur ses chaussures quand ils se croisaient dans l’escalier, la fixait bouche bée, sa baguette à la main, bloquant l’entrée de la boutique jusqu’à ce qu’une dame impatiente, l’invective. Sortant de sa torpeur, il lâcha brusquement la porte qui se referma sur elle, lui vallant une seconde salve de mots bien sentis.

Son pain aux céréales sous le bras, elle remonta l’avenue. Il faisait si beau ce jour-là, qu’elle pouvait bien s’accorder quelques heures pour flâner un peu. Son dernier poste venait de s’achever et il serait bien assez tôt de se remettre en chasse demain. La vie d’intérimaire était loin d’être tranquille. C’était pourtant ce mode de vie qu’elle avait « choisi » au départ, pour n’avoir aucune contrainte ! Mais cinq ans après, elle déchantait. Des contraintes il y en avait autant que pour un travail fixe, mais en plus il n’y avait aucune stabilité, aucune sécurité, aucun avenir non plus. Elle devait vieillir, se dit-elle : voilà qu’elle aspirait à la routine … !

En se regardant passer dans les vitrines, elle vit une jeune femme pleine d’allant, délicieusement conquérante, marchant la tête haute, la nuque bien droite sous une couronne de cheveux couleur tilleul. Cette femme-là ne pouvait pas se laisser abattre. Elle redressa les épaules et sourit à son reflet dans la vitrine du fleuriste. Celui-ci, était sur le pas de sa porte, les deux mains dans les poches. Il avait les yeux levés en direction des tilleuls en fleurs de l’avenue, et semblait leur sourire. Son gros pull en laine lui donnait l’air bohème, et accentuait son côté baba-cool rêveur. Linda qui avait toujours eu un petit faible pour ce style d’homme, ne put s’empêcher de rougir en passant près de lui. Il fit mine de n’avoir rien remarqué bien que son sourire s’accentuât nettement…

Elle allait poursuivre sa route en baissant les yeux, lorsqu’elle se ravisa. Après tout, c’était le moment d’expérimenter son nouveau charme. Cette femme conquérante entraperçue dans la vitrine n’avait qu’à faire ses preuves !

Se retournant vers le fleuriste, elle le regarda droit dans les yeux, contrairement à ses habitudes et avec un sourire radieux lui dit :

  • Ce parfum de fleurs de tilleul est irrésistible. Avouez que vous êtes complices. Il est impossible de ne pas avoir envie de fleurs en passant sur ce boulevard. C’est une publicité subliminale pour votre échoppe !

L’homme sortit les mains de ses poches et plaçant son index contre ses lèvres, dit en baisant la voix :

  • Chut … Ne divulguez pas mes secrets professionnels ! En effet, les tilleuls et moi avons passé un contrat, mais personne n’est au courant. Entrez avant que tout le voisinage ne vous entende, je vous offre une rose contre votre silence …

Linda éclata de rire et le suivit dans la boutique, ravie que cela paraisse si simple. Elle avait toujours été timide lorsqu’elle était brune, et voilà que tout devenait facile d’un coup de baguette magique. Elle n’était jamais entrée chez ce fleuriste n’ayant pas les moyens de s’offrir des fleurs, et craignant que cela ne lui rappelle son premier métier qu’elle avait dû laisser par nécessité, il y a dix ans déjà. Son œil de professionnel eut vite fait le tour des présentoirs et l’ambiance générale lui sauta à la gorge. Voyant ses lèvres trembler, le jeune homme s’inquiéta de ce qui lui arrivait. Elle le rassura :

  • Ce n’est rien, votre boutique me rappelle celle de ma tante, où j’ai passé une partie de ma jeunesse avant qu’elle ne disparaisse et que la famille s’en débarrasse. J’avais rêvé de reprendre son travail, par goût et aussi pour lui rendre une sorte d’hommage, mais je n’en n’ai jamais eu les moyens financiers. Cela reste là comme une épine plantée dans mon écorce, et depuis j’évite les magasins de fleurs en général, pour ne pas …. »
  • Je comprends… coupa l’homme, désolé de vous avoir forcé la main…
  • Non, ne vous excusez pas, répliqua Linda. Il faut affronter ses démons dans la vie, sinon l’on n’avance pas, je vous remercie au contraire. Je vais vous prendre un bouquet de renoncules. Cela me redonnera le goût des fleurs, me rappelant mon ancien métier, et me donnera peut-être l’énergie nécessaire pour en trouver un autre demain matin !
  • Vous cherchez du travail ? demanda le jeune homme.
  • En effet, je fais de l’intérim. Il faut bien vivre…
  • Mais vous disiez que vous vous y connaissiez en horticulture ? poursuivit-il.
  • Oui, mais comme vous le savez, il y a de moins en moins de travail dans cette branche avec la crise. Les fleurs deviennent un luxe que peu de gens peuvent s’offrir …
  • Je sais, dit-il. Je suis bien placé pour vous en parler. Mais quitte à ne pas gagner sa vie, pourquoi ne pas le faire dans ce que l’on aime ?

Linda resta bouche bée devant une telle évidence, puis éclata de rire. Son fou-rire libérateur emplit toute la boutique, rebondissant sur les pots et lui revenant en cascades, bientôt suivi par le rire plus grave de l’homme. Reprenant brusquement son sérieux, le jeune homme ajouta :

  • J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider, montrez-moi de quoi vous êtes capable et je vous engage !
  • Vous me donnez carte blanche ? demanda Linda
  • Allez-y répondit-il avec un sourire désarmant, j’ai toujours eut le goût du risque !

Linda posa ses affaires derrière le comptoir, fit le tour du magasin en cogitant, puis se lança sans un regard pour l’homme qui s’était assis dans un coin. Elle changea la disposition des vases de fleurs, dépendit quelques compositions florales. Ayant trouvé un vieux salon de jardin en fer forgé dans l’arrière-boutique, elle l’installa dans la devanture donnant aux passants la sensation de pouvoir venir s’asseoir dans leur propre jardin pour y rêver un moment, entouré de fragrances et de couleurs.

En quelques minutes la boutique avait été transformée et les passants commençaient à s’arrêter pour admirer le résultat. Linda s’empara d’une ardoise de présentation, effaça les prix qui s’y étalaient et écrivit en cursives régulières :

« Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière »
Rimbaud

Elle plaça l’ardoise en évidence au-dessus de la porte de la boutique, puis se retourna vers le jeune homme et se planta devant lui en silence.

Il regardait l’attroupement qui commençait à se former devant sa vitrine, un sourire jusqu’aux deux oreilles, et lui dit :

  • Je crois que vous ferez l’affaire. Et puis, comment pourrais-je refuser l’aide d’une personne qui aime tant les fleurs qu’elle pousse le vice jusqu’à porter une chevelure couleur tilleul. Je serais vraiment idiot de passer à côté d’une telle publicité subliminale !

Linda éclata de rire pour la seconde fois en quelques minutes, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des semaines. Elle se retourna vers les tilleuls de l’avenue et leur fit un clin d’œil de reconnaissance.

Était-ce une illusion ? Elle eut l’impression qu’ils lui répondirent en secouant leurs branches de contentement, alors qu’il n’y avait pas un souffle de vent sur le boulevard…

Photo Franck Queyraud

Texte M. Christine Grimard

6 réflexions sur “Vases communicants : Couleur Tilleul

  1. Ces Vases se laissent remplir aisément plusieurs fois…

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  2. Et moi qui attendait une suite …

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  3. Tilleul, couleur des cheveux d’enfant… Tilleul, odeur des maisons des arrières grand-mères et des arrières grand-tantes et de leurs amies… Tilleul, douce invitation à se reposer sous ses branchages protecteurs, havre de paix dans la tourmente du monde.

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