Une image … une histoire : Mots en miroir (2/2)

« Tous les mots se reflètent
Et les larmes aussi
Dans la force perdue
Dans la force rêvée. »
Paul Eluard

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Photo: Saint-Pétersbourg, Yuri Ivanov

 

Monsieur Aimé ne se pressait pas ce matin, il n’en avait plus besoin, il n’en avait plus envie…

Mademoiselle Liliane ne serait plus là pour le fustiger du regard.

De toute manière, il ne lui restait plus que quelques mois avant de quitter le bureau à son tour. Depuis le départ de sa collègue, l’ambiance avait bien changé. Il n’avait plus envie de se lever pour aller au bureau. Il n’avait plus envie de sortir les mêmes dossiers, de vérifier les mêmes colonnes de chiffres. Il en avait fait le tour.

Pourtant, les jours n’avaient pas été toujours roses au cours de sa carrière, et le caractère de Mademoiselle Liliane n’était pas des plus faciles. Mais, depuis qu’elle n’était plus là, rien ne trouvait d’intérêt à ses yeux. Même ses manies de ‘vieille fille » lui manquaient. Jusqu’à sa plante verte, qu’il avait pourtant détestée, allant jusqu’à l’arroser en secret avec des cartouches d’encre pour s’en débarrasser.

Aujourd’hui, il regrettait son absence sans vouloir se l’avouer. Ses collègues n’en disaient rien, mais ils évitaient d’évoquer le nom de Liliane pour ne pas majorer sa peine.

Deux mois après son départ à la retraite, Mademoiselle Liliane eut la surprise de recevoir une carte de sa jeune collègue des archives, lui expliquant la situation de Monsieur Aimé et lui demandant conseil pour lui venir en aide, » puisqu’elle le connaissait mieux que personne. »

Liliane hocha la tête à la lecture de cette lettre, et se décida à aller chercher dans les cartons qu’elles avait entassés dans le placard de l’entrée, le jour de son départ. Elle n’avait pas voulu faire l’effort de les vider, l’émotion étant encore trop forte. mais elle le ferait pour Monsieur Aimé. Elle n’avait jamais supporté de le voir malheureux. C’était plus fort qu’elle. Elle ne supportait pas son air de chien battu !

Elle en sortit un registre où elle avait calligraphié : « Journal de bord », et le feuilleta un moment. Quelques larmes perlèrent au coin de ses yeux, qu’elle chassa d’un revers de main. La vie avait couru si vite…

Elle ferait ce qu’elle devait faire puisque son ami avait besoin d’elle !

*

Ce matin-là, Monsieur Aimé reçut un mystérieux colis.

Son nom avait été soigneusement calligraphié sur le paquet, d’une écriture soignée qu’il reconnut immédiatement. Il sentit son cœur s’emballer et la sueur perler à son front, et reconnut sa douleur qui montait de l’estomac.

Il ouvrit le carton en prenant bien soin de l’emballage, à l’intérieur il trouva une sorte de registre à la couverture fanée, où la même main avait inscrit « Journal de bord », accompagné d’un petit mot griffonné sur une fiche bristol :

« Aimé, mon ami,

j’ai appris incidemment que votre moral semble décliner depuis quelques jours, aussi je me permets de vous adresser ce petit présent qui j’espère vous changera les idées. Lisez-le, il vous fera passer un bon moment, j’espère. Vous pouvez copier les pages qui vous intéresseront, s’il y en a. Ce qu’il contient vous concerne autant que moi, comme vous le verrez. Lorsque vous n’en aurez plus besoin, je vous serais reconnaissante de me le rapporter. J’y tiens beaucoup !

Je vais me promener chaque jour au bord du fleuve, pour nourrir les oiseaux. En ce moment, les bernaches commencent leur migration, et les voir passer m’apaise, comme si je m’élevais avec eux vers les horizons lointains que je n’aurais jamais l’occasion de visiter.

J’aurais grand plaisir, à partager ce plaisir avec vous, et cela vous ferait beaucoup de bien de vous aérer un peu.

J’espère que votre estomac vous laisse un peu en paix.

A très bientôt.

Votre Amie, Liliane. « 

*

Aimé suivit le quai jusqu’à l’endroit où le fleuve sortait de la ville. Il ne savait pas trop où ses pas allaient le mener, il ne s’était jamais aventuré aussi loin, et commençait à s’inquiéter. Les passants se faisaient rares de ce côté, on ne croisait que des pêcheurs et des sportifs qui couraient sans même jeter un regard autour d’eux. Il n’avait pas vu l’ombre d’un canard, encore moins d’une bernache, et commençait à se demander si Mademoiselle Liliane ne perdait pas un peu le nord. Au décours d’une courbe, la rive s’élargit brutalement, et Aimé eut la surprise de découvrir un parc aménagé au bord du fleuve, où l’on avait installé des bancs de repos, et une aire de jeux pour les enfants.

Il avança de quelques pas, et il l’aperçut. Elle était assise sur le banc le plus proche de l’eau, une nuée d’oiseaux voletait devant elle. Elle souriait et leur jetait des morceaux de pain. Il ne lui avait jamais vu un tel sourire, et s’arrêta pour le contempler. Mais déjà, elle l’avait entendu, et lui fit signe de la rejoindre.

Un peu hésitant, il jeta un coup d’œil aux oiseaux, puis s’avança à pas lent, et se glissa près d’elle en ne les quittant pas des yeux. On ne sait jamais ce que ces bestioles peuvent avoir dans le crâne. Depuis qu’il avait vu le film d’Alfred Hitchcock, il avait toujours craint de les approcher. Elle le regarda sans cesser de sourire, puis lui tendit son sac de pain en lui désignant du menton les oiseaux, mais il déclina l’invitation d’un geste.

–  Je sais que vous avez peur des oiseaux, dit-elle, mais ceux-ci sont presque apprivoisés, vous n’avez rien à craindre.

– Je préfère vous laissez faire, répondit-il évasivement. Je ne suis pas venu nourrir ces bêtes mais vous rendre votre journal, ajouta-t-il en lui tendant le registre.

– Merci beaucoup, répliqua Liliane; j’y tiens en effet. Mais vous pouviez prendre le temps de le lire.

– Je l’ai lu, répondit Aimé, d’une seule traite. Et je voulais vous remercier, comme vous le disiez, cela m’a fait beaucoup de bien de relire tous ces souvenirs. Je n’avais pas réalisé que tout ce temps était passé aussi vite, et j’avais oublié la moitié des anecdotes que vous avez soigneusement relatées dans ce cahier, durant toutes ces années. J’ai réalisé que nous avons partagé la moitié de notre vie, ensemble dans ce bureau. Et j’ai compris maintenant, pourquoi je me sens si seul depuis votre départ. Vous étiez ma mémoire…

– Vous exagérez, mon ami. Vous avez vécu ailleurs que dans ce bureau, avec votre famille, et nous n’étions que des collègues de travail. Souvenez-vous de nos conflits et de nos affrontements. Tout n’a pas toujours été rose entre nous.

– En effet, mais nous avons finalement résolu tous les conflits, et je ne veux me souvenir que des jours agréables. Je vais cesser mon activité dans quelques jours, sans regret. Ce bureau est trop vide sans vous. Accepterez-vous que je vienne parfois vous retrouver sur ce rivage. Vous avez raison, comme toujours, en disant que ce coin est apaisant. Je me sens soudain serein, malgré la présence de ces volatiles, dit-il en montrant du doigt les canards qui s’ébrouaient au bord de l’eau.

– Ces volatiles, comme vous dites, sont ici chez eux, et ils nous tolèrent. Si vous voulez qu’ils vous acceptent, il faudra leur vouer un peu plus de respect ! Mais, je veux bien vous donner une chance de sortir de votre routine et de venir découvrir le monde avec moi, ajouta-t-elle en éclatant de rire.

Monsieur Aimé, réalisa qu’il n’avait jamais entendu son rire auparavant. C’était un rire en cascade, léger comme une plume, qui l’émut jusqu’aux larmes. Il avait envie de l’entendre rire encore et encore. Pour cacher son émotion, il tourna son visage vers le fleuve, où les lueurs du couchant faisaient naître un camaïeu de rouges. Une mouette passa au ras des flots, poussant un cri strident qui le fit sursauter.

– Mon ami, vous avez besoin de retrouver un peu de sérénité, vous êtes si nerveux, reprit Mademoiselle Liliane. Nous allons nous y employer. Je vous attendrai ici chaque soir, pour commencer. Puis je vous ferai découvrir les endroits de cette ville que vous n’avez jamais pris le temps d’explorer. Vous verrez, la vie est pleine de surprises à qui sait ouvrir les yeux.

– Je savais que vous étiez une femme pleine de ressources, répondit aimé, mais je n’avais jamais vu à quel point vous étiez surprenante.

Elle rit de plus belle.

– C’est la vie qui est surprenante, Aimé, mon ami. Et tant qu’on en a la force, il faut l’explorer et l’aimer. Je vous apprendrai, il n’est jamais trop tard pour apprendre à être heureux.

Aimé, muet d’émotion, regardait son sourire et les étincelles que le soleil couchant faisaient éclater dans son regard. D’une voix étrangement blanche, il répondit:

– J’aimerais tant que tu m’apprennes …

–> Fin <–

17 réflexions sur “Une image … une histoire : Mots en miroir (2/2)

  1. Histoire passionnante et émouvante. Bel hommage à l’amitié.
    Très bien raconté, et lumière sur l’héroïsme difficile du petit quotidien.
    Happy end sur un coucher de soleil, un envol d’oiseaux, et le rire de Liliane, peut-être une magicienne, qui détient le secret du bonheur.

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    • Merci beaucoup !
      Les personnes que l’on cotoie quotidiennement possèdent souvent des trésors cachés au fond des yeux, si l’on prend le temps de croiser leur regard.
      Merci ce votre passage dominical si matinal 🙂

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  2. Un couple qui aura su prolonger le travail d’une autre manière et peut-être plus agréable !

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  3. Il y a tant de trésors cachés dans l âme humaine et beaucoup de personnes passent à côté sans se donner la peine de les découvrir .Le quotidien est une barrière quelque fois infranchissable pour ceux qui restent enfermé dans leurs préjugés ne faisant jamais le premier pas pour découvrir ce qui ce cache derrière la carapace

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  4. Continents lointains à portée du regard
    Découvrir celui qui nous constitue
    Une voix un rire pour une voie

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  5. Moi aussi « je regrette son absence » ou « sa présence me manque » …!!!

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  6. Nature, joies simples, douce nostalgie
    Chris en filigrane

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  7. le « hélas quotidien » fonctionne souvent avec des sortes d’automatisme…mais mieux on regarde, mieux on se porte… et chaque personne devrait pouvoir être un vrai quotidien authentique…; on finit toujours par comprendre …enfin…on l’espère!!

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