Une image…une histoire: L’ île des possibles (Partie 5)

AOUT 2014 018

Photo M. Christine Grimard

Ils dégustèrent l’instant.  Le silence qui les enveloppait n’était plus gênant.

Jacques lui proposa un second café qu’elle accepta volontiers. Elle voulait que la nuit ne l’emporte pas avant qu’elle n’ait appris tout ce qu’il y avait à savoir de lui.

Il revint avec une boîte métallique ancienne où il conservait des mignardises de sa composition. On aurait dit une œuvre d’art. Il éclata de rire devant le regard de convoitise que Lily ne put cacher à l’ouverture de la boîte. Il récupéra la bouteille et les deux verres qu’il avait posés près de la cheminée au début de la soirée. Quelque chose flottait à l’intérieur du liquide mauve qui ressemblait à une branche de bruyère. Lily ne posa pas de questions, se contentant d’admirer la couleur du breuvage à jour frisant.

L’orage s’était éloigné sur l’océan. La lande retrouvait son obscurité et son silence. Seul le vent courait encore entre les rochers, chantant dans les branches de tamaris.

Lily revint à la charge, d’une voix douce:

 » Votre maison est si paisible. Après New-York, le silence a dû vous peser un peu ? »

Jacques sourit à ce souvenir, hocha la tête silencieusement , puis dit:

« C’est une époque de ma vie dont je ne parle jamais. »

« Pardonnez ma curiosité, dit Lily. Je ne voulais pas être indiscrète, mais vous semblez avoir vu tant de choses que j’aurais aimé connaître … »

Il la regarda, une moue au bord des lèvres, puis se décida à parler. Il lui raconta sa folle jeunesse, ses périples, les pays qu’il avait traversés, les jours de joies, les jours de folie, ses découvertes, ses désillusions. Il parla durant plusieurs heures, mais Lily ne vit pas le temps passer. Puis il conclut laconiquement :

« Effectivement, j’ai vécu plusieurs vies dans celle-ci. Ici, dans cette maison lorsque j’étais enfant, puis sur les mers où j’ai roulé ma bosse jusqu’au bout du monde. J’ai vécu sur tous les continents, fait tous les métiers, mangé à tous les râteliers. Puis un jour, j’ai posé mon sac près d’un autre sac… »

Il se tut perdu dans ses pensées, les yeux à nouveau pleins de larmes. Lily respecta son silence. Il remplit les verres du liquide mauve, vida le sien d’un seul coup, puis lança cette phrase laconique.

« Le monde est un jardin magnifique, mais quand vous y demeurez seul, il n’a plus d’attrait. »

Lily attendit qu’il reprenne, mais devant son silence et son air désespéré, elle posa sa main sur la sienne et lui demanda:

« Qui vous a laissé seul, Jacques ? Vous semblez avoir tant d’amis. »

« J’ai de nombreux amis en effet. Ils me rendent visite ici parfois, où nous nous parlons sur la toile chaque jour. Je ne suis pas seul sur cette terre, mais je suis seul dans cette vie, désormais. »

« Voulez-vous m’en parler ? » risqua Lily.

« Non ». Son ton n’appelait aucune réponse.

« Comme vous voudrez. » dit-elle. Elle se leva sans boire son verre, et s’approcha de la petite fenêtre où les premières lueurs de l’aube éclairaient l’horizon. « La tempête s’est éloignée, je pourrai repartir dans quelques  minutes. Le matin semble clair, quand les brumes se seront dissipées, je pourrai suivre le chemin des douaniers tranquillement. »

Il la regarda, comme s’il découvrait sa présence. Ses sombres pensées pesaient dans son regard. Il poussa un profond soupir puis se leva, alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit. Le vent était tombé et la lumière du matin éclairait la remise, faisant rougir les fleurs grimpant sur la façade.  Il se retourna vers elle et dit:

« Je vous raccompagne, il fallait que j’aille au village. »

L’ambiance était de nouveau plus lourde, ce qui désolait Lily. Elle n’osait pas insister, et le remercia en récupérant ses affaires.

Ils partirent dans la fraîcheur. L’odeur des bruyères humides montait autour d’eux. Lily frissonnait sous sa pelisse. Lorsqu’ils passèrent devant la maisonnette en ruines où avait vécu la sœur de Jacques, il s’arrêta et s’assit sur un rocher au bord du chemin. Faisant signe à Lily pour qu’elle prenne place près de lui, il lui dit brusquement:

« La vie ne fait pas de cadeau, mais on peut très bien vivre sans cadeau. N’est-ce pas ? »

« Je crois que la vie vous rend toujours les cadeaux que vous lui faites, dit Lily. Sinon, je ne serais pas ici. A quoi bon vivre, s’il n’y a aucun espoir d’avoir des jours de soleil au bout de l’hiver. »

Jacques la fixa sans répondre. Elle poursuivit pour elle-même:

« Je crois que si j’avais vécu dans cette si jolie maisonnette, avec vue sur cet océan magique, j’aurais voulu que ma vie dure jusqu’à la fin des temps. Mais pourtant votre sœur n’a pas eu cette envie. Chacun suit sa route et l’éclaire de ce qu’il aime. Il faut simplement trouver la force de continuer quand le brouillard vous enveloppe de ses doigts glacés. J’ai failli m’arrêter d’avancer deux fois déjà, dont hier, comme vous le savez. Peut-être parce que je ne savais pas qu’il existait des endroits comme celui-là. Peut-être parce que j’avais placé mes priorités au mauvais endroit. Peut-être parce que j’avais donné ma confiance à mauvais escient. Peut-être parce que j’avais commis le pire. »

Le soleil émergeait de la brume et au loin l’horizon s’habillait de dentelles roses. Ils restèrent côte à côte à l’admirer jusqu’à l’éblouissement.

« Peut-être qu’on ne vous avait pas laissé le choix… » répondit Jacques.

Lily ne répondit rien. Comment faisait-il ça ?

« Vous savez ? dit-elle  interdite.

« Non, je ne sais pas, répondit-il. Mais vous portez ce remord au fond des yeux. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. »

Lily baissa les yeux sur ses chaussures, laissant échapper une larme.

Il poursuivit:

« John, mon compagnon, disait que j’avais autant d’intuition qu’une femme. C’est ce qu’il aimait en moi, mon côté féminin. Il disait que ma cuisine était aussi raffinée que j’étais sensible. Il avait raison. Quand il a été emporté par cette pourriture de virus, j’ai tout laissé tomber. Le restaurant, les amis, la vie. J’ai changé de vie, je suis passé de la cuisine à la peinture, puis à l’écriture. Le succès ne m’a pas satisfait, puisque je le vivais seul. Plus rien n’avait d’importance. Alors je suis revenu ici, j’ai restauré la longère de mes parents. Elle m’a donné du fil à retordre, de quoi m’occuper, de quoi oublier. J’avais aussi l’envie de restaurer cette maisonnette, poursuivit-il en se retournant vers elle, mais à quoi bon puisqu’elle ne reviendra jamais l’habiter. »

« Pour elle, suggéra doucement Lily. Pour son souvenir… »

Jacques la regarda sans rien dire.  Il se leva tournant le dos à l’océan,  détailla l’état de la maisonnette, et dit:

« Il y a fort à faire.  Mais je peux le faire. Je ne veux plus restaurer le passé, ni ressusciter les morts. Je veux rester vivant avec les vivants. »

Lily vint se placer à côté de lui, et suggéra faiblement:

« Si je peux vous aider, je le ferai volontiers. Faire revivre cette maisonnette si belle  au milieu de cette lande, me ferait un immense plaisir ! »

Jacques sourit, et lui dit sans la regarder:

« J’accepte votre aide à une condition ! »

« Laquelle ? » dit Lily

« Que vous acceptiez de quitter votre appartement insalubre dans l’école du village, pour venir vous installer ici, dès qu’elle sera restaurée. »

Le soleil sortit brutalement des nuages et illumina la maisonnette d’une lueur dorée.  Elle semblait d’accord avec la proposition de Jacques. Lily eut l’impression qu’elle était arrivée chez elle. Elle était si émue qu’elle resta muette.

« Nous commencerons donc demain » dit Jacques, un léger sourire sur les lèvres, en s’éloignant en direction du village.

 

–> FIN <—

 

 

 

 

 

 

8 réflexions sur “Une image…une histoire: L’ île des possibles (Partie 5)

  1. On aura vu les jours, mais pas les travaux… (jolie photo).

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  2. CHIMENE BADI – Viens viens

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  3. J’aime énormément (!) l’idée de la restauration de la maisonnette pour participer à la reconstruction de la personne

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    • Je vous remercie Patrick d’être venu lire la fin de l’histoire. Se reconstruire est un travail difficile et pour cela un support matériel est souvent une aide précieuse surtout si l’on est aidé par ceux qui vous aiment. Quoi de plus symbolique que de se construire un abri 🙂

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  4. Il manque quelque chose. Une personne et non un personnage pour que l’histoire prenne vie avec ses ‘habitant’. Peut-être une ride sur la photo pour croire à sa vérité.

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