La Porte (partie 12)

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Photo M. Christine Grimard

Je descendis l’escalier à vis, et retrouvai mes collègues dans le hall d’entrée de l’hôtel, encore toute imprégnée de la mélancolie de la scène que je venais de vivre. Mon amie me regarda, mais se retint de me poser des questions. Cela n’était pas dans ses habitudes et je savais qu’elle garderait ses questions pour plus tard, ce qui me promettait un bel interrogatoire une fois rentrées au bureau.

Je savais que je n’arriverai jamais à lui expliquer ce que j’avais vécu ici, et je me contentais de lui sourire bêtement. Elle me montra un groupe de personnes dans la pièce adjacente, et dit :

– Il faut que tu ailles récupérer le vin que tu as commandé. Le Vigneron est dans ce salon, il a préparé des cartons pour chacun et il m’a demandé où tu étais. Il veut absolument te parler de ton dessin, je crois. Dépêche-toi, il faut aussi rendre les clés et rentrer. La route est longue et tu seras inutile demain au bureau si tu continues à traîner. Qu’est-ce que tu faisais pendant deux heures, simplement pour récupérer une valise dans ta chambre ? Tu t’es perdue ?

– Oui, je me suis égarée dans les couloirs du temps … lui répondis-je avec un grand sourire.

– Oh, ça va ! ne fais pas la maligne en plus !!! Dit-elle, faussement fâchée. Si je ne te connaissais pas aussi bien, je pourrais croire que ce que tu dis est vrai.

Elle me regardait fixement, sans sourire, et je m’empressais de tourner la tête, pour qu’elle ne voie pas qu’elle avait raison. La laissant à ses réflexions, je me dirigeai vers le vigneron. La plupart de mes collègues avaient déjà récupéré leur commande, il ne restait plus que deux ou trois cartons avec le nom de chacun sur le dessus. Le mien était mis de côté, avec une liasse de papiers posé sur le couvercle. Il me vit arriver et vint à ma rencontre, en disant :

– Ah, enfin, je vous attendais ! Il faut que je vous parle.

– Excusez-moi, répondis-je, je me suis un peu attardée dans ma chambre, pour en admirer le décor le plus longtemps possible.

– Oui, j’ai vu combien vous aviez le sens de l’esthétique, affirma-t-il. Mais, savez-vous aussi, à quel point votre intuition est grande ?

Je le regardais, en silence, me demandant où il voulait en venir. Il poursuivit sur le même ton, enthousiaste.

– Je vous parle de votre dessin, et du prénom féminin que vous avez attribué à mon vin, hier soir. Etait-ce vraiment par hasard, ou aviez-vous entendu parler de ce vignoble auparavant ?

Le ton avec lequel il me questionnait était si passionné, que je me demandais quel crime de lèse-majesté j’avais bien pu commettre sans le vouloir. Il commençait à m’inquiéter avec ses questions. Je répondis avec toute la sincérité dont j’étais capable :

– Non, c’est la première fois que je viens dans votre région, je ne connaissais rien du vignoble bourguignon avant d’arriver hier. J’ai été très impressionnée par le travail que cet art représente, dont je n’avais aucune idée auparavant, et surtout de la transmission de cette tradition depuis mille ans. J’ai eu l’impression d’être plongée dans cette Histoire malgré moi en découvrant ce terroir, comme si les vrilles de la Vigne s’enroulaient autour de mon âme, pour que j’en comprenne toute la beauté de l’intérieur. Vous voyez, je suis sans doute un peu folle, comme le dit toujours mon amie qui est là-bas.

En lui parlant, je jetai à coup d’œil à ma collègue, qui me regardait toujours avec cet air intrigué. Il suivit mon regard et poursuivit :

– Oui, elle vous connait sûrement mieux que vous ne le pensez. Elle avait dit que vous feriez un « petit Chef-d’œuvre » en quelques traits de fusain, ce qui fut le cas. Mais je ne voulais pas parler de votre talent de dessinatrice, bien qu’il m’ait aussi impressionné, je voulais parler de votre intuition tout court !

– Je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir… commençais-je.

– Je vais vous expliquer. Lorsque j’ai acheté le vignoble avec mes amis, lorsque nous avons signé la vente chez le notaire, celui-ci nous a remis un tas de vieux documents ayant appartenu aux différents propriétaires, depuis plusieurs siècles. Je n’ai pas encore fini de tous les déchiffrer, mais j’ai commencé à établir un début de généalogie à partir des écrits les plus anciens, jusqu’à la révolution française. C’est une de mes passions, en dehors du vin, j’aime beaucoup chercher dans les vieux papiers et pour ce qui est de cette parcelle exceptionnelle, je suis encore plus impatient d’en apprendre le plus possible sur son histoire. Le nom des premières générations de propriétaires n’apparait pas clairement, mais le premier titre de propriété a été délivré de la propre main de l’Abbé Jehan de Grigny au « Porteur de ce titre », sans nomination plus précise. Cependant, plusieurs générations plus tard, l’un des membres de la famille a tenté de retranscrire l’histoire de sa famille dans une sorte de journal. Dans ces feuillets apparaît une femme répondant au prénom de Blanche qui semble être la mère du premier propriétaire.

Sur ces dernières paroles, il arrêta brusquement ses explications, les yeux rivés sur moi, surveillant ma réaction. Je me sentis rougir et baissais les yeux pour qu’il ne puisse voir mon trouble. Je tentai de minimiser ma réaction en lui disant :

– C’est une drôle de coïncidence ! Blanche est un prénom médiéval très répandu, et il m’est venu sans réfléchir, je ne saurais vous en expliquer la raison. La jeune femme que j’ai dessinée, me semblait porter ce prénom, tout simplement.

– Oui, Tout simplement, reprit-il en hochant la tête. Tout simplement !…

– J’imagine que de nombreuses femmes portaient ce nom au moyen âge, ainsi que Marie et Anne…

– Sans doute, mais lorsque le portrait que vous avez dessiné sous mes yeux hier, ressemble trait pour trait à celui que j’ai trouvé dans ce carnet, la coïncidence devient extraordinaire. Surtout lorsque ce portrait est attribué aussi à une certaine Blanche, mère du premier porteur du titre. Regardez vous-même.

A ces mots, il attrapa les feuillets qu’il avait préparés sur ma caisse de vin et me les tendit. Il en sortit une feuille, où était reproduit un portrait en pied de deux personnages. En me le tendant, il observait ma réaction, et je tentai de dissimuler ma surprise. L’une des deux personnes était la Blanche que je venais de quitter, ses beaux traits semblaient un peu plus fatigués que sur le portrait que j’avais dessiné la veille, mais c’était bien son sourire que j’aurais reconnu entre mille. Je ne pus m’empêcher de sourire aussi devant son évident bonheur. A ses côtés, un jeune homme, qui lui ressemblait beaucoup, beaucoup plus jeune qu’elle, arborant le même sourire. Je reconnaissais la forme de ses yeux comme étant celle de Blanche, ainsi que l’implantation des cheveux, mais la forme de sa mâchoire était plus virile, carrée, lui donnant un air plus sévère, où je retrouvais celui de Jehan de Grigny.

– Voulez-vous vous assoir, vous êtes toute pâle !

J’entendis la voix de mon compagnon dans un lointain brouillard, et je me rendis compte que ma main tenant le portrait, tremblait. Je m’assis sur le siège qu’il me désignait, et fermai les yeux, le temps de reprendre mon calme.

– Que vous arrive-t-il ? insista-t-il.

– Ne vous inquiétez pas, cela va déjà mieux. Le visage de cette femme m’a impressionnée malgré moi. Effectivement, sa ressemblance avec le portrait que je vous ai donné, est frappante, et cela m’a un peu effrayée. Cette image semble m’avoir été suggérée malgré moi, et c’est un peu angoissant, ne trouvez-vous pas ?

– Effectivement, j’ai trouvé aussi cela étrange, c’est pourquoi je voulais vous en parler personnellement, avant votre départ.

– Je ne peux guère vous en dire plus, malheureusement. Il semble que cette jeune femme soit aussi celle qui est représentée sur la tapisserie de la salle à manger de l’hôtel. Peut-être ai-je été influencée par son visage au moment de dessiner ce portrait.

– Ah oui ? Vous croyez que c’est la même femme ? Je n’ai jamais vu cette tapisserie.

– De cela, je suis sûre, répondis-je. Je sais aussi qu’il y a trois autres tapisseries faites de la même série, qui vous en apprendraient peut-être une peu plus sur cette femme où les premiers vignerons de la région. Je crois que l’intendante de l’hôtel a fait quelques recherches historiques de ce genre, nous en avons parlé ensemble. Elle pourrait peut-être vous aider à en savoir plus.

– Je n’ai que quelques informations en pointillés, et ne peut que faire des suppositions pour le moment. Vous lirez ces feuillets aussi, et si vous trouvez quelques explications pour m’éclairer, je serai heureux que nous en parlions de nouveau, si vous êtes d’accord.

– Bien sûr, je vous aiderai volontiers si je le peux ! Mais mon intuition, comme vous dites, n’a aucune valeur historique, vous savez, lui répondis-je en souriant.

Il semblait un peu déçu, ce qui me rendait nerveuse. Je ne pouvais pas décemment lui expliquer que je tenais une partie de mes informations de Blanche elle-même. Pour lui faire plaisir, je décidais de lui donner un détail supplémentaire. Je pris un air détaché et lui demandai :

– Savez-vous qui est ce jeune homme à ses côtés ?

– Je crois que c’est son fils, le premier propriétaire de la parcelle justement. Mais je ne connais pas son nom, il n’est noté nulle part.

– Je le verrais bien se prénommer Bertrand, ce jeune homme. N’auriez-vous pas trouvé ce prénom dans vos archives ?

– D’où sortez-vous ce prénom? De nouveau de votre intuition ?

– Je ne sais pas, de ma mémoire médiévale je suppose, répondis en souriant de nouveau. Blanche et Bertrand, je trouve que ces prénoms s’accordent bien, avec Bérangère aussi, mais enfin, pour un garçon, je trouve cela beaucoup moins seyant !

Il me regarda de nouveau, bouche bée, pendant plusieurs secondes. Puis il reprit :

– En fait, la seule chose que je sais, c’est que pour de nombreuses générations dans sa descendance, le prénom du premier né garçon était Bertrand, comme une tradition obligatoire, génération après génération. De là à conclure que le premier homme du nom se prénommait aussi Bertrand, c’est effectivement facile ! Mais, cela, vous ne le saviez pas non plus…

– Non plus ! Cette maison a vraiment un effet très bizarre sur mon esprit, je trouve ! Il est temps que je m’en aille, concluais-je en riant, un peu trop bruyamment pour être honnête.

– N’oubliez pas votre carton et contactez-moi lorsque vous aurez lu les pages que je vous ai photocopiées. J’aimerais vraiment avoir votre avis sur cette histoire. Je compte faire une petite plaquette relatant l’historique de cette parcelle, que je donnerai aux clients qui achèteront ce vin, pour qu’ils en comprennent mieux la valeur. Qu’en pensez-vous ?

– C’est une merveilleuse idée, en effet ! Je suis sûre qu’un vin aussi extraordinaire a eu tout un parcours historique qui sort de l’ordinaire également. Et faire partager cela aux personnes qui auront le plaisir de le déguster, sera un vrai plus, absolument magnifique. Quelle belle idée ! Je vous aiderai si je le peux. Je vais lire attentivement vos feuillets et compléter avec certains ouvrages sur cette époque, pour ne pas laisser mon imagination prendre le pas sur la réalité historique. J’écrirai pour vous un résumé de ce que j’aurais compris et s’il me vient d’autres dessins en l’écrivant, je les joindrai à mon envoi. J’espère que tout cela pourra vous aider, et que votre vin sera apprécié comme il le mérite !

– Je vous en remercie à l’avance, j’attendrai vos impressions avec impatience. Rentrez bien, j’espère que ce séjour vous aura laissé un bon souvenir, et que vous apprécierez mon vin au retour ! Conclut-il en me serrant les deux mains.

– Votre région me laisse un souvenir plus fort encore que vous ne pouvez le croire, et votre région m’a enchantée plus que je ne pourrais le dire ! Je vous remercie et soyez tranquille, votre vin sera dégusté selon son rang.

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Photo M. Christine Grimard

Je récupérais mon carton de bouteilles, et me rendis à la réception où ma collègue attendait toujours. L’intendante était là aux côtés de la réceptionniste, et lorsque je déposais les clés de la ma chambre, elle me demanda :

– Votre séjour vous a-t-il satisfaite ?

– Plus encore que vous ne le croyez ! Merci beaucoup pour votre accueil, et comme vous le savez, j’ai beaucoup apprécié le cadre historique de cette demeure et ce que vous en avez fait aussi.

– Je vous ai préparé quelques références d’ouvrage, et une des anciennes plaquettes de la maison, où l’on reprenait l’histoire de la construction du lieu. Il me semble que cela pouvait vous intéresser, comme nous en avions parlé.

– Oh, merci beaucoup ! Effectivement, cela me permettra de prolonger ce rêve une fois rentrée dans ma réalité moderne. Vous me faites un plaisir immense, merci encore pour tout.

Je quittais cette demeure, où j’avais vécu des heures inoubliables, les bras chargés de promesses de nouvelles découvertes. Ma collègue me précéda vers la sortie, me regardant fixement en silence, ce qui me promettait un flot de questions, de retour au bureau.

En attendant, il fallait regagner nos pénates sans encombre. Je me réjouissais de pouvoir prolonger un peu l’ambiance de ce séjour en me plongeant dans les écrits que je rapportais avec moi. Je laisserai quelques jours passer, pour arriver à prendre un peu de recul avec les émotions fortes que je venais de vivre, comme on laisse décanter une bouteille ancienne avant de la déguster.

Puis, je laisserai le passé m’envahir de nouveau, et tenterai de le retranscrire pour le Vigneron qui me l’avait demandé. Que sortirait-il de ces lignes, je n’en avais aucune idée ?

A suivre…

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Photo M. Christine Grimard

Une réflexion sur “La Porte (partie 12)

  1. Blanche… ou l’oubli ? Il y a peut-être un Aragon dans le lot…

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